Un cinéma réputé mineur*
ENCORE le cinéma égyptien?” Sans doute sera-ce la réaction de certains lecteurs. Il y aurait, à cela plusieurs raisons dont les plus importantes sont que ce cinéma égyptien est réputé “mineur” et que les préjugés, à son encontre, sont parmi les plus enracinés et les plus pénibles à combattre. Je me souviendrai longtemps des discussions et des difficultés que suscitait, il y a 2 ou 3 ans, au bureau de la F.T.C.C. 1 toute proposition de passer officiellement tel ou tel film égyptien dans les ciné-clubs, par exemple. C’est un fait: dès qu’on parle de cinéma arabe (il n’y a pratiquement pas encore de “cinéma arabe” autre que la production égyptienne), on pense irrésistiblement à quelque mélodrame pleurnichard où la justice immanente a le principal rôle, sinon à quelque concert oriental à plusieurs tableaux où les tours de chant doucereux et les lascives et vulgaires danses du ventre, alternent comme les pages d’une revue à bon marché.
Certes, ces préjugés sont fondés le plus souvent et on a beau s’en défendre, et passer outre, trop de films égyptiens contribuent encore à vous renforcer dans votre réticence qui devient comme une seconde nature. En tout cas, c’était encore mon impression il n’y a pas longtemps. Cependant un petit jeu auquel je me suis livré m’amena à quelques réflexions qui méritent qu’on s’y arrête, que les cinéphiles du moins s’y arrêtent.
Une petite publication hebdomadaire paraît à Sfax depuis 1957 sous le titre de “Les conseils des Trois”. D’octobre à juin de chaque année, trois animateurs des Ciné-Clubs utilisant leurs notes personnelles ou les documents de la bibliothèque de la F.T.C.C., analysent et commentent tous les films qui passent sur les six écrans de Sfax. Le jeu a été de parcourir la collection de ce journal pour 1960-61, d’en retenir les titres arabes et d’étudier la moisson.
Qu’en résulte-t-il?
D’abord ce chiffre: sur 458 films projetés dans une agglomération de près de 100 000 habitants, 123 étaient des films égyptiens (les 2e et 3e visions ne sont pas comptées). Ce qui indiscutablement, confère à ce cinéma une importance de fait, une présence” qu’un bon cinéphile ne peut négliger.
Sur ces 123 films nouveaux, on relève:
42 mélodrames (souvent chantants)
32 chansonnettes (comédies musicales souvent mélodramatiques).
23 drames (sociaux, psychologiques ou de mœurs).
11 policiers.
6 comédies (burlesques le plus souvent)
4 films d’aventures.
3 documentaires
et 2 biographies.
Si les deux premiers chiffres, soit plus de 50% de films égyptiens, justifient encore les préjugés contre les larmes et les roucoulades de ce cinéma, on ne peut négliger les enseignements contenus dans les chiffres suivants.
On constate ainsi un certain souci d’échapper à ce faux dilemme de la paresse —mélo ou chanson?— vers des genres “nouveaux” comme le policier ou le film d’aventures pour lesquels on essaie les “grands moyens” à l’américaine (cinémascope, couleurs, figuration, chevauchée, bagarres, etc…). Ainsi un KHALED IBN EL WAHD de Hussein Sedky, assez bouffon en lui- même, mais qui témoigne d’une initiative indéniable. Ainsi surtout un ARDH EL AHLAM (terre de rêve) de Kemal El-Cheikh avec Emad Hamdi et Madiha Youssri sorte de Hitchkock, tourné en Eastmancolor, dans des extérieurs naturels dignes de Sturges ou de Ford. Ainsi enfin, des films comme QUAI N. 5, ENNEM- ROD, HAMIDOU, LE FILS DE HAMIDOU, SAÏQ NOS ELLIL ou ABOU HADID où les coups de poing, de gourdin, de poignard ou de revolver n’ont rien à envier à ceux de “films d’action” produits à Rome, Paris ou Hollywood.
Ce souci de renouvellement des genres ne débouche pas que sur l’aventure, mais aboutit aussi à la comédie (comme certains films de Ismaïl Yassine), ou documentaires comme ce SERAA FIL NIL (Lutte sur le Nil) consacré aux transporteurs du grand fleuve, ce AHNA ETTALAMZA (Nous les étudiants) consacré à la jeunesse estudiantine du Caire, ou le HASSAN ET HAÏMA consacré au folklore villageois de la Vallée du Fayoum, comme il aboutit à la “biographie”, fictive, comme dans ce JESR EL KHALIDINE (Le Pont des Immortels) de Mahmoud Ismaïl, ou authentique comme ce MUSTAPHA KAMEL, LE LEADER DE L’INDÉPENDANCE ÉGYPTIENNE, de Badrakhan.
Mais le chapitre le plus intéressant et le plus riche d’enseignements dans cette liste est certainement celui des “Drames” (23 films sur 123). C’est dans ce genre qu’on rencontre le plus de “nouveau” à tous points de vue.
