SWAF
J’habitais dans la maison de Claude Jutra. Ma chambre avait une vue magnifique sur le parc du carré St-Louis. Il m’appelait « La chambreuse ». Nos chambres étaient l’une en face de l’autre et c’est par téléphone que nous nous donnions plusieurs rendez-vous par jour. J’entendais toujours sa voix en même temps à travers la porte de sa chambre. Cette voix toujours très douce…
Un jour, je l’invite à regarder mon projet de film SWAF sur le délire alcoolique. En voyant les dessins, sans l’ombre d’un doute, Claude me convainc de faire le film à l’ordinateur. Petit à petit, notre collaboration dessin-écriture s’établit. Il m’ouvre une porte à l’animation française de l’Office national du film. Notre période d’écriture s’échelonnera sur trois mois.
L’installation pour écrire était tout un cérémonial. Claude apparaissait dans la pièce de travail avec un assortiment de crayons à mine fine 0.5 de sa collection et avec un cahier à anneaux rempli de feuilles blanches non lignées. Il bougeait la table, les chaises et ajustait l’éclairage pour créer l’ambiance idéale.
Il y avait souvent un chat qui rôdait autour. J’apportais les dessins. On brassait de nouvelles idées en s’agitant comme des enfants. Assis sur le bord de sa chaise, penché sur son pupitre comme un collégien appliqué, Claude se jetait rapidement sur le papier quand les mots lui venaient. Pendant sa concentration, il faisait des petits mouvements de bouche. Il écrivait avec une calligraphie parfaitement arrondie. Il corrigeait les erreurs à mesure comme un ordinateur. Ses manuscrits étaient impeccables.
Le personnage du scénario boit trop, il hallucine : une patineuse de fantaisie devient son tire-bouchon. Claude écrit : « Le corps de la femme est un immense tire-bouchon. Puis elle fait une pirouette et un de ses pieds devient une spirale sur laquelle elle tourne… tourne et se visse. » Subitement, Claude s’est levé et a commencé à mimer la scène. Les bras dans les airs, il a fait une pirouette avec des gestes rapides comme sortis d’un film muet.
J’éclatais de rire souvent. Il gardait un air sérieux qui me faisait encore plus rire. Plus je riais, plus il en mettait. Le rire le stimulait. Il me parlait souvent du rire de son père qui dérangeait les spectateurs au théâtre.
Puis on s’arrêtait pour le café, les repas, pour parler et, aussi, pour caresser les quatre chats. Le message sur son répondeur était à ce moment-là : « Je suis Claude Jutra — miaou… miaou… »
À la cuisine, il était comme dans une salle d’opération. Tous ses instruments étaient disposés autour de lui, bien à la vue. Avec la concentration d’un chirurgien, éclairé par une petite lumière au-dessus de ses mains, Claude dépeçait une mangue sans faire de dégât. Il coupait les légumes avec symétrie. Le menu était simple et bon. Un plat de pâtes au beurre faisait son bonheur… Il m’est arrivé de me lancer dans une aventure culinaire interminable. Il me surprit et me gronda : « Tu n’es pas une cuisinière, tu es une scénariste. »
Quand on reprenait le travail, il relisait le texte à haute voix sans aucune émotion. Le récit devenait de plus en plus tragique. Il cachait une profonde tristesse. À la fin, le héros a tout perdu et se détruit à cause de l’alcool.
Claude s’est mis dans la peau du personnage. Il était ivre mort et avait le hoquet. Il a commencé à marcher tout croche, à trébucher, à glisser par terre en pleine face. Le plancher devient eau. L’homme se noie. Claude a fait glouglou… glou…. et on a écrit ceci :
« La noyade
Louis se lève en titubant. Obnubilé par l’alcool, il glisse et tombe la face sur la glace. La glace devient eau. Il coule vers le fond. Louis cherche la patineuse, elle n’est pas là. Il nage dans une eau sombre, verdâtre, repoussante. Il se fait un chemin à travers les algues. Une bouteille flottante s’approche de lui, appuie son goulot contre sa bouche. Louis la repousse, mais en vain. Il se débat. Il nage. Il aperçoit deux seins de femme qui brillent dans l’eau glauque. Il s’en approche et commence à embrasser l’un d’eux, puis il le tète comme un bébé. Aussitôt on voit apparaître le visage de la femme nourricière. C’est sa propre mère dont la tête flotte parmi les algues en le regardant tristement. Le corps de Louis coule comme un boulet dans l’eau croupissante, en laissant échapper les dernières bulles de ses poumons. Il ouvre la bouche comme un poisson et laisse entendre une faible plainte : Swaf… Swaf… »
Michèle Cournoyer