Un désir sauvage de faire du cinéma
Table ronde avec Jean Chabot, Marc Daigle, François Dupuis, Bernard Lalonde, Louise Surprenant, Paul Tana. 1
CQ : Il y a deux textes qui marquent la naissance de l’Acpav. Le premier est le texte officiel de la Déclaration d’Association, en date du 18 janvier 1971. Il se lit comme suit : “L’Association est formée pour les fins suivantes : dans le but de faciliter et de promouvoir la conception et la production de films, de courts et de longs métrages et autres œuvres audiovisuelles, par de jeunes artistes québécois”. Le second, un communiqué de la SDICC, daté du 14 avril 1971 : “La Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne a annoncé aujourd’hui, à Montréal, qu’elle a accordé une subvention de 50,000$ à l’Association coopérative de productions audio-visuelles qui s’est donné, dès le départ, la triple tâche de fournir des services administratifs et techniques en plus d’apporter une aide à la pré-production”. Il y a donc dix ans, l’Acpav était créée. Peut-on dire qu’il y ait un lien direct entre l’apparition de cette société de production de type coopératif et la nature de la société québécoise d’alors, en rapport bien sûr avec le type de production cinématographique qui s’y faisait?
JC : La question est trop vaste. Il faut se rappeler le contexte. À l’époque la SDICC démarrait également, elle avait attribué aux Canadiens-Anglais un montant de 50,000$ en le divisant en dix bourses de 5,000$. Au Québec on préférait avoir le montant global qu’on allait se partager entre nous, et puis qu’on allait affecter à l’achat d’équipement et à nous donner une base qui puisse nous permettre de durer, de manière autonome, au-delà d’un film, d’une production. Je pense que cela avait commencé ainsi.
MD : Et, jusqu’à un certain point, cet argent allait permettre une continuité en ce sens que la plupart des cinéastes pour qui la subvention était disponible pour des courts métrages avaient déjà tourné un long métrage et ne trouvaient pas de moyens pour continuer. Jean (Chabot) était dans ce cas-là, moi également. Pierre Harel avait déjà fait des films. Mireille Dansereau avait aussi réalisé des films. C’était des cinéastes qui voulaient faire leur première ou leur deuxième production et il n’existait pas dans le milieu cinématographique d’alors des maisons de productions qui étaient capables d’absorber ou d’intégrer, par exemple, le groupe formé à l’ONF, suite au programme des premières œuvres 2. Il n’y avait aucune possibilité pour qui que ce soit de continuer à œuvrer au sein de l’ONF ou dans quelque autre maison de production à Montréal. C’est alors que nous avons décidé de regrouper toutes les ressources qui étaient disponibles, de trouver des locaux, de s’acheter de l’équipement, de mettre sur pied une certaine permanence et de développer des projets. À ce moment-là, nous n’étions plus au stade de la pré-production, nous avions des projets qui étaient sur le point d’être produits. Nous nous regroupions pour faire de la production.
JC : Au Canada anglais, les cinéastes sont partis avec des sommes de 5,000$ ou 10,000$; ça s’est par la suite atomisé. Du côté québécois c’était assez centralisé pour vraiment former une base. En 1971-72 il n’y avait pas tellement de maisons de productions prêtes à ouvrir leurs portes à de jeunes cinéastes tels que Pierre Harel, Mireille Dansereau, Jean-Guy Noël, Roger Frappier, moi-même, et plus tard, André Forcier. Le commencement a été long, ce fut une espèce de vacuum que l’Acpav a rempli.
CQ : Mais le fait de fonder une coopérative plutôt qu’une compagnie, à quoi cela correspondait-il comme choix?
MD : Je pense que cela correspondait aux expériences que nous avions à ce moment-là. Je pense que, Jean (Chabot) et moi, on avait des expériences de coopération. L’idée n’a pas germé au sein de la SDICC. Il y avait eu des réunions bien avant de parler d’argent disponible ou de subventions. Je me souviens d’une réunion six mois, peut-être un an, auparavant, où on travaillait à jeter les bases d’un groupe de production sous forme de coopérative. Cela correspondait aux expériences que les gens avaient vécues dans leur milieu.
CQ : Ce système coopératif impliquait-il, au départ, une idéologie commune?
JC : Oui, l’idéologie de la pratique. Nous voulions une base qui reste ouverte à l’ensemble des membres, par exemple si, pour le montage, on achète une Steenbeck, elle reste alors à la disponibilité du groupe. C’est ce genre d’approche que j’appelle idéologie pratique.
CQ : Mais au début ce n’était pas si simple que cela. Il y avait le clan de Harel qui tournait BULLDOZER en Abitibi et l’autre groupe qui restait à Montréal autour de Frappier, Patry, Chabot et qui développait davantage une perspective de réflexion. Y avait-il une polarisation entre ces deux groupes?
JC : Au début c’était un bouillon de culture, il y avait effectivement de tout à l’intérieur de l’Acpav. Cela allait de l’extrême-gauche à ce qui est devenu aujourd’hui un petit peu pas mal à droite. Pour des considérations d’ordre pratique tu avais de tout. Le vacuum était tel qu’il y a beaucoup de monde qui sont entrés de force dès que furent jetées les premières assises de la coopérative.
CQ : Mais ce qui est surprenant, c’est que ces gens-là, les protagonistes, ils n’étaient plus là quelque six ou huit mois plus tard. Un troisième groupe a finalement pris la relève
JC : Mais ça c’est typique de l’Acpav, de celle que j’ai connue. L’Acpav est continuellement en renouvellement, tu sais, il y a eu dix Acpav.
BL : Suite à la production de BULLDOZER, j’ai connu Marc puis l’Acpav, c’était quand même au début et cela m’a permis, tout en n’étant pas à l’Acpav, de regarder de loin, bien sûr, ce qui s’y faisait et de me rendre compte qu’il y passait des cinéastes, les uns après les autres. Malgré cela, il y avait quand même des gens qui voulaient faire des films. Dans le fond, moi, je trouve intéressante l’histoire des films qui se sont faits là. Bien sûr, il y a eu des querelles, des petites chicanes, parce qu’il y a eu “power trip” chez plusieurs personnes.
JC : Je voudrais revenir sur la gang de Pierre Harel. Harel c’est un entrepreneur, c’est un ouvreur de frontières, c’est un bûcheron et je pense qu’il l’a prouvé aussi en faisant VIE D’ANGE. S’il n’y avait pas eu Harel, il n’y aurait peut-être pas eu d’Acpav.
FD : Il est, avec Jean-Guy Noël, un des rares à avoir tourné deux longs métrages à l’Acpav.
BL : Pierre m’a raconté les débuts de l’Acpav dans une perspective très pratique. Il avait déjà l’idée de faire du commercial, de faire en sorte que la boîte se rentabilise un peu. Il ne faut pas oublier aussi qu’il existait d’autres modèles, Les Cinéastes Associés 3, par exemple, avec lesquels on était en contact et qui nous ont influencés.