Nouveaux réalisateurs, nouveaux sujets, nouveaux “auteurs” (auteur de scénario) et nouveaux interprètes. En somme, tout ce qui, dans ce cinéma égyptien des années 50, a contenu des promesses et permis de remettre sérieusement en question les préjugés les mieux enracinés.
Ces nouveaux auteurs de cinéma ont nom Taha Hussein DOÀ EL KARAWANE, Youssef Essebaï OUDHKIRINI, Ihsân Abdelkoddons AL WISSADA AL KHALIA, AL BANÂT WASSEIF, LA ANAM, AT- TARIQ, AL MASSOUD, ANNA HORRA ou Hassan El Imam ACH-CHAÏTANA ESSE- GHIRA, JAÂLOUNI MOU- JRIMAN.
Ces réalisateurs s’appellent Salah Abou Seif, un ancien encore en pleine forme si j’en juge pas sa dernière œuvre ANA HORRA (Je suis libre!) où je retrouve toute la sincérité, toute la chaleur et tout le mordant dont il avait fait preuve dans des films comme OSTA HASSAN (Maître Hassan le contremaître), ou CHEBAB EMRAÀ (la Sangsue). Il s’appelle Youssef Chahine, un grand parmi les jeunes, dont BAB EL HADID (Station Le Caire) comptera sans doute comme l’œuvre la plus marquante du cinéma arabe d’après-guerre, comme ses SERAÀ FIL WADI (ciel d’Enfer) et SERAÀ FIL MINÀ (Lutte sur les Quais) constitueront les tournants décisifs du cinéma égyptien post-révolutionnaire. Ils s’appellent Kamel El-Cheikh (ABOU AHMED, AL MALAK ASSAGHIR); Hassan Al Imame (JAALOUNI MOUJRIMAN, LIMAN TATLAÀ ECHAMS), Atef Salem (AHNA ETTALAMZA, SERAÀ FIL NIL), Hassan Essieifi (EHTARSI MI- NALBOB, AL BANAT WASSEIF), etc…
Ces nouveaux comédiens (“ces nouveaux visages” comme on dit en Égypte) auprès desquels ne se maintiennent que les plus grands parmi les “anciens” comme Faten Hamama, Tahia Carioca, Magda, Meriem Fak- hreddine, Emad Hamdi, Ferid Chawki, Mahmoud El Meligui, Kemal Chinaoui, Yahia Chahine ou les deux Serhàne. Ces nouvelles vedettes sont Lebina Abde- laziz, Zoubeida Tharouat, Hend Rostom, Souâd Hosni, Imane, Ahmed Madhar, Omar Cherif, Rochdi Ebadha, Ahmed Ramsi, Fouad Mouharram ou Maher El- Attar.
Plus important que ce renouveau humain du cinéma égyptien est le renouveau qui semble toucher à son contenu. Les thèmes du cinéma égyptien tendent sérieusement à s’enrichir quand ils ne se renouvellent pas complètement. À côté de l’histoire d’amour mille fois rabâchée, des chansonnettes en vogue autour desquelles on brode n’importe quelle péripétie sans la moindre prétention, on s’intéresse maintenant à LA VIE, à la Réalité, au Quotidien, aux Hommes, à leurs conditions et à leurs problèmes. Cet intérêt pour le Réel et l’Hu- main est encore timide, le plus souvent. Il est là mais il n’arrive pas encore à tenir l’écran. Il lui faut souvent encore être emporté dans une histoire banale, familière et accessible. Ainsi, certains problèmes tabous depuis toujours dans le cinéma égyptien comme les problèmes sexuels des étudiants. C’est un mélo traditionnel qu’on a encore dans NOUS LES ÉTUDIANTS de Atef Salem. Mais ces problèmes sexuels sont évoqués avec suffisamment de précision, d’objectivité et de sincérité, pour que tous les spectateurs s’y arrêtent et y réfléchissent.
Mais il arrive. Et c’est l’essentiel et la plus importante conclusion de cette rétrospective — que les problèmes les plus graves et les moins familiers au cinéma égyptien que tout le monde s’imagine, soient traités de front, avec plus ou moins de bonheur, mais directement, pour eux-mêmes, avec toute la gravité et toute l’attention qu’ils exigent!
