Néguentropie*
Claude Jutra est mort ! Vive sa mémoire !
Je voudrais en parler non seulement avec beaucoup de chaleur, mais avec aussi beaucoup de sérénité et presque beaucoup de joie.
Claude Jutra a d’abord été mon maître au cinéma. Il a été mon initiateur. C’est lui qui m’a amené à Montréal comme nous nous étions connus à Ottawa-Hull alors qu’il était membre de ma troupe de théâtre. Il m’a fait venir à Montréal pour devenir son assistant à l’Office national du film. J’ai habité chez lui pendant quelques mois. Il était le parrain de mon fils Stéphane. Nous étions des amis intimes. Il est devenu le maître qui m’a tout enseigné : le métier, la sensibilité, la joie, et cette espèce de grand détachement qu’il me semble avoir lui-même toujours conservés.
D’ailleurs, je vais garder jusqu’à la fin de mes jours le souvenir de ses paroles prononcées au cours de la dernière entrevue qu’il a accordée à Luc Courchesne avant sa disparition où l’on faisait allusion à ses trous de mémoire : « Oui, en effet, je ne sais plus maintenant où je suis, mais quand j’y suis, je m’y trouve toujours bien ». Et malgré l’impression dont certains sont demeurés imprégnés, je crois que le profond sentiment d’abandon et de solitude observé chez lui durant les dernières années était surtout dû au désarroi dans lequel la maladie l’avait plongé. D’ailleurs, nul n’est prophète dans son pays. La solitude et l’abandon sont souvent la souffrance de tous les grands créateurs. Malgré cela, la dernière interview qu’il a accordée est une des interviews les plus sereines qui n’ait jamais été donnée par un condamné à mort.
Ce qui le caractérisait le plus c’est qu’il réussissait toujours à encourager tous ceux qui se trouvaient autour de lui. Il possédait une sensibilité extraordinaire. C’était le Cocteau québécois. On le voit d’ailleurs un peu dans le dessin-caricature qu’il faisait de moi en 1955 en souvenir de toutes nos folies à Ottawa. Des folies qui se sont poursuivies à Montréal.
À Montréal, à l’Office national du film, j’ai commencé comme assistant auprès de Claude dans la grande série dramatique LES MAINS NETTES. Cette série est devenue ensuite un long métrage. À mon arrivée en 1957, il terminait le tournage d’IL ÉTAIT UNE CHAISE avec Norman McLaren. Pendant une semaine, non seulement ai-je eu l’immense joie d’assister au tournage de cette merveilleuse fable, mais j’ai aussi goûté l’honneur d’y être utile en les aidant à tirer quelques ficelles pour faire danser la chaise, ou à peser sur le bouton de la caméra image par image. Pendant les dix années qui ont suivi, et bien au-delà, Claude a été mon confident, mon ami, mon maître.
La dernière grande expérience cinématographique que j’ai vécue en profondeur avec lui fut : PETIT DISCOURS DE LA MÉTHODE. Un film que j’avais tourné en France sur la technologie française et que je n’arrivais pas à monter. Claude a sauvé ce film comme il en a repêché bien d’autres d’ailleurs par son génie. Pendant trois semaines, jours et nuits à coups de médicaments, il a tout refait. J’étais redevenu son assistant, son élève, sa matière première. Jamais, je crois, je n’ai vu Claude manier avec autant d’imagination toutes les dimensions du cinéma. La fantaisie du créateur était à son comble. L’humour et l’ironie se disputaient l’éclectisme de la connaissance et du savoir de l’humanisme français et de la technologie française. Ce film est devenu un petit chef-d’œuvre grâce à l’esprit très spécial de Claude.
Esprit très spécial en effet, puisqu’il m’a toujours donné l’impression de vivre dans une certaine immanence hors du temps et de l’espace. Je me souviens par exemple de cette dernière scène de son film À TOUT PRENDRE dont on parle beaucoup et que certains qualifient de prémonitoire, la scène où le réalisateur (lui-même) se jette à l’eau au bout d’un quai et en ressort comme dans un film de Cocteau. Eh bien, cette scène je l’ai vécue avec lui quatre ans auparavant. Nous étions à Boucherville sur le bord du fleuve à la maison de campagne de ses parents où nous poursuivions nos merveilleuses folies. Claude, qui aimait beaucoup jouer dans la vie courante toutes sortes de personnages, m’avait entraîné à jouer avec lui des personnages qui auraient le don d’ubiquité dans l’espace comme dans le temps. Le vin aidant, ce fut presque comme un jeu de cache-cache dans lequel nous nous sommes retrouvés comme par hasard sur le bord du fleuve au bout du quai. L’eau devint notre centre d’attraction, notre fascination. L’eau se métamorphosait en une cachette libératrice de tous les monstres à notre poursuite. Elle devenait fantasme. Il suffisait de s’y plonger pour en ressortir transformé, comme un fluide qui se joue de toutes les formes, inaccessible, libéré, libre. Ces images mythiques à la ORPHÉE se confondirent bientôt dans l’onirique de la nuit emportée par le sommeil du rêveur éveillé dont la mémoire n’obéit plus ni au temps ni à l’espace. Claude Jutra sait maintenant où il se trouve et je suis assuré qu’il s’y trouve bien.
Claude Jutra est mort ! Vive sa mémoire !
Pierre Patry
* Augmentation du potentiel énergétique qui conduit à l’esprit éternel.