FD : Je voudrais revenir aux textes du début. Le terme important dans la Déclaration d’Association me semble être “les jeunes”, c’est-à-dire ceux qui avaient réalisé quelques films, pas nécessairement la nouvelle vague, mais quasiment, les nouvelles recrues en tout cas, des cinéastes qui commençaient ou qui voulaient poursuivre après une certaine expérimentation. J’ai l’impression que l’Acpav a toujours joué, à l’intérieur de l’industrie cinématographique québécoise, un rôle d’apprentissage et, pour faire le lien avec le système coopératif, je pense qu’une des valeurs propres à ce système c’est qu’en principe, tout le monde peut être au courant de tout. Avoir accès à tout, cela permet d’apprendre, qu’on soit producteur, réalisateur ou technicien. Il est difficile de trouver un concept opérationnel d’institution où tu peux apprendre mieux que dans une coopérative parce que là tu touches à tout, tu t’impliques dans tout et que tu bénéficies de l’expérience de ceux qui t’ont précédé, par rapport aux aspects pratiques d’une production. C’est une valeur qui existe encore aujourd’hui à l’Acpav. D’un point de vue historique il n’y a jamais eu à ma connaissance de paramètres idéologiques comme tels à l’intérieur de l’Acpav, et si l’on cherche à en établir un, le seul vraiment tangible, ce pourrait être une orientation vers l’affirmation d’un jeune cinéma national. Mais en ce qui concerne la politique interne de gauche ou de droite, ces débats-là, à ma connaissance, ne se sont jamais véritablement passés à l’intérieur de l’Acpav. S’il y en a eu, ça n’a jamais bloqué le processus…
PT : Ces débats idéologiques se faisaient à l’intérieur d’un film entre le producteur, son équipe et les quelques personnes autour de lui. Le caractère fondamental de la coopérative est bien cette idéologie pratique dont on parlait tout à l’heure, à savoir : Comment produit-on un film? Comment établit-on à l’intérieur d’un organisme coopératif les règles du jeu si nous voulons que ce film-là puisse être produit au profit de tout le monde? En dix ans, la coopérative, étrangement, fut un lieu de réflexion autant sur l’autogestion que sur le cinéma et de fait, cette idéologie pratique fut extrêmement importante. À la coop, on peut noter un manque de relations des cinéastes entre eux au niveau du débat de fond sur le cinéma en tant que tel: sur quelle sorte de cinéma on fait, pourquoi est-ce qu’on le fait et comment on le fait; la discussion avait toujours lieu au niveau pratique de la production et c’est peut-être pour cette raison que la coop a pu survivre pendant dix ans. Peut-être que si on s’était enfermé dans un carcan idéologique très, très serré, comme on a d’ailleurs tenté de le faire, la coop n’existerait plus aujourd’hui.
CQ: Si nous reprenons ce que vous venez de dire en faisant référence aux cinéastes qui ont travaillé à la coop, est-ce qu’on peut dire que l’Acpav a développé un style de cinéma, un “style Acpav« ?
PT : Cette absence de matrice idéologique fait en quelque sorte qu’il ne peut exister un cinéma Acpav et, pour reprendre ce que François disait tout à l’heure, il n’y a qu’une ligne directrice commune, celle d’un cinéma de jeunes réalisateurs. La marque Acpav, je ne sais vraiment pas où elle est.
BL : Il y a une marque Acpav mais de là à dire qu’on y retrouve des dimensions ou des répercussions idéologiques, c’est autre chose. On a développé une expertise légale concernant les contrats et la protection des droits d’auteurs. Cette façon de rechercher des dispositions légales originales a été, à mon avis, une des caractéristiques propres à l’Acpav 4.
MD : La finalité de la coopérative c’est, avant tout, la production de films dans un cadre coopératif. Cela peut paraître simpliste à dire mais je pense que si l’Acpav existe encore aujourd’hui c’est parce qu’elle a produit et continue de produire des films.
JC : Dans le milieu du cinéma, aujourd’hui comme il y a dix ans, tu as un pattern intégré. Si tu veux faire un film dans une maison bien établie, il y a un contrôle auquel tu es subordonné, à partir du haut jusqu’en bas. À l’Acpav, si on cherche un coefficient au niveau de l’idéologie, c’est dans une espèce de délinquance autocratique qu’il faut le trouver, aussi bien aujourd’hui qu’à l’époque. Les films qui ont été produits à l’Acpav ne pouvaient pas passer dans le modèle intégré des autres maisons de production. Cela vaut aussi bien pour les films comme BULLDOZER, TU BRÛLES… TU BRÛLES…, ou encore VIE D’ANGE. Ce sont des films qui étaient impensables à produire autrement qu’à l’intérieur d’une structure autocratique de jeunes délinquants cinématographiques.
PT : Je me demande si la coopérative n’a pas été victime d’une sorte d’idéologie du phénomène “jeunes cinéastes”. En ne les intégrant pas dans les sociétés bien établies et en leur offrant une boîte bien à eux, ne risquait-on pas d’en faire un monde à part? À l’époque, on venait de vivre mai 68, elle était très forte cette idéologie de la jeunesse.
JC : Il y avait de cela peut-être mais si l’on veut trouver un caractère particulier à l’Acpav, c’était aussi celui du Salon des refusés qui, toute proportion gardée, au niveau de la comparaison bien sûr, a quand même donné naissance à l’impressionnisme.
FD : Dans l’esprit de la SDICC, l’Acpav c’était une boîte de jeunes. Quand en 1974-75 ils ont décidé de nous couper la subvention et que nous voulions continuer avec TI-CUL TOUGAS, ils se sont servis de ce prétexte-là.
CQ : Comment se fait-il que des cinéastes comme Michel Bouchard, Roger Frappier, Jean Chabot, Mireille Dansereau ne sont pas restés à l’Acpav? Dans une lettre adressée au Conseil d’administration et datée de juin 1972, Roger Frappier fait le commentaire suivant : “Je trouve que l’Acpav est une maison de production identique à toutes les autres sauf qu’elle est subventionnée par le gouvernement fédéral”.
FD : Roger a toujours eu des jugements bien tranchants.
CQ : Est-ce qu’il ne mettait pas le doigt sur un problème bien réel?
MD : Personne n’était magicien. La différence c’est qu’on essayait de mettre tout en commun. Je pense que lorsqu’un cinéaste se détache et dit “moi, mon cheminement personnel c’est ça” et que toi, tu veux continuer à fonctionner dans le groupe, tu lui dis “au revoir ou bonne chance!” Il n’y a absolument aucune rancœur là-dedans, indépendamment de la façon dont cela peut-être rapporté dans des lettres ou ailleurs. Je ne sais pas ce que Roger pense maintenant de la coopérative, mais en tout cas, ça ne semble pas être quelque chose qu’il a sur le cœur. Cela fait partie des règles du jeu de pouvoir dire à un moment donné “je ne suis plus à l’aise avec le groupe qui est là pour telle ou telle raison et je le quitte”. L’expérience du groupe n’est peut-être pas la même que l’expérience individuelle de chacun.
