L’illustration et les beaux-arts, une expression de la modernité
La première carrière de Raoul Barré est celle d’un illustrateur et artiste-peintre. Une notice biographique parue en 1900 retrace les débuts de sa production variée et fort prometteuse 1 :
M. Raoul Barré est né à Montréal le 29 janvier 1874. Il commença à dessiner à l’âge de 17 ans au Mont Saint-Louis 2. Quelques années plus tard, il se rendit à Paris pour étudier son art 3. Là-bas, il dessina pour la maison Ollendorf 4 et pour les journaux Le Sifflet 5, le Cri de Paris, et La Revue des deux Frances. Sa spécialité est l’illustration.
Ici, à Montréal, il a travaillé pour les principales maisons d’éditions (sic), telles que Desbarats & Cie, McKim Bros, Montreal Litho. Co., etc. Il a fait aussi quelques jolies pages pour le dernier volume de M. Beaugrand, La Chasse Galerie.
À Paris, M. Barré a exposé un dessin l’Accapareur qui lui a valu des félicitations de La Revue des Beaux-Arts et des Lettres, mais son œuvre principale et préférée est le Bain qui a été exposé l’an dernier à la galerie des arts du Philippe (sic) square 6.
M. Barré retourne en France, au mois de juillet, pour un séjour de deux ans, afin de se perfectionner encore : et nous ne doutons pas qu’il ne fasse honneur à sa patrie.
Suite à son initiation au Mont-Saint-Louis, Barré a sans doute poursuivi ses études artistiques au Conseil des Arts et Manufactures avant de se rendre en France en 1896. La première œuvre connue est une illustration parue dans Le Monde illustré de 1894, il a alors 20 ans 7. On trouve irrégulièrement ses dessins reproduits dans ce quotidien et dans Le Passe-temps jusqu’en février 1896. Dans ce périodique, ce sont des représentations des scènes du Théâtre-français, troupe qui présente des opéras à Montréal depuis 1893 8, qui sont imprimées.

La carrière de Barré s’appuie à Paris sur la personnalité d’Achille Steens, le directeur de La Revue des Deux Frances qui paraît d’octobre 1897 à septembre 1899 9. La publication compte quelques illustrations et l’on retrouve d’abord la participation de Barré dans le numéro de mars 1898 alors qu’il produit une illustration originale pour le texte L’accapareur de Steens. Il met également son talent au service des textes de Madame J. Hudry-Menos (mai 1898, p. 141, 148) et de Rodophe Brunet (juillet 1898, p. 23) en plus de dessiner les bandeaux des rubriques Chronique des Deux Frances, Échos de Paris et Chronique américaine.
Steens est également responsable de la revue dreyfusarde Le Sifflet diffusée en 1898 et 1899, où Barré publie trois dessins 10. Le Cri de Paris paraît à partir de janvier 1897, le périodique est dirigé par les frères Natanson, éditeurs de la célèbre Revue blanche, et par Paul Dollfus 11. La revue affiche un parti-pris dreyfusard et anticolonialiste et l’on remarque que Barré s’associe régulièrement à des positions politiques comparables 12.
Gustave Comte confirme d’ailleurs en 1899 : « Il [Barré] a un très fort penchant pour la caricature, — cette spécialité dans l’art du dessin que nous ne connaissons pas encore et que nous n’osons pas croire aussi sérieuse qu’elle ne l’est, — et comme dessinateur caricaturiste, il n’est pas un dessinateur qui pense, mais un penseur qui dessine 13. »
À son retour à Montréal en 1898, Barré poursuit ses activités et s’insère dans plusieurs domaines de la vie culturelle. Passionné des arts de la scène, il évolue dans le milieu du théâtre amateur et participe aux Soirées de famille qui se déroulent au Monument-National de 1898 à 1901, sous la direction d’Elzéar Roy 14. Il reprend contact avec le milieu journalistique 15. Il fournit des illustrations au Monde illustré et aux Débats. Ses œuvres reproduites en pleine page traduisent leur qualité et l’intérêt des éditeurs pour son art.
