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Allocution au gala Méliès

Texte de l’allocution prononcée par G. Méliès à la fin du gala organisé salle Pleyel en son honneur, le 16 décembre 1929. 1

À propos de la marque “Star”. (Ce commentaire peut également figurer sous la réponse au questionnaire de J.A. Le Roy)

Après les piratages 2 de “longs” métrages comme le Sacre d’Edouard VII 3 ou Voyage dans la Lune 4, Méliès dépose le 23 décembre 1902 la marque MELIES STAR FILM 5. Il envoie ensuite son frère Gaston à New York pour le représenter aux U.S.A. Le premier “Star” film copyrighté sera Le Puits Fantastique (n° 462-464 du catalogue) le 25 juin 1903 6.

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“Mesdames, messieurs, je vous demande mille pardons, mais vous me voyez com­plètement rempli de stupeur. On me poursuit dans les rues, on arrache mes films de mes poches, on me jette sur la scène, en m’obligeant à traverser nombre d’affiches; quelle diable d’idée ont eue les organisateurs de ce gala. Enfin, je m’incline, il paraît que c’est une présentation moderne d’un artiste “en chair et en os”. (On sait que c’est Méliès lui-même qui inventa cette présentation de l’acteur Vilbert, dans une revue des Folies-Bergères) et l’on me demande de dire quelques mots au sujet des films que vous venez de voir. Je vais donc le faire, mais, auparavant, j’ai un devoir supérieur et très agréable en même temps à remplir. Je dois tout d’abord remercier les organisateurs de ce gala splendide en mon honneur. Tout d’abord M. Mauclaire, directeur du “Studio 28”, qui a découvert tout ce stock de pellicules, complètement introuvables depuis 1914, et qui a dû se livrer à un énorme travail pour les remettre en état, les faisant contretyper, pour certaines, et recolorier, comme les originaux. Je remercie aussi l’Ami du Peuple du Matin et son fondateur, M. François Coty, l’Ami du Peuple du Soir, ainsi que le Figaro, de l’énorme effort qu’ils ont accompli, gracieusement, pour le succès de ce gala, qui dépasse toutes les prévisions, car cette salle immense a été trop petite pour contenir les spectateurs, accourus en foule, que je remercie, eux aussi, de leur splendide accueil.

“Je dois aussi de chaleureux remerciements aux membres du comité d’honneur qui sont en face de moi. Le grand Talma, nous dit l’histoire, eut un jour l’honneur de jouer devant un parterre de rois. L’honneur qu’on me fait aujourd’hui est pour moi aussi précieux, car j’ai la joie de paraître ici devant les plus hautes notabilités de la corpora­tion cinématographique. Merci à M. Abel Gance, qui est considéré, à juste titre, comme un de nos meilleurs metteurs en scène français; à M. Franz-Jourdain, l’éminent président du Salon d’automne; à MM. Léon Gaumont et Louis Aubert, tous deux présidents d’honneur de la Chambre syndicale de la Cinématographie, et dont les noms sont si connus du monde entier que je n’ai pas besoin de rappeler leurs titres; à M. Delac, le très distingué président actuel de cette Chambre syndicale; à M. Burguet, président de la Société des auteurs de films; à M. Harold Smith, re­présentant en France les grandes firmes américaines; à M. le docteur Noguès, un grand savant, beaucoup trop modeste, mais éminent, car il est l’inventeur du cinéma au ralenti à grande fréquence, qui fera faire un pas énorme aux sciences en général, et à la chimie, la médecine et la chirurgie en particulier. Merci aussi à trois de mes bons amis du comité, M. Grimoin-Sanson, un des premiers constructeurs d’appareils, in­venteur du phototachygraphe et du Cinéorama de l’exposition de 1900, projection panoramique sur écran circulaire; M. Léon Druhot, le très sympathique rédacteur en chef de Ciné-Journal, le Journal du Film, le plus ancien, si je ne me trompe, des jour­naux corporatifs; enfin, à M. Maurice Noverre, l’érudit directeur du Nouvel Art Cinématographique. Si j’oublie quelqu’un, excusez-moi, il est si difficile, dans une im­provisation, de ne pas avoir quelques absences de mémoire. Je m’en voudrais, toute­fois, de ne pas remercier nos charmantes vedettes… On disait vedettes, de mon temps. Aujourd’hui, on dit Stars, c’est plus américain. Mais voilà, le mot Star… était, précisément, ma marque de fabrique. J’hésite à l’employer; enfin, va pour Star : je ne les remercie pas moins de leur aimable dévouement; car c’en est un, et une grande fatigue que de vendre les programmes dans cette immense assemblée. Je ne suppose pas, en effet, qu’elles soient venues simplement poussées par la curiosité de contem­pler un des vieux grands-pères de l’Art muet. Mais qu’elles sachent bien une chose, et je le déclare ici, sous la foi du serment, je n’ai aucune intention de leur faire concur­rence en public, soit par la beauté luxuriante de ma blonde chevelure, ni par ma beauté plastique, ni par ma pho-to-gé-nie! (Rires). Enfin, malgré cette longue énumé­ration, permettez-moi de remercier de sa présence une artiste éminente, Mme Thullier 7 qui, pendant vingt ans, coloria avec un remarquable talent les films de la maison Pathé et les miens; travail de bénédictin, demandant, à cause de la petitesse des personnages, une habileté et une sûreté de main qui dépasse tout ce qu’on peut conce­voir comme difficulté d’exécution.