BL : Il y a eu, historiquement, des ruptures assez pénibles qui se sont faites, mais pour nous autres c’est un phénomène normal. Un cinéaste qui passe à l’Acpav peut décider d’aller ailleurs pour chercher autre chose. Il arrive parfois que la structure devienne trop lourde pour lui et qu’il juge préférable de partir. Même si tu essaies de créer de nouvelles structures hiérarchiques, les modèles classiques risquent de se répéter, même si c’est dans un contexte différent.
FD : À un moment donné, tu te dis que l’Acpav c’est une boîte comme les autres, dans la mesure où, même dans un système coopératif, tu es forcé, que tu le veuilles ou non, de jouer avec les règles de l’industrie. Il te faudra toujours de la pellicule Kodak, tu auras à passer par les mêmes laboratoires que les autres et pour l’équipement tu seras invariablement obligé de le louer ou de l’acheter. De même pour les subventions, tu seras pris pour t’adresser à la SDICC ou à l’Institut québécois du cinéma. C’est un fait. À l’Acpav, il y a eu, de janvier à novembre de cette année, 35 réunions du Conseil d’administration. On dira ce qu’on voudra mais ce facteur-là, ça veut dire quelque chose en terme de collectif, de travail, de potentiel humain. Dans n’importe quelle boîte à Montréal, et tu peux les prendre toutes, il y a une personne qui dirige tout, de la sélection des scénarios à la post-production. Pour nous, ça s’impose à un moment donné de faire des réunions et ce n’est pas de la “réunionite”, car ça permet à de nouveaux cinéastes d’apprendre et à ceux qui sont déjà là de continuer. On dira ce qu’on voudra mais cette attitude, elle ne se retrouve nulle part ailleurs à Montréal.
JC : Quand on parle du départ de plusieurs cinéastes c’est aussi de la première vague, dont j’étais, qu’il s’agit. Entre autres raisons, je suis parti de l’Acpav alors que UNE NUIT EN AMÉRIQUE avait été bloqué par Gratien Gélinas et qu’il est resté ainsi immobilisé pendant presque deux ans. Le film était sur un calorifère à Télé-Montage. À un moment, donné tu désespères et tu te dis que la force n’est pas nécessairement dans le groupe, alors tu brasses à nouveau les cartes et tu dis OK! Ce n’est pas tellement le mythe d’avoir SA compagnie mais la perspective d’être plus fort à quatre qu’à douze. À douze ça devient trop lourd, en tout cas, c’était inopérant. Alors ce qui se passe, c’est que, sur les douze, il y en a huit qui partent et quatre qui restent, puis il y en a huit autres qui s’ajoutent. Je pense que l’histoire de l’Acpav ça a toujours été un petit peu comme ça.
PT : Ce qui me frappe dans cet extrait de la lettre de Frappier c’est qu’en fin de compte, il crée deux entités. Lui d’un côté, l’Acpav de l’autre. Durant toutes ces années nous avons tenté de “responsabiliser” les membres face à l’Acpav en tant que collectivité. L’Acpav n’est pas seulement la responsabilité du Conseil d’administration. C’est un milieu autogéré et la prise de conscience de cette dimension est complexe, de même que la mise en pratique de l’autogestion n’est pas facile. Tous les cinéastes de l’Acpav ont à assumer l’Acpav et à un moment donné ça peut arriver que tu ne l’assumes plus.
CQ : Y a-t-il eu des cinéastes qui venaient chez vous comme dans n’importe quelle autre maison de production ou, tout simplement, pour profiter des services de l’Acpav?
BL : Il me semble qu’il faut voir l’Acpav sous un autre aspect…
PT : En tant que lieu d’apprentissage…
BL : Il y a eu des évolutions, des étapes, la première et la deuxième vague, mais l’on cherchait toujours à répondre au besoin du groupe. C’est dans ce sens qu’à un moment donné, on en est arrivé à se demander pourquoi on ne ferait pas des deuxièmes, des troisièmes films. Pourquoi y aurait-il des limites à ce qu’un cinéaste produise ou veuille produire de nouveau à l’Acpav ? C’est un instrument et ça reste encore un instrument. L’idéologie c’est être pratique et utile: se mettre ensemble pour avoir des services. C’est un peu comme aller à la Caisse populaire ou à la BCN. Le service qu’on te donne te coûte de l’argent, que l’on soit dans un cadre capitaliste ou de type coopératif. La seule différence c’est que dans une coopérative tu as voix au chapitre. Ça peut devenir aussi un objet de conflit. Prends, par exemple, un cinéaste qui réalisait son film; il prenait évidemment beaucoup de place. À un moment donné cela créait beaucoup de tensions, c’est normal, c’est le principe coopératif.
CQ : Est-ce exact que les Conseils d’administration de l’Acpav étaient souvent formés selon les films qui se tournaient?
MD : C’est vrai aujourd’hui comme ce l’était aussi à l’époque. Il n’y a pas de problèmes à ce qu’il en soit ainsi. Auparavant, les gens étaient au Conseil d’administration avant que les films se tournent, aujourd’hui, ils y sont après.
LS : Si tu as une voix au chapitre, ça veut dire également que tu travailles sur autre chose que ta “vue” à toi et alors là, ce n’est plus la même chose. Je pense que ce qu’il y a de fondamentalement différent maintenant à l’Acpav, c’est qu’il y a des gens qui fonctionnent pour l’Acpav plutôt que de travailler uniquement pour eux-mêmes. C’est ainsi qu’elle a trouvé sa nature profonde et ça lui a pris dix ans. Ce n’est pas beaucoup pour en arriver à un tel mûrissement. Pour moi, c’est bien important. L’Acpav c’est aussi une façon différente de fonctionner au niveau de la production, c’est beaucoup plus compliqué que d’aller voir un seul bonhomme et de lui vendre ton histoire.
FD : Je suis tout à fait d’accord avec Louise sur ce point-là.
BL : Tu n’as pas le choix de protéger la structure puisque tu te protèges toi-même. Finalement tu penses toujours à toi. C’est certain que si tu te brûles et que tu fais crouler avec toi l’organisation, tu ne continueras pas toi-même.
JC : Il y a une chose aussi qui a changé. En 1971, 72, 73, il y avait des divergences de vues qui allaient de Yvan Patry à Mireille Dansereau autour d’une même table, c’était immense. Je pense qu’aujourd’hui c’est un petit peu plus homogène. Et c’est peut-être la raison pour laquelle un gars comme Frappier est sorti à un moment donné, désabusé sur le plan idéologique. Il y avait des querelles épiques, à cette époque-là; j’en ai vécu quelques-unes qui dépassaient l’entendement. Quand on raconte l’histoire des films on oublie qu’autour de ces mêmes films, il y avait des chicanes épouvantables. Quand Yvan Patry disait à Mireille Dansereau : “Ton film ça n’a pas de bon sens, on ne peut faire cela”, Mireille Dansereau se sentait attaquée à juste titre et elle répondait. À un moment donné, il y a des gens qui partaient en disant : “Ça n’a plus d’allure, je m’en vais chez nous, je ne suis pas venu ici pour me chicaner”. Tout ça a énormément joué.