Et tout d’abord les différents aspects de la “Lutte” de l’homme pour sa subsistance et sa dignité. Lutte des fellahs, efforts des élites rurales dans les syndicats ou les coopératives agricoles (SERAÀ FIL WADI de Youssef Chahine), lutte des dockers et du petit peuple du quartier du port d’Alexandrie (SERAÀ FIL MINAÀ du même Youssef Chahine), lutte des petits bateliers du Nil et leurs efforts vers la coopération (SERAÀ FIL NIL de Atef Salem), lutte des étudiants (NOUS LES Ë- TUDIANTS de Atef Salem), lutte du petit peuple des domestiques et des bonnes à tout faire (DOÀ EL KARAWÀNE) de Barakat, d’après Taha Hussein, etc…
Certains “milieux” où a lieu cette lutte humaine de tous les jours sont appréhendés par la caméra comme ils ne l’avaient jamais été auparavant en Égypte: Les villages du Saïd, leur misère et le stade étonnamment arriéré où y sont les esprits (HASSAN ET NAÏMA, DOÀ EL KARAWANE), les quartiers populeux du Caire (CHABAB EMRAÀ, EL FOUTOUA) ou d’Alexandrie (RAYA ET SEKINA), lésa quais des grandes gares (BAB EL HADID), ceux du Nil (SERAÀ FIL NIL) ou ceux des grands ports (SERAÀ FIL MINAÀ).
Enfin, d’autres problèmes, moins collectifs, mais non moins graves, comme celui des jeunes délinquants ou des petits condamnés de droit commun (JAALOUNI MOUJRIMAN de Hassan Al Imane, MOUJRIM FI IJAZA de Salah Abou Seif, INNI ATTAHEM (J’accuse) de H. Al Imane), celui des maisons estivales (AL BANAT WASSEIF de Hassan Esseifi), celui de la femme abandonnée (AL WISSADA AL KHALIA), des névroses de l’adolescence (LÀ ANAM de Salah Abou Seif), du bigame multipliant les répudiations et les remariages “pour avoir un enfant”, (ABOU AHMED de Kamal El-Cheikh), de la jeune fille en quête d’émancipation et de joie de vivre (ANA HORRA! — Je suis libre! de Salah Abou Seif).
Voilà pour le “contenu” du cinéma égyptien tel qu’on peut s’en faire une idée à partir de 123 films exploités à Sfax depuis un an. Ce n’est peut-être pas éblouissant mais je pense que c’est très honorable. Ça me semble assez sérieux en tout cas pour qu’un cinéphile qui se respecte — et aussi tout homme inquiet de connaître, de s’enrichir et de s’améliorer— ne puisse plus escamoter par un haussement d’épaules toute éventualité de voir un film égyptien. Les Ciné-Clubs Tunisiens, poursuivant leur inlassable lutte pour une meilleure connaissance du cinéma et une appréciation plus juste des œuvres de tous les âges et de tous les horizons, ont déjà programmé LA SANGSUE, de S. Abou Seif, SERAÀ FIL WADI et BAB EL HADID de Youssef Chahine (rien qu’en cette saison 60-61). Pour un grand nombre de nos adhérents les plus fervents et les plus avertis, ce furent de véritables découvertes. Nous continuerons nos efforts dans le même sens. Cette modeste rétrospective, ce jeu au départ, m’a encore plus persuadé que c’est nécessaire. Ce cinéma arabe au public le plus nombreux, ce cinéma qui est le plus “nôtre” par tant d’aspects évidents est aussi, paradoxalement, le plus mal connu chez nous. Je me demande par exemple combien d’étudiants (et étudiantes surtout!) ont vu NOUS LES É- TUDIANTS ou JE SUIS LIBRE? Combien de nos femmes émancipées, militantes et même d’avant-garde (!) ont vu ABOU AHMED de Kamal El-Cheikh ou ce JE SUIS LIBRE ! de Salah Abou Seif qui pourrait être un véritable instrument de travail pour tous les cercles, unions et autres clubs féminins.
Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas, ici, d’une défense et illustration du cinéma égyptien. Il y a des faits. J’ai essayé d’en donner un aperçu limité mais honnête et objectif. Le plus évident de ces faits est que nous connaissons mal et très peu ce cinéma arabe et que cela est essentiellement dû à un PRÉJUGÉ. Pour moi, une trentaine de films au moins m’ont amené d’abord à remettre en question ce préjugé, puis à essayer de le combattre. Dans quelle mesure y serais-je arrivé? Dans quelle mesure même n’exagérais-je pas ce préjugé et l’ignorance qui en résulte? La seule réserve que je me sente en devoir de faire serait que je pensais peut-être trop à un certain public, réputé plus averti, plus cultivé, plutôt qu’à un public plus large… qui connaît sans doute mieux le cinéma égyptien et s’en fait peut-être une idée nouvelle et plus optimiste.
Fondateur des Journées cinématographiques de Carthage, critique de cinéma, auteur d’un livre sur le cinéma en Afrique, il est actuellement directeur adjoint de la culture à l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (Paris).
* Cet article a été publié dans le mensuel “Tribune du progrès”, Tunis, Juin 1960.
Notes:
- F.T.C.C.: Fédération Tunisienne des ciné-clubs. Fondée en 1949. Les films suivants sont exploités sous des titres différents: • Bab al-Hadid (Gare Centrale) • Siraa fil Minaa (Les eaux noires) ↩