“Et maintenant, quelques mots à propos des films eux-mêmes :

“Il n’est nullement entré dans l’idée des organisateurs, et vous l’avez bien compris de vouloir établir une comparaison quelconque entre des films datant de vingt-cinq et trente ans, et ceux d’aujourd’hui. Leur seul but a été de produire une sorte d’étude ré­trospective et de montrer aux spectateurs d’aujourd’hui l’évolution de la cinématogra­phie depuis sa création. Certes, je suis le premier à reconnaître les immenses progrès réalisés depuis le début par la beauté photographique des images, due au perfection­nement incessant des appareils, perfectionnement auquel nous avons pris notre part dans une carrière de vingt-cinq ans; je reconnais aussi que la technique a changé du tout au tout. Donc, n’établissons aucune comparaison; surtout alors que vous venez de voir un genre très spécial de films, genre dans lequel je n’ai pas de successeur. Ces films ont été retrouvés par hasard, dans la laiterie d’un château! et dans quel état, mon Dieu! Or, quoique j’ai touché un peu à tous les genres en cinématographie, cet établissement 8 ne prenait chez moi que des films fantastiques ou féériques; c’est pour­quoi tous les films présentés ce soir sont remplis de truquages fantaisistes et fantas­tiques les plus cocasses, l’une de mes spécialités. Alors, le cinéma servait surtout à occuper la jeunesse, mais il fallait aussi intéresser les grandes personnes qui les accom­pagnaient. D’où cette accumulation énorme de trucs imprévus, qui frappaient de stupeur les spectateurs d’alors, complètement incapables de se rendre compte de la façon dont tout cela pouvait s’obtenir. Les jeunes s’amusaient, grâce à la naïveté voulue du scénario; les grands étaient intrigués par des réalisations incompré­hensibles. J’ai vu, et je redoutais un peu le contraire, que les spectateurs de ce soir ont pris le même plaisir à la vue de ces fantaisies que ceux d’il y a vingt ans, et j’en ai été très heureux. Vous avez bien compris aussi, et je vous remercie de n’avoir pas été choqué, que les appareils avec lesquels ont été prises ces vues, étaient plus que rudi­mentaires, presque toujours contruits par nous, et ne comportant aucun des perfec­tionnements et des commodités actuelles. De plus, nous n’avions pas ces merveilleux éclairages intensifs qui permettent des luminosités et des prises à contre-jour admira­bles. Nous devions nous contenter de la lumière du jour qui nous jouait souvent de vilains tours, et nos pellicules négatives n’avaient pas encore la perfection et la sensibilité extrême de celles d’aujourd’hui.