CQ : Mireille Dansereau raconte qu’elle vivait une situation de terreur à l’Acpav surtout en rapport avec l’analyse qu’on faisait de son scénario. Le Conseil d’administration d’alors, composé uniquement d’hommes, lui reprochait de ne pas montrer de vrais rêves de femmes. Pourriez-vous parler un peu du rôle de femmes à l’Acpav ?
LS : Elle est grande ouverte à toute la population féminine du cinéma! Je pense que les mâles de l’Acpav se sont heurtés à des femmes fortes, en autant que je les connaisse et qu’ils se sont protégés à ce moment-là. Comme ils avaient la force du nombre, ce sont eux qui ont gagné.
PT : Voyons donc! Qu’est-ce que c’est ça? C’est du féminisme classique.
LS : Je ne charrie pas. Je pense que je peux comprendre pourquoi Mireille était terrorisée. Tu traites mon discours de féministe simplement parce que je te parle d’une réalité qui était celle de cette époque-là, c’est tout. Je ne vous attaque pas personnellement.
PT : Mais non, mais non. Ça n’a rien à voir… On parle des femmes qui se sont succédées à la coopérative et qui étaient terrorisées par le pouvoir mâle.
FD : Je m’excuse mais toi, Louise, te sens-tu terrorisée au Conseil d’administration?
LS : Moi, non! Je ne me sens pas terrorisée, pas du tout.
BL : C’est très typique du genre de débat qui aurait pu avoir lieu à l’Acpav il y a quelques années.
LS : Je me replace plutôt dans le contexte de l’époque où je sais très bien comment les bonshommes pouvaient réagir à une parole différente de la leur. Récemment on a reçu à la coopérative un scénario écrit par une femme. Je suis désolée mais il n’a pas eu une compréhension aussi générale que s’il avait été celui d’un bonhomme. Tout simplement parce que c’est une approche différente, que c’est une bonne femme qui l’a écrit. Autant on a été conditionnée en tant que femme à recevoir les trucs des hommes, autant, je pense, que cette démarche est à faire de l’autre côté.
FD : Même aujourd’hui?
LS : Ben voyons!
MD : On a quand même réalisé LA VIE RÊVÉE.
JC : Je ne pense pas que Mireille a tourné dans une atmosphère terroriste mais, je l’admets, je n’étais pas très ouvert face à LA VIE RÊVEE.
CQ : Après avoir lu les procès-verbaux des dix ans d’existence de l’Acpav, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur les problèmes administratifs et l’on va même jusqu’à dire que cela tient du miracle si la coop a survécu jusqu’à maintenant? De telles difficultés sont dues à quoi?
MD : Moi je dirais que ce fut la faiblesse et la force de l’Acpav. La faiblesse parce que rien n’était clair, les règles du jeu n’étaient pas établies. La force parce que ça permettait de s’adapter à peu près à n’importe quelle situation, selon les lignes de force des réalisateurs qui étaient là à tel ou tel moment.
CQ : Est-ce que le départ de plusieurs cinéastes n’a pas été causé par cette mauvaise administration?
MD : Oui, certainement.
CQ : C’est donc beaucoup plus une faiblesse qu’une force.
MD : C’est en même temps une force parce que ça permettait ainsi à d’autres cinéastes de venir. Si tu dis que sur le plan de l’administration ça tient du miracle, c’est parce que ce n’était pas rigide. S’il en avait été autrement je pense qu’on aurait pu faire éclater l’organisation au premier projet. J’ai vécu les discussions au Conseil d’administration autour de LA VIE RÊVÉE et, je pense, qu’il aurait été très facile en étant rigide de ne rien faire du tout. L’objectif qu’on conservait c’était d’abord de faire des films. L’administration c’est un instrument qu’on essaie de perfectionner. Maintenant ça devient une préoccupation. Quand je dis qu’il y a des cinéastes qui ont vieilli ou mûri plus vite que l’Acpav, je ne mets pas le tort sur l’Acpav. La coopérative a évolué et vieilli à son rythme, au rythme du groupe et non pas au rythme d’un individu. Je pense que les difficultés qu’on a eues à l’Acpav c’est quand elle a été identifiée à des personnes. Je puis en parler en connaissance de cause parce que j’ai déjà été une des ces personnes à qui l’Acpav a déjà été identifiée. C’est la pire des choses qui puisse arriver à une coopérative.
CQ : D’une part, l’Acpav est toujours au bord de la faillite. On la traîne en cour. On peut douter du fait que de vivre au bord de la banqueroute puisse constituer quelque chose de positif. D’autre part, une coopérative de production qui est obligée de vendre ses moyens de production, que ce soit sa table de montage, sa Nagra, ou son Magnasync, pour avoir du comptant, c’est grave. La mauvaise administration produit des effets très négatifs, dans ce cas-là.
MD : Le problème c’est que les individus qui sont là décident de mettre en commun suffisamment de moyens et d’énergies pour fonctionner. Ce qu’on a toujours gardé comme but, c’est de conserver ces moyens-là, de ne pas les garder jusqu’à l’épuisement, l’essoufflement. Vendre les moyens de production, pour moi, c’est un essoufflement. Actuellement, on pense beaucoup plus en termes de continuité. On a toujours comme objectif de faire des films, mais on commence à se dire qu’il faut laisser tomber certaines choses, qu’on n’ira pas chercher tout ce qu’on peut aller chercher.
CQ : Cette situation-là est possible maintenant que vous êtes devenu un groupe subventionné par le Conseil des Arts?
MD : Je pense que le Conseil des Arts peut maintenant nous subventionner parce qu’on a pris ensemble la décision de garder l’essentiel. Il n’y aurait pas eu de subventions si on n’avait pas pris cette décision et si on n’avait pas agi dans ce sens-là. Vendre de l’équipement (je n’étais pas là au moment où ça s’est fait) cela a pu être une simple décision de gestion. Il y a certaines analyses qui ont été faites au plan administratif pour savoir si c’était rentable de posséder de l’équipement.
FD : Le poids de l’industrie, le poids des pressions par rapport au type de film, la difficulté de les financer c’est une réalité concrète ça. Et elle n’existe pas uniquement dans une coopérative, elle existe aussi pour des maisons de production comme les Ateliers audio-visuels, Prisma et plusieurs autres à Montréal. Nous ne sommes pas les seuls à avoir des dettes envers les laboratoires. D’autre part, c’est bien beau d’avoir une Éclair, une super-16, mais cela implique d’avoir les moyens de l’entretenir. C’est peut-être effectivement une erreur de capitaliser sur l’équipement. Je trouve que le total des dettes de l’Acpav depuis les débuts jusqu’à maintenant, c’est bien minime quand on les compare aux compagnies incorporées. C’est facile de dire que l’administration à l’Acpav était déficitaire. Si tu parles des expériences des coopératives au Québec, si tu prends Tricofil, Manseau, ou d’autres, il ne faut jamais oublier qu’indépendamment de la structure interne qu’ils se donnent pour essayer de fonctionner, tous ces groupes n’ont pas le choix, ils doivent manœuvrer à l’intérieur d’une industrie de type capitaliste, dans un système bien identifié. À l’Acpav, on n’a pas le choix non plus, on a beau avoir été au bord du précipice, on ne mourra pas tant et aussi longtemps qu’on produira des films et qu’il y aura assez de monde intéressé à placer des énergies sur quelque chose qui n’entre pas dans le pattern individuel du pourcentage d’actions à avoir pour siéger sur un Conseil d’administration, mais qui te permette de prendre sur un pied d’égalité toutes les décisions d’orientation de ton entreprise.
