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Voyage à Sylver City

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Photographie provenant du National Film Archive/Still Library, Londres

Je me souviens assez peu du voyage entre Mexico et Ciudad Juarez. J’avais complètement oublié les passagers autour de moi, tellement j’étais absorbée dans mes pensées. Je volais vers une expérience ex­ceptionnelle : le tournage du SEL DE LA TERRE. La production du film avait déjà été retardée à plusieurs reprises à cause des nom­breuses difficultés rencontrées, mais cette fois j’étais enfin en route pour Silver City.

À vrai dire j’avais un peu l’impression d’avoir attendu ce film toute ma vie. Ma mère était fille de mineur et quand j’étais enfant j’avais connu la dure vie des mineurs, ses joies et ses peines. J’ai grandi en me demandant pourquoi ces travailleurs, dont dépendait la richesse des nations, étaient encore aussi mal payés. Et, à partir du moment où je suis devenue comédienne, j’ai toujours rêvé d’un rôle qui rendrait hommage aux miens. Or ce rôle-là on venait de me l’offrir : les mineurs du Nouveau-Mexique, même s’ils habitent au-delà de la frontière, faisaient véritablement partie de “mon peuple”.

L’avion s’apprêtait maintenant à atterrir. J’ai fermé les yeux et j’ai pensé à Esperanza, la femme de mineur que j’incarnerais dans le film; et j’ai pensé à elle jusqu’au moment de m’installer dans l’autobus de l’aéroport qui nous amenait à El Paso.

Plusieurs de mes compagnons de route étaient des étudiants mexi­cains. À la frontière nous avons remis nos papiers à l’agent des douanes américaines; seul notre certificat de vaccination a paru l’inté­resser. Il nous a tout remis et a fait signe au chauffeur de continuer sa route.

J’ai passé la nuit dans un hôtel d’El Paso. Le lendemain matin, au moment de reconfirmer mon vol pour Silver City, j’ai montré mes papiers à un employé de l’hôtel pour m’assurer une dernière fois que tout était en règle.

Mon passeport n’avait pas été estampillé à la frontière et cela m’avait un peu étonnée. Mais j’étais convaincue que c’était une for­malité sans importance et que je pourrais toujours, si nécessaire, prouver ma date d’entrée aux États-Unis avec mon billet d’avion — j’avais de plus passé la frontière américaine dans l’autobus de l’aéro­port, avec plusieurs autres passagers dont on n’avait pas estampillé les passeports non plus. J’ai donc décidé de ne plus penser à ça.

Une délégation de femmes de mineurs m’attendait à ma descente d’avion à Silver City. À partir de ce moment-là, le travail m’a acca­parée totalement.

Peu de temps après mon arrivée les premières attaques contre le film ont commencé à paraître dans les journaux; mais je n’ai même pas pensé que ma présence à moi pouvait être mise en cause.

Il nous restait environ une semaine de tournage quand deux agents du Ministère de l’Immigration se sont présentés à la maison qu’habi­taient les techniciens et les comédiens du film, à Silver City.

Les agents m’ont demandé mon passeport. Je leur ai remis et ils m’ont dit, d’un ton aussi froid que poli, qu’ils devaient l’examiner et qu’ils me le rendraient dans quelques jours.

Le tournage se poursuivit normalement pendant les trois jours sui­vants. Le quatrième jour, alors que je rentrais du travail, je me re­trouvai face à face avec les mêmes deux agents qui, cette fois, étaient accompagnés par une femme. Ils étaient venus m’arrêter parce que mon passeport ne portait aucun sceau d’entrée aux États-Unis. Mais ils m’ont dit que ce n’était rien de sérieux et que, si on déposait un cautionnement de $500 à El Paso, je pourrais reprendre mon travail dès le lendemain. Néanmoins il fallut partir immédiatement dans leur auto, sans dîner, et le voyage ne fut qu’un long interrogatoire. Est-ce que j’étais communiste? Les gens avec qui je travaillais étaient-ils communistes? Le film qu’on tournait n’était-il pas un film commu­niste?

