Le secret de Johanne
C’est René Bail qui m’a introduit dans le tournage d’À TOUT PRENDRE. Je connaissais René Bail depuis assez longtemps : nous avions fondé ensemble, avec d’autres amis, la Société Jeune Cinéma. Nous avions tourné plusieurs courts métrages dont CHRONOS de Denis Saint-Denis, LE PANTIN de Luc Chartier et des extraits de films intégrés dans LA REVUE BLEU ET OR (LE KID S’EN VA-T-EN-GUERRE). Nous admirions tous René Bail parce qu’il avait réalisé, tourné, développé, postsynchronisé, seul dans sa cave de l’avenue Van Horne, un extraordinaire long métrage, LES DÉSOEUVRÉS.
Un matin d’hiver, j’ai reçu un coup de fil de René Bail me demandant si j’étais libre et si je voulais tourner une séquence d’un long métrage que réalisait Claude Jutra. Je lui ai fait répéter la question deux fois… Si je voulais ? Oui ! Bien sûr ! Quelques minutes plus tard, Jutra lui-même me confirmait la demande. J’étais intimidé : il était déjà très connu dans le milieu cinématographique et le clan Claude Jutra — Michel Brault était réputé. Là-dessus, Claude m’a expliqué que Michel n’était pas libre à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Moi, j’allais être entièrement disponible : ce film était ma première vraie chance de faire mes preuves, je n’allais pas la rater.
Dans cette première séquence, on retrouvait Claude Jutra, Johanne Harelle et René Bail au Mont-Royal par une journée de tempête de neige à vous arracher la caméra de sur le dos. Il s’agissait d’une séquence onirique où René jouait un méchant motocycliste attaquant Johanne au secours de qui volait Claude… Ce fut le début d’une merveilleuse connivence entre Claude et moi. Et au cours de ce tournage — qui a duré, de façon sporadique, près de deux ans —, j’en suis arrivé à tellement bien connaître les gestes de Claude que ma caméra prévoyait ses moindres mouvements.
Un jour, Claude m’a téléphoné pour me convoquer à un tournage où j’allais être l’assistant de Michel Brault à la caméra. Cette séquence, mystérieusement intitulée « Le secret de Johanne », inquiétait Claude, car Johanne voulait la jouer seule et il avait acquiescé à sa demande. Ça se passait dans l’appartement de Claude. Rappelons que dans le film, Johanne dit à Claude qu’elle est Haïtienne et cet exotisme séduit le jeune homme. En réalité, elle est née dans un orphelinat montréalais, ce qu’elle décide d’avouer à son amant. Rappelons aussi que le film était largement autobiographique et que Johanne devait trouver difficile de parler de son douloureux passé devant le public que nous étions.
Voici ce que Claude avait imaginé pour que Johanne soit le plus à l’aise possible. La caméra était installée dos à la fenêtre. Lui faisant face, Johanne était cadrée en plan moyen. Elle commençait à parler : « Mamour, j’ai un secret à te dire. » Claude était derrière elle, lui caressant les cheveux. Michel amorçait alors un zoom in très lent pour cadrer le visage de Johanne en extrême gros plan tandis que Claude retirait ses mains. C’était le signal convenu : Michel m’a fait signe de sortir par la fenêtre. Il m’a suivi, et après lui Claude. La caméra avait une autonomie d’une demi-heure de pellicule : Johanne disposait de vingt minutes pour s’expliquer.
Nous nous sommes retrouvés tous les trois rue Sherbrooke, un peu euphoriques, en direction du restaurant Carmen (le restaurant du film où trois séquences ont été tournées et dont la patronne aimait beaucoup Claude). Claude et Michel se sont amusés à mystifier les habitués du restaurant en leur disant qu’ils étaient, à ce moment précis, en train de tourner… Nous sommes revenus par la rue Sainte-Catherine, jouant les flâneurs, faussement détendus, en réalité anxieux de savoir si tout se passait bien entre Johanne et la caméra.
Claude est entré le premier (toujours par la fenêtre), s’est replacé derrière Johanne. À la caméra, Michel a amorcé un léger zoom out pour la recadrer en plan moyen et la séquence s’est ainsi terminée au soulagement général. Tout avait bien fonctionné. Au visionnement des rushes (projetés sans son because le secret), nous avons découvert, ô horreur, que le vent avait poussé le rideau de la fenêtre laissée ouverte, lequel rideau obstruait une partie de l’image… Il fallait retourner « le secret de Johanne ».
Pour le deuxième tournage, Claude avait imaginé une mise en scène différente. Le couple était allongé sur un matelas par terre et la caméra de Michel était installée en plongée au-dessus d’eux. Moi, j’étais promu au son, dans le placard de la cuisine, sans casque d’écoute, toujours because le secret, secret que, la porte étant légèrement entrouverte, j’espérais enfin surprendre.
La caméra cadrait Claude et Johanne en plan moyen. Claude caressait les cheveux de Johanne. « Mamour, j’ai un secret à te dire. » Michel amorçait un léger zoom in pour terminer en extrême gros plan sur le visage de Johanne tandis que Claude retirait son bras et sortait du lit pour mieux diriger la scène. Du fond de mon placard, tout semblait bien aller, j’avais l’oreille tendue vers ce qui se passait dans l’autre pièce et l’oeil rivé sur le potentiomètre qui oscillait normalement.
Johanne parlait depuis une dizaine de minutes quand Michel Brault s’est soudainement mis à éternuer, respirer péniblement et tousser comme s’il était atteint d’asthme aigu… Comme si le mal était contagieux, Claude Jutra a été pris des mêmes symptômes. Seule Johanne continuait à monologuer sur sa triste condition de jeune Noire montréalaise. Le tout s’est terminé dans un fou rire général. Sans rien y comprendre, je suis sorti le plus sérieusement du monde de mon trou noir et leur ai déclaré que le son était bon. Le fou rire a redoublé. Claude et Michel étaient littéralement en larmes. Que s’était-il donc passé ?
Trouvant que Johanne se racontait avec trop de froideur, Claude avait cassé une, puis deux ampoules dégageant un produit irritant pour les yeux. Près du plafond, c’est Michel qui en a le premier subi l’effet, puis Claude qui était debout. Couchée par terre, Johanne n’a rien ressenti. Moi non plus évidemment. Claude n’a pas tourné une troisième fois le secret de Johanne. On voit dans le film la première prise habilement remaniée.
Pendant près d’un an et demi, j’ai collaboré régulièrement au tournage d’À TOUT PRENDRE, j’ai appris à mieux connaître Michel Brault, ce magicien de l’image, Éric de Bayser, Bernard Gosselin, Gilles Groulx, Marcel Carrière, Werner Nold, et tous les amis comédiens qui ont généreusement participé à cette aventure. Une aventure qui aura été pour moi décisive ; grâce à mon expérience auprès de Claude Jutra, j’ai pu réintégrer l’ONF à titre de caméraman et, pendant une dizaine d’années, collaborer aux premiers longs métrages de Gilles Groulx, Gilles Carle, Don Owen, Anne Claire Poirier, Michel Brault, Denis Héroux, Larry Kent, Jacques Gagné, Arthur Lamothe ainsi qu’à une multitude de courts et moyens métrages. Après il y a eu ma rencontre avec Jacques Bobet. Mais c’est le début d’une autre belle histoire.
Jean-Claude Labrecque