CQ : Après quelques années l’Acpav a décidé de se départir des services d’un comptable qui avait l’air de lui rendre de très mauvais services. Le nouveau comptable vous a remis un rapport très détaillé de ce qu’il fallait faire en disant: “Vous avez des comptes ouverts n’importe où, ça n’a pas d’allure, fermez vos 28 comptes, mettez de l’ordre là-dedans”… Il y avait peut-être un côté amateur dans l’administration que le Conseil actuel est sûrement en train de réviser. Mais à une époque, une telle situation a pu amener l’Acpav au bord de la faillite.
FD : À une certaine époque on laissait les spécialistes à l’extérieur. On manquait d’expérience. Un bout de temps, on s’est même passé d’un avocat, on se disait qu’on était capable de régler nos problèmes nous-mêmes. Avec le temps, on a appris à utiliser ces gens-là en acceptant les règles du jeu.
JC : Quand Yvan Patry, Mireille Dansereau, moi-même, sommes partis, toi Marc, tu étais un des seuls, sinon le seul, à rester depuis les tout débuts. Comment as-tu fait pour trouver des énergies? C’est quoi ton cheminement personnel pour rester pendant dix ans?
MD : J’étais le seul producteur dans le bureau et je continuais à correspondre à la finalité de la coopérative. Je pense que c’est la seule réponse que je peux te donner.
JC : Comment t’es venu cet engagement? Tu aurais pu aller ailleurs, une fois tes preuves faites?
MD : Il y avait une correspondance entre ce que je voulais faire et ce que la structure coopérative me permettait de faire. C’est aussi simple que cela.
JC : Mais tu n’as jamais été tenté de fonder par exemple Les productions Marc Daigle Inc.?
MD : Non, absolument pas. Cela n’aurait pas été dans le sens de mes valeurs, de mon idéologie.
PT : Si la coop a survécu jusqu’à présent c’est peut-être parce qu’elle a vécu si l’on peut dire, une idéologie donnant/donnant. Il y avait beaucoup de cinéastes et d’administrateurs qui en étaient à leurs premières armes, la coopérative leur permettait ainsi un certain apprentissage. Eux, de leur côté, ils pouvaient donner de leur temps à la coopérative. C’était, certes, dans une finalité personnelle, égoïste, mais derrière cette démarche-là très individualiste, il s’est développé petit à petit ce qu’on pourrait appeler une conscience de l’autogestion. Cela veut dire qu’on tente, dans un métier, un des plus individualistes qui soit, de collectiviser des efforts.
LS : Dès l’instant où tu penses que la coopérative est le meilleur instrument pouvant te servir, tu penses évidemment à toi mais tu n’hésites pas à soigner la qualité de l’instrument avec lequel tu vas travailler. C’est une prise de conscience qui peut être malaisée et longue à faire mais tu te dis à un moment donné que tu vas mieux fonctionner dans ton métier si ton instrument de travail se porte bien.
CQ : Il y a un aspect qui nous a frappés à la lecture des procès-verbaux, nous avons senti qu’à un moment donné les techniciens et les réalisateurs formaient deux clans qui ne concevaient pas le coopératisme de la même façon et qu’il y avait comme une coupure entre les deux. Certains ont même démissionné à cause de cela. Pourriez-vous parler de cette double face de l’Acpav?
FD : À l’ origine d’un film il y a d’abord une idée, il y a d’abord un réalisateur. Tu as ensuite le producteur puis les techniciens. C’est un réflexe que de parler ainsi dans cet ordre-là. Parmi les membres de l’Acpav il y a toujours eu un bon nombre de techniciens et ils ont activement participé aux prises de décisions. La question qui s’est souvent posée lorsqu’on formait les équipes de tournage était : Est-ce qu’il faut embaucher exclusivement les membres de la coopérative? Est-ce qu’on va travailler en atelier fermé?…
JC : C’est un des problèmes typiques d’une coopérative. L’expérience de la coopérative de tomates de Manseau, c’était ça aussi. Entre les dirigeants, les penseurs du programme et les gens qui y allaient pour cueillir les tomates ou pour monter les serres, il y avait des divergences d’opinions. Tu as eu beaucoup de démissions là aussi, mais tu as toujours du sang neuf qui arrive.
FD : Tu ne peux pas solutionner les problèmes du système à l’intérieur d’une coopérative. Ce n’est pas possible. Les individus qui sont membres font aussi partie de la société, ils ont une éducation, une façon de penser et participent à des règles du jeu, qui, malgré la bonne volonté, sont prédominantes dans la structure actuelle de la société. Le système coopératif ce n’est pas LA solution, c’est une des solutions parmi plusieurs autres. Quelle que soit l’idéologie, il y a une vérité qu’on ne m’enlèvera pas de la tête, c’est que la force existe dans le groupe.
BL : À cause des problèmes de fond évidents, il y a eu des techniciens qui se sentaient moins à l’aise que d’autres à l’Acpav. Je pense que c’était des problèmes de politique de production, des problèmes de lucidité par rapport à l’orientation qu’on prenait. À un moment donné on était “pogné” parce qu’on avait pris sur notre dos des productions assez lourdes, que ce soit avec TI-CUL TOUGAS ou avec L’EAU CHAUDE, L’EAU FRETTE. Les préoccupations causées par de tels tournages bouffaient toutes nos énergies et faisaient en sorte que l’organisation interne était placée au second rang. Mais il fallait les faire ces films, ils ne pouvaient pas ne pas exister.
JC : Pourquoi es-tu passé de l’ONF à Prisma et ensuite à l’Acpav ? N’y avait-il pas des besoins idéologiques qui font tout d’un coup tu vas à l’Acpav et puis tu y restes?
BL : Ce serait parce que l’idée, la compréhension spontanée que j’ai du cinéma part du principe qu’on ne peut pas faire du cinéma tout seul et que j’ai besoin d’un minimum de structures pour fonctionner. Ce qui est à la fois fatigant à supporter et en même temps indispensable. C’est épuisant présenter un projet à un conseil d’administration et défendre des budgets. Il ne faut pas être trop paranoïaque. Comme partout ailleurs il s’agit d’essayer de planifier les conflits d’intérêts qui peuvent régner parmi des membres par rapport à des budgets.