Pour la première fois, j’ai eu peur. Pas tellement pour moi-même, mais pour le film. J’ai compris qu’on avait décidé d’empêcher notre film de se faire…

Paul Jarrico, le producteur du SEL, nous avait suivis jusqu’à El Paso dans sa voiture afin de déposer le cautionnement. Mais dès que les autorités du Ministère comprirent que j’allais reprendre aussi vite ma liberté, elles ont annulé le premier mandat et en ont émis un second qui stipulait que je ne pouvais bénéficier d’aucun caution­nement.

Pour la première nuit on m’installa dans une chambre d’hôtel avec deux gardes à ma porte. Pendant les dix jours et les dix nuits qui suivi­rent, ces deux “ombres”, ou leurs remplaçants, ne me quittèrent pas d’une semelle.

Je n’étais pas tellement convaincue que cette situation fut préféra­ble à un séjour en prison. D’une certaine manière la présence de ces deux ombres rendait la situation encore plus inquiétante : je n’avais commis aucun crime… mais j’étais leur prisonnière.

Au moment de comparaître pour la première fois j’avais pourtant repris confiance et je croyais qu’on me relâcherait rapidement. J’avais pleine confiance dans mon avocat, Ben Margolis, et je me disais qu’aussi longtemps qu’il serait à mes côtés tout irait bien.

Le premier signe de mauvais augure fut l’expulsion de mes amis de la cour. Ma comparution devait être publique et plusieurs amis étaient venus de Silver City et des villes avoisinantes; aucun ne fut admis dans la cour.

Par la suite, même si mon avocat gagna point après point, il n’ob­tint jamais que je sois relâchée en attendant un jugement de cour sur mon statut.

J’ai alors commencé à comprendre que les forces qui avaient décidé que notre film ne se ferait pas étaient encore beaucoup plus puissantes que je les avais imaginées.

Pour moi ces journées à El Paso furent une sorte de cauchemar, un rêve d’enfer. Une comparution en suivait une autre, un protêt suivait un autre protêt, un appel un autre appel… et tout ça dans un jargon légal auquel je ne comprenais rien.

J’ai tout de même compris quelques affaires! Je me souviens qu’un procureur du gouvernement me présenta comme une “femme dange­reuse” qu’on devait expulser du pays. Plus tard il fit allusion à moi en disant “cette fille”. Mais comme il ne pouvait citer aucune preuve de ma “subversion”, j’en ai conclu que si j’étais “dangereuse” c’était que j’interprétais un rôle qui conférait de la dignité et de la détermination à une femme américano-mexicaine…

Je me souviens aussi de la figure de ce procureur, du sourire nerveux qui tordait ses lèvres et du tremblement de ses mains. Et je me disais que c’était tout de même étrange que cet homme, qui représentait la Loi et l’Autorité, puisse paraître aussi terrifié, alors que mes amis de Silver City, soumis à la violence et à l’intimidation, n’avaient pas de peur semblable…

C’est sans doute pour ça que je n’ai pas considéré comme une défaite notre décision de me faire rentrer au Mexique. Mon avocat et mes amis étaient persuadés que je pourrais faire valoir mes droits devant un tribunal supérieur, mais un appel prendrait du temps.

Le tournage avait d’ailleurs été terminé à Silver City, à l’exception de quelques scènes où je devais figurer. Mais nous ne pouvions pas faire attendre l’équipe indéfiniment. J’ai donc décidé de rentrer au Mexique.

Je ne suis évidemment pas rentrée de gaité de cœur. Je rapportais avec moi des souvenirs amers, mais je rapportais aussi chez moi l’es­prit qui avait animé le tournage du SEL, la détermination qui permet­trait de le terminer et enfin la conviction profonde qu’une poignée d’ignorants et de peureux ne pourraient jamais empêcher les peuples du monde de voir LE SEL DE LA TERRE.