Gustave Comte décrit ainsi son milieu de travail : « Son atelier ! Mais, c’est l’atelier réduit à sa plus simple expression : un hangar assez vaste, quatre murs et une toiture en verre. […] il nous causa de Paris et des choses de l’art, du Salon et des artistes français qui y sont exposés 16. »
L’art de Barré s’inscrit dans la mouvance du postimpressionnisme. Ses paysages, ou encore La Baigneuse (collection Musée national des beaux-arts du Québec), indiquent son intérêt pour les variantes de lumière, la couleur claire et un emploi généreux de la matière picturale. En ce sens, il participe à la diffusion des valeurs de l’art moderne au début du XX’ siècle.

La figure humaine domine dans sa production. Ses études de caractères et de physionomies dessinées — caricatures et portraits-charges — se remarquent par des contours schématiques rehaussés de quelques traits à l’encre. Elles démontrent un talent d’observateur et d’illustrateur, alors qu’il travaille sur le motif ou en s’aidant de la photographie. Ses huiles, pour leur part, manifestent un attachement pour les tonalités lumineuses appliquées avec la spatule ou de larges coups de pinceau.
Barré dispose ses figures dans des espaces peu profonds et les met en scène dans des poses qui semblent théâtrales. L’artiste constitue ainsi de vives scènes de genre : représentations de la vie urbaine moderne ou des usages traditionnels en milieu rural. Si ces univers semblent opposés au plan idéologique, ils révèlent cependant les intérêts et les champs d’action de ce témoin attentif de sa société, à différents moments de sa carrière.
Alors que sa production comme illustrateur et caricaturiste émerge, trop peu d’œuvres picturales sont encore connues et beaucoup reste à découvrir de son activité de peintre qui permettrait de saisir et de bien apprécier ce volet de sa carrière.
Par Laurier Lacroix – UQAM
Notes:
- « Les dessinateurs de ce numéro », Le Monde illustré, 30 juin 1900, p. 135. ↩
- Joseph-Louis Barré, le père de Raoul, est marchand de vin. La famille habite au 50, avenue du Mont-Royal. Le Mont-Saint-Louis est dirigé par les Frères des Écoles chrétiennes. Un registre des comptes (512075, archives de la communauté) montre qu’il y est inscrit dès 1889 et qu’il suit alors des cours de piano. Les cours de dessin sont à partir de 1891 sous la responsabilité du frère Martinus (1869-1923), auteur de deux ouvrages : L’art ornemental : principes et histoire (1916) et La connaissance pratique du beau (1924). ↩
- Barré s’inscrit au printemps 1896 au Secrétariat canadien de Paris (Paris-Canada, 15 avril 1896), il donne comme adresse le 5, rue de Baune (sic). Il devient membre de la Société Canadienne de Paris (Paris-Canada, 15 septembre 1896) et il fréquente certaines activités organisées par les Canadiens-français vivant en France (ex. Fêtes de la Saint-Jean-Baptiste). Samuel Montiège précise que Barré aurait été inscrit à l’Académie Julian de 1896 à 1900 et qu’il habite au 14, rue de Beaume (sic). L’Académie Julian et ses élèves canadiens Paris, 1880-1900, thèse, Université de Montréal, 2011, p. 243. En mai 1898 il déclare habiter au 41, rue Vavin (La Revue des Deux Frances, p. 174).
On ne trouve pas de mention de la présence de Barré dans les dossiers des étudiants de l’École des Beaux-Arts de Paris.
Barré introduit son autoportrait dans l’illustration « Une chambre d’étudiants à Paris » (Le Monde illustré, 5 décembre 1896, p. 502). Par un heureux hasard, Faucher de Saint-Maurice, sur la même page, vante la nouveauté du cinématographe que l’on peut voir à Montréal. Il fournit la liste des films des frères Lumière qui y sont présentés.
Rodolphe Brunet annonce son départ de Paris pour la fin de juillet 1898 (La Revue des Deux Frances, juillet 1898, p. 59 et août 1898, p. 122-123).