LS : Étant la seule technicienne au Conseil d’administration et pour répondre à la question concernant le rapport techniciens/réalisateurs, à laquelle personne n’a encore répondu, je voudrais dire que tout est une question d’intérêt. Si tu es préoccupé par le cinéma, tu vas chercher, en tant que technicien ou comme réalisateur, comment tu peux influer sur son évolution. En tant que technicienne je trouve ça très intéressant de travailler dans une boîte qui n’a pas de patron. Il y a des responsables, je reçois des directives, mais j’ai mon mot à dire. Je trouve importante mon implication de technicienne car ce que j’y apporte est aussi essentiel que ce que le producteur ou le réalisateur peuvent y amener. Ailleurs, j’écoute un patron, ici je dis aux gars : “Vous charriez!” Cette attitude est importante dans une vision plus large de ton métier. C’est peut-être un peu plus lourd mais c’est beaucoup plus agréable. Je ne suis pas pour la normalisation par la base, je ne suis pas pour que le Conseil d’administration accepte nécessairement un scénario à l’unanimité. Un scénario qui provoque des controverses, c’est signe de santé. Cela peut vouloir dire qu’on cherche à faire un cinéma différent, en dehors des modes. Il est essentiel qu’il y ait des cinéastes qui se situent à un autre niveau, qui aient une autre conscience que celle du fric ou de la gloire personnelle. Je trouve que l’Acpav a un rôle à jouer dans ce sens-là à l’intérieur du cinéma québécois.
JC : Est-ce que ce rôle tu le retrouves dans les dix ans de production de l’Acpav?
LS : Moi, je suis nouvelle. Les vieilles histoires de l’Acpav, je ne les connais pas toutes et elles ne m’intéressent pas. Ce que je cherche n’existe pas et n’existera peut-être jamais mais la coopérative c’est une façon de le chercher. Je suis en recherche à l’Acpav. Je ne dis pas que j’en suis satisfaite, mais au moins j’aurai pris les moyens pour m’en faire un instrument. Je trouve que dans le milieu du cinéma, c’est ce qu’il y a de moins dégueulasse parce que cela m’appartient et que ça n’appartient pas rien qu’à moi. Je pourrais ouvrir ma petite compagnie mais ce que je trouve intéressant c’est de rencontrer dans un lieu donné des cinéastes avec qui je peux échanger des idées à tous les niveaux. Mon but premier à l’Acpav c’est qu’on s’y retrouve réalisateurs, techniciens et producteurs afin d’avoir un échange d’idées, autrement que sur le terre-à-terre de tous les jours ou que sur la petite « vue » que tu vas faire, qui est certes intéressante mais limitée.
BL : On parlait continuellement de ce rêve-là dans les années passées à l’Acpav. C’est quasiment un rêve que de vouloir fonctionner dans des rapports autres que ceux de boss/esclaves.
JC : Comment se fait-il qu’il n’y ait qu’une seule Acpav à Montréal?
FD : Il y en a une autre qui s’appelle la Coopérative des cinéastes indépendants mais elle ne produit plus.
JC : Pourquoi cela n’a pas fait boule de neige?
FD : Au mois de mai dernier nous nous sommes posés la question au Conseil d’administration. On a même envisagé de transformer l’Acpav en organisme de services pour qu’il se développe des modules. Je ne pense pas que nous soyons impérialistes. Mais toi, Jean, qui est parti, tu serais peut-être plus en mesure de donner réponse à cela.
JC : Je ne peux pas donner la réponse. Roger Frappier, André Melançon et moi-même on en parlait récemment, et l’on se disait que nous aussi il faudrait qu’on se regroupe car dans les conditions actuelles de production, en 1980, il y a un plafonnage, un certain blocage : même avec l’expérience dont nous disposons maintenant, la production d’un prochain film n’est pas tellement plus simple aujourd’hui qu’elle l’était alors. Cette situation est évidemment en coïncidence avec ce qui s’est passé en 1970-71.
LS : Tu devrais leur suggérer de venir à l’Acpav.
FD : Ou de revenir à l’Acpav.
JC : On pourrait aussi retourner à l’Acpav mais ce n’est pas cela que je pose comme question. Ce que je disais, c’est qu’on ne réussit pas à se re-coaguler si je peux dire. Il y a peut-être une définition de l’Acpav en rapport avec son rôle d’apprentissage, qui nous met dans une drôle de situation. Les individualités sont rendues trop fortes.
LS : Vous avez tellement peur de vous manger les uns les autres que l’individualité va l’emporter sur la collectivité. Les cinéastes ont une telle crainte de se faire bouffer dans ce milieu-là qu’il est difficile de croire que tu ne te feras pas bouffer à l’intérieur d’un groupe comme l’Acpav. Et je pense que pour l’instant à l’Acpav, on se respecte assez pour éviter qu’il y ait “power trip”.
PT : Il n’y a pas d’autres Acpav parce que je pense qu’on n’a pas encore prouvé l’efficacité pratique de l’autogestion. On est encore en train de définir les règles en ce domaine. L’exemple Acpav n’est pas encore assez “parfait”, achevé. Derrière cet idéal autogestionnaire, il y a toujours eu des individus qui voulaient faire des “vues”. Un désir sauvage de faire du cinéma. La coopérative c’était ça et c’est peut-être ça encore: un paradoxe. D’un côté un sentiment d’individualité très fort et de l’autre un désir de collectiviser les “individualités” pour inventer une nouvelle pratique, une façon moins “sauvage”, plus civilisée de faire du cinéma.
JC : C’est plutôt faire un type de cinéma.
BL : Les risques de faillite à l’Acpav ont toujours été causés par les films qui se créaient, par le manque à gagner sur le financement des films. Les dettes que l’Acpav traîne, c’est du manque à gagner à l’administration. La discipline qu’on doit encore apprendre c’est comment manœuvrer comme producteur et comme membre du Conseil d’administration quand tu mets toutes tes énergies sur un film en même temps que tu te préoccupes de bien faire rouler la boîte. Comment concilier cela, c’est ça l’histoire de l’Acpav et le fait qu’elle existe encore ce n’est pas un si mauvais signe que cela…
CQ : Il y a toujours eu à l’Acpav des contradictions entre ceux qui faisaient des longs métrages, ceux qui réalisaient des courts métrages et enfin ceux qui s’occupaient des commandites. Cette opposition a amené des membres à dire: “Les longs métrages foutent l’Acpav dans le trou, les commandites lui apportent de l’argent, pourquoi est-ce qu’on n’en fait pas davantage?” Pourriez-vous développer autour de ces trois pôles-là? Il y a ici, autour de la table, des personnes qui ont pratiqué ces trois types de cinéma.
FD : Je trouve cette question intéressante, mais avant d’y répondre et pour vider la question de ceux qui sont partis, je voudrais dire ceci: parmi les gens qui ont fait des longs métrages de fiction à la coopérative et qui sont partis combien, parmi ceux-là, ont réussi à tourner un autre long métrage? Il y en a très peu, c’est significatif.
BL : Le conflit qu’il y avait, ce n’était pas tellement entre les courts ou les longs métrages…
PT : C’était les commandites.