“Enfin, mesdames et messieurs, j’ai vu que tout le monde s’est bien amusé, malgré les imperfections photographiques des vues ressuscitées, et je vous assure que je n’ai pas été le dernier à me divertir, en retrouvant sur ces films nombre de mes anciens ar­tistes, dont beaucoup m’ont fait le plaisir d’assister à cette représentation, et en me re­voyant moi-même, vingt-cinq ans plus tard, à l’époque où je me livrais aux composi­tions les plus humoristiques, et, permettez-moi cette expression triviale, où j’exécutais les “galipettes” les plus échevelées pour amuser mes contemporains du XIXe siècle et ceux du commencement du XXe” 9

LA POULE AUX ŒUFS D'OR (1905)
LA POULE AUX ŒUFS D’OR (1905)
Coll. Cinémathèque québécoise

Notes:

  1. Le Nouvel Art Cinématographique, 2e série, n° 5, janvier 1930, Brest, pp. 73-76. Texte paru dans L’Ami du Peuple, 2e année, n° 597, 20 décembre 1929, p. 4.
  2. Les films étaient contretypés et la marque grattée lorsqu’elle figurait dans l’image. Il existe plusieurs copies de “Star” films de 1902 dans lesquels la marque STAR FILM PARIS a été éliminée (voir à ce propos l’article de Merritt Crawford in Le Nouvel Art Cinématographique, 2e série, n° 6, avril 1930, Brest, pp. 45-46, et Essai de Reconstitution… op. cit., p. 111).
  3. Film piraté par l’American Mutoscope and Biograph Co (copyright H20562 — 8 août 1902 — 95 pieds, sous le titre : Reproduction, Coronation Ceremonies — King Edward VII), in Motion Pictures from the Library of Congress Paper Print Collec­tion 1894-1912, par Kemp R. Niver (Bebe Bergsten, University of California Press, Berkeley and Los Angeles 1967), p. 337.
  4. Film piraté par S. Lubin.
  5. Bulletin Officiel de la Propriété Industrielle et Commerciale (1902) p. 1208 (marque déposée au greffe du tribunal et du commerce de la Seine — France. Réf. 77627).
  6. Motion Pictures 1894-1912, Library of Congress, Washington (1953), par H.L. Walls.
  7. “Devant nous, Mme Thuillier qui, sur les indications du cinéaste (Georges Méliès), coloria tous ses films, s’indigne de voir disparaître la technique de la couleur.
    — J’ai colorié tous les films de M. Méliès, nous dit-elle. Ce coloriage était entièrement fait à la main. J’oc­cupais deux cent vingt ouvrières dans mon atelier. Je passais mes nuits à sélectionner et échantillonner les couleurs. Pendant le jour, les ouvrières posaient la couleur, suivant mes instructions. Chaque ouvrière spé­cialisée ne posait qu’une couleur. Celles-ci, souvent, dépassaient le nombre de vingt.
    — …
    — Nous employions des couleurs d’aniline très fines. Elles étaient successivement dissoutes dans l’eau et dans l’alcool. Le ton obtenu était transparent, lumineux. Les fausses teintes n’étaient pas négligées.
    — Et le public du cinéma Dufayel!…
    — Ne ménageait pas son enthousiasme. Ah! monsieur, Dufayel fut mon dernier client. Il exigea toujours des bandes coloriées à la main. Le coût en était plus élevé…
    — ?…
    De six à sept mille francs par copie, pour une bande de 300 mètres, et cela vant la guerre. Nous exécutions en moyenne soixante copies pour chaque production. Le coloriage à la main grevait donc assez lourdement le budget dse producteurs.
    — …
    — Aujourd’hui, le métier se perd. Si j’avais eu le temps, je me serais occupée moi-même du coloriage ds films destinés au gala Méliès.
    — …
    — J’ai colorié les films de Méliès pendant quinze ans. Depuis 1897 jusqu’en 1912…”
    L’Ami du Peuple (du soir), 13 décembre 1929. “Mme Thullier nous rappelle… le temps où le cinéma ne manquait pas de couleurs”, par François Mazeline.
  8. La Maison Dufayel.
  9. Ami du peuple, 2e année, n°597, vendredi 20 décembre 1920, page 4, Au Gala de la Salle Pleyel. Allocution de Georges Méliès.