↩ - Paul Ollendorf (1851-1920) est un libraire et éditeur bien en vue à Paris à partir des années 1880. Le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France ne permet pas d’identifier les ouvrages que Barré aurait pu illustrer pour cette maison. ↩
- On retrace trois caricatures signées Barré dans les numéros des 3, 17 et 24 mars 1898 de la revue dreyfusarde Le Sifflet. En ligne : http://gallica.bnf.fr/ ↩
- L’aquarelle Le Bain a été exposée lors de la 20e exposition annuelle de l’Académie royale du Canada qui s’est tenue à l’Art Association of Montreal en avril 1899 (no 162 du catalogue). ↩
- C’est Edmond Massicotte qui illustre le plus régulièrement la page couverture du Monde illustré. Le 1er septembre 1894, Barré fait un remplacement avec une illustration portant sur « La 22e convention des ingénieurs-pompiers la fête de nuit à Boucherville. » En ligne : http://collections.banq.qc.ca ↩
- Ce sont des scènes de Roméo et Juliette, La cigale et la fourmi, Guillaume Tell, Mignon (7 décembre 1895, 4 janvier, 1er février, 15 février 1896) qui sont reproduites. Sur la troupe d’opéra, voir : Mireille Barrière, L’Opéra français de Montréal, L’étonnante histoire d’un succès éphémère 1893-1896, Montréal, Fides, 2002. ↩
- La figure énigmatique de Steens est présentée par Michel Pierssens, « Achile Steens et la Revue des deux Frances », dans Passeurs d’histoire(s) Figures des relations France-Québec en histoire du livre, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 197-210. Rodolphe Brunet, secrétaire de rédaction à la revue ajoute : « Notre compatriote, le dessinateur Raoul Barré, vient d’exécuter pour la Revue des Deux Frances, le motif qui doit orner les carte de ses rédacteurs. C’est la tête symbolique de la France coiffée d’un bonnet phrygien, la plume plantée dans le bandeau qui retient sa chevelure, le tout sur un rameau de feuilles d’érable, emblème du Canada. M. Barré s’est acquitté avec un art exquis de ce travail, dont la gravure a été confiée à la maison Buffet. », La revue des Deux Frances, juin 1898, p. 232. En ligne : http://eco.canadiana.ca ↩
- Ces dessins paraissent les 3, 17 et 24 mars 1898. En ligne : http://gallica.bnf.fr ↩
- Dollfus est, entre autres, l’auteur de l’ouvrage illustré Modèles d’artistes paru pour la première fois en 1888 et qui connut plusieurs impressions à la fin du siècle ↩
- Par exemple, la caricature « France et Russie », Le Monde illustré, 21 novembre 1896, p. 472 ou « L’armement des Noirs », Les Débats, 17 décembre 1899, p. 1. ↩
- Gustave Comte, « Silhouettes artistiques M. Raoul Barré », Le Passe-temps, 18 février 1899, p. 1. ↩
- « Affable et possesseur d’une diction pure et châtiée, il trouve toujours le mot singulièrement juste et imagé. […] les habitués des Soirées de famille, au Monument national, se souviennent de Désembois dans les Vivacités du capitaine Tic, et du Machut dans la Grammaire, et des autres rôles ou M. Barré a fait voir la souplesse de son talent, ils se souviennent aussi de son chic à dire le monologue, par exemple le monologue au souffleur qui nous débitait dernièrement. » Gustave Comte, « Silhouettes artistiques M. Raoul Barré », Le Passe-temps, 18 février 1899, p. 1. ↩
- Barré commente ironiquement la place du journalisme au Canada français dans sa caricature des Débats du 18 novembre 1900, p. 1. ↩
- Gustave Comte, « Silhouettes artistiques M. Raoul Barré », Le Passe-temps, 18 février 1899, p. 1. Selon le Lovell’s Directory des rues de Montréal (1899-1900 p. 566) son atelier est situé au 486, rue Saint-Laurent et sa résidence se trouve au 319, rue Rachel. ↩