BL : La commandite tu comprends, elle est budgetée. Tu prends 15% d’administration et tout est clair.
FD : Le droit de propriété ne t’appartient pas.
BL : Le long métrage et le court métrage ça coûte officiellement 10% d’administration au départ, mais l’Acpav en réinvestissait la moitié en services pour le personnel, les bureaux, le téléphone, etc. C’était le cercle vicieux dans lequel on s’est enfoncé. Puis, en 1976-77, on a eu une crise assez importante, on s’est retrouvé dans un tout petit local et l’on se disait : “Nous sommes en déficit, faisons donc davantage de films l’an prochain”. Nous suivions quand même le cycle des problèmes qu’il y avait à la SDICC et dans le milieu en général. Mais on a réagi un peu en retard et on s’est retrouvé avec de grosses dettes sur le dos. C’est alors qu’on a repris les commandites, ce fut la période des INTERLUDES et c’était payant. On a ainsi réussi à payer une partie des dettes tout en continuant à faire d’autres films. La difficulté de financer un film que ce soit à l’Acpav ou ailleurs c’est un problème bien réel. Nous ne sommes pas un cas unique. Et je trouve que les différents spécialistes qui ont touché à l’Acpav, que ce soit les avocats ou les comptables, essayaient de nous caser dans des modèles classiques et ça ne marchait jamais. On ne consacrait pas tellement d’argent et de temps à l’administration. Il était plus important d’acheter de la pellicule avec que de donner de l’argent à un comptable.
CQ : Le secteur de la commandite ne s’est donc jamais développé autant que les conseils d’administration le souhaitaient?
FD : Tu as toujours eu des cinéastes à l’Acpav qui étaient sûrement un peu plus rationnels et qui comprenaient qu’en faisant des commandites tu pouvais apprendre à faire autre chose. Il y en avait d’autres qui, pas tant par prétention mais comme individu, comme personne, estimaient que leurs énergies devaient être consacrées à dire, à définir et à exprimer quelque chose de plus personnel. Je pense que c’est une question de philosophie générale c’est-à-dire de la nature même de l’expression cinématographique.
JC : Il n’en demeure pas moins qu’en 1972-73 les possibilités de commandites à l’Acpav étaient nulles, non pas pour des raisons d’expérience de production ou de réalisation puisque des commandites j’en ai faites en dehors de l’Acpav tout de suite après UNE NUIT EN AMÉRIQUE et qu’on avait quand même, à ce moment-là, administré des productions pour environ 300,000 $. Pourquoi? C’est à d’autres qu’il faut le demander mais à l’époque certainement que personne ne levait le nez sur les commandites. Je me rappelle d’une rencontre : on était allé une vingtaine rencontrer les gens de l’Office du film du Québec pour demander justement des commandites, sans succès malheureusement. Et ça aussi, je dois dire, a certainement joué un rôle déterminant dans le fait que plusieurs cinéastes ont quitté l’Acpav. Pour des raisons de survie quasiment.
FD : À un moment donné l’Acpav a eu une certaine crédibilité. Il y a des marchés qui se sont ouverts petit à petit. Par exemple, un gars comme Jean-Claude Burger a produit pendant des années et continue de produire encore des commandites. En terme de pourcentage, les commandites c’étaient 15% qu’on prenait sur le cash qui entrait, les courts métrages c’était autour de 10% et les longs métrages, compte tenu qu’il y avait une secrétaire, un comptable, un directeur de production, généralement ça se situait entre 3 et 5%.
PT : Je pense que derrière le long métrage il y avait ce que l’on peut appeler un esprit d’aventure, de risque. La coopérative, bon gré mal gré, risquait avec le producteur sur un long métrage, parce qu’il fallait qu’il se fasse, à tout prix. Le désir sauvage de faire un certain type de cinéma était plus fort que tout. Tandis que pour la commandite, on ramenait tout en terme d’opérations comptables propres. Il fallait que 1+1=2.
BL : Une compagnie privée n’aurait jamais pris le risque de commencer le tournage d’un long métrage avec des contrats non signés. A un moment donné, tu te lances tête perdue, tu fonces, c’est clair.
LS : Si tu es dans une coopérative pour faire du cinéma, tu n’es pas là pour faire de la commandite. Si je veux en faire, j’irai à Radio-Québec ou à Radio-Canada, je n’irai pas travailler à l’Acpav. Il peut y avoir un désir de changer la façon de voir la commandite mais c’est une utopie. En tant que cinéaste tu as envie de créer et en faisant une commandite tu as aussi envie de créer, de changer quelque chose. C’est un défi différent, mais tu n’es pas, au départ, à l’Acpav pour faire de la commandite.
FD : À l’époque, l’entreprise privée acceptait mal notre concurrence dans ce secteur parce que nous étions subventionnés. À partir du moment où tout le monde devient subventionné, le problème n’existe plus. Bien sûr qu’il faut garder l’expression au premier plan mais je pense que le métier de réalisateur c’est une chose qui s’apprend. Un cinéaste qui tourne un film seulement à tous les trois ans, il a beau avoir quelque chose à dire, il n’en demeure pas moins qu’il est rouillé! La commandite et le court métrage sont des moyens de lui assurer l’entraînement nécessaire à son métier.
CQ : Il y a eu une époque où l’Acpav a songé à séparer les producteurs délégués, un pour les commandites, c’était Guy Bergeron, un pour les longs métrages, c’était Marc Daigle. Est-ce qu’actuellement une idée comme cela pourrait être remise de l’avant?
FD : Non, pas dans ce sens-là. Dans la mesure où par exemple, si tu reçois un appel d’offres tu ne peux pas y aller comme au bingo. Il y a une mécanique à respecter à l’intérieur de l’Acpav. On fait appel aux préoccupations des producteurs et, s’ils ne sont pas pris sur quelque chose d’autre, on les met en contact avec les auteurs puis, s’ils sont intéressés, on répond à l’offre. Nous ne sommes plus obligés de reprendre la bataille que les cinéastes ont dû mener dans le passé. L’Acpav c’est maintenant une entité reconnue.
BL : Même dans le marché des commandites, tu dois chercher ton intérêt. Il y a des choses intéressantes et d’autres que tu ne veux pas toucher comme les commerciaux, par exemple. Tu as le droit de faire ce choix-là aussi. Si tu n’apprends rien, il vaut mieux laisser tomber. Les tensions qui ont existé entre le secteur commandite et celui du long ou du court métrage étaient dues aux écarts de rentabilité entre les deux. Pour le long métrage, les rentrées d’argent étaient vraiment minimes. La commandite faisait alors vivre le long métrage mais elle ne peut pas le faire constamment. Il faut que le film d’auteur s’auto-rentabilise à un moment donné sinon il y a une frustration qui se crée.
CQ : L’Acpav a toujours voulu agir sur la distribution de ses films. On a d’abord fait appel à Gilles Lavigne à l’époque de TU BRÛLES… TU BRÛLES. En 1975, il y a ensuite eu une entente avec Faroun; Jacques Cyr a été engagé comme permanent à la diffusion. Plus tard d’autres relations ont été crées avec le Conseil québécois pour la diffusion du cinéma (CQDC), le Nouveau Réseau ou encore avec les nouvelles sociétés de distribution (Cinéma Libre, Les films du crépuscule, etc.). L’Acpav a donc essayé dans toutes les directions, quel bilan en faites-vous?
FD : Je pense que les expériences qui ont été tentées à l’Acpav avec Jacques Cyr et le Nouveau Réseau correspondaient au problème majeur du cinéma au Québec, c’est-à-dire la distribution et l’exploitation. L’Acpav a cherché des solutions. Elle produisait des films pour qu’ils soient vus. Il y a eu effectivement la phase où l’Acpav a tenté d’avoir sa propre façon de distribuer ces films. Ce fut un premier réflexe et c’était normal.
CQ : Tu en fais donc un bilan négatif?
FD : Pas du tout, c’est de l’histoire. On n’avait pas le choix, on était à la fois producteur et distributeur. Il y a eu l’expérience de Jacques Cyr chez Faroun puis, si je classe les étapes dans l’ordre, nos films ont été distribués par le biais du CQDC. Ensuite, à la disparition du CQDC, l’argent de la SDICC et du Secrétariat d’État accordé pour la diffusion est allé au Nouveau Réseau. Actuellement, nos films sont distribués par Cinéma Libre, Les films du crépuscule, Carrefour International et Parlimage. Nous n’avons plus à jouer un rôle de distributeur puisqu’il y a maintenant des personnes qui s’occupent d’étudier le marché et la façon de le pénétrer.
CQ : Est-ce que vous en êtes satisfait?
FD : Pour l’instant l’expérience est jeune. Nous venons tout juste de nous regrouper en association (Association vidéo et cinéma du Québec). Le processus de réflexion que nous amorçons est d’abord orienté vers une civilisation de la concurrence. À chacune des maisons de distribution, son type de films, comme il y a des publics pour les différentes catégories de films qui se font. L’expérience du CQDC, elle s’est perpétuée car chacune des fonctions qu’il y avait à l’intérieur de cet organisme, tu la retrouves à l’intérieur d’une des maisons de distribution membres de l’AVECQ. Pour moi c’est un bilan positif mais cela ne veut pas dire que tous les problèmes soient réglés pour autant. La coordination de tout cela va peut-être faire avancer les choses.
PT : Des choses sont en train de se faire, mais il reste que dans la dure réalité du présent, la situation est difficile à vivre au niveau de la distribution. À une époque on s’est rendu compte que nos films n’étaient diffusés nulle part, ou du moins qu’ils se retrouvaient trop souvent sur les tablettes. C’est alors qu’on a demandé une bourse au Conseil des Arts et qu’on a engagé des personnes en leur donnant le mandat de distribuer nos films. Mais le travail a été fait à très court terme, on avait de l’argent qu’on a investi dans la distribution puis ce fut tout. Il n’y a pas eu de pensée très approfondie sur le sujet. Le problème c’est que l’on se retrouve encore aujourd’hui en 1980, malgré l’optimisme apporté par quelques maisons de distribution, dans une situation qui n’est peut-être pas tout à fait semblable à celle d’il y a 5 ans mais qui n’en est pas tellement différente.
BL : L’Acpav a toujours été une machine qui a bougé en fonction des individus. Dans ce sens-là, l’expérience de distribution de TU BRÛLES… TU BRÛLES… qui a été menée par l’Acpav est significative. Avant même d’avoir des budgets au Conseil des Arts, Marc (Daigle) était parti avec le film et l’avait montré aux gens. Avec UNE NUIT EN AMÉRIQUE, on avait un contrat de distribution avec Cinépix mais il fallait que tu t’en occupes toi-même sinon il restait sur les tablettes. Avec BULLDOZER, ce fut la même chose, pour que ça bouge, il fallait s’en occuper.
FD : Je crois que nous commençons à tirer des conclusions des expériences que nous avons vécues. Le problème de la distribution va se régler quand il y aura suffisamment de gens conscients pour être capables, en terme d’effectifs, de forcer les autorités à adopter des mesures qui correspondent aux besoins déterminés du milieu. L’Acpav a joué un rôle, nous avons posé des jalons et maintenant nous essayons de ne pas nous lancer dans n’importe quelle aventure qui nous est proposée. Je voudrais maintenant aborder le problème Québec/Canada. Il faut arrêter de voir un mur entre nous deux et de penser que, parce que nos films ne peuvent pas s’amortir sur le marché québécois, il faut tourner en anglais. Le Canada est ouvert aux films québécois et il suffirait peut-être d’avoir une politique de doublage ou de sous-titrage pour que ce marché nous soit accessible. Ce marché est à côté de nous et l’on doit arrêter de ne viser que la francophonie. Il est important qu’on cesse d’avoir des attitudes chauvines. Il faut aussi reconnaître qu’il y a des cinéastes au Canada qui vivent la même sorte d’oppression que les cinéastes québécois; ils rencontrent exactement le même type de problèmes que nous, avec peut-être plus d’acuité encore, à cause de la présence américaine qui leur enlève droit de cité. La politique de sous-titrage vaut aussi pour eux. Il se tourne au Canada des films importants par rapport au genre de cinéma et de problèmes que nous vivons ici et il faut qu’ils nous soient accessibles.
BL : C’est cette ardeur dont témoigne François qui fait durer l’Acpav.
Propos recueillis au magnétophone par Pierre Jutras et Pierre Véronneau, le 21 novembre 1980 et revus par les intervenants.
Notes:
- Certains participants n’ont pas assisté à toute la table ronde. ↩
- Programme de production mis en place à l’ONF en 1969 sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre dans le but de permettre à de jeunes cinéastes de réaliser soit leur premier long métrage (AINSI SOIENT-ILS de Yvan Patry, JEAN-FRANÇOIS XAVIER DE… de Michel Audy, MON ENFANCE À MONTRÉAL de Jean Chabot, QUESTION DE VIE de André Théberge), soit un court métrage (TI-COEUR de Fernand Bélanger, JOLI MOIS DE MAI de Gilles Thérien, POLLU-SONS de Claude Hazanavicius). Le programme ne fut pas renouvelé. ↩
- Compagnie fondée en 1964 par 4 cinéastes (Jean Dansereau, Denys Arcand, Bernard Gosselin, Gilles Groulx) qui veulent tenter une aventure différente de celle qu’ils vivent à l’ONF tout en pouvant contribuer à former de bons techniciens et réalisateurs dans l’entreprise privée. Elle tournera des commandites (MONTRÉAL, UN JOUR D’ÉTÉ, QUÉBEC?, COMMENT VIT LE QUÉBÉCOIS, etc.) et deux longs métrages (À SOIR ON FAIT PEUR AU MONDE, LE MARTIEN DE NOËL). ↩
- B. Lalonde fait allusion aux diverses tentatives d’établir des formules de contrat différentes de celles existant ailleurs et qui privilégient l’association entre les cinéastes et la maison de production et le partage des droits de propriété. ↩