La Cinémathèque québécoise

Collections en ligne

Ce site est rendu possible grâce à la fondation Daniel Langlois

Anciens périodiques

Le mort moqueur : Extraits d’un scénario en 24 épisodes à la mémoire de Claude Jutra

Épisode 16 : Crise à Yamaska

Une longue prise qui va et vient entre le salon et la chambre à coucher dans une suite de l’hôtel Château Frontenac à Québec, dont le décor est dans un style baroque-nouveau monde. Les fenêtres donnent sur le Saint-Laurent. Le 2 mars 1972.
Grincement d’eau et de la glace provenant du fleuve.

KAMOURASKA. Photo Bruno Massenet
KAMOURASKA.
Photographie Bruno Massenet

La veille, je me suis rendu avec Geneviève (Bujold) au village de Yamaska près de Sorel, où le tournage de KAMOURASKA devait commencer le lendemain avec des prises de traîneaux. Cette nuit-là nous sommes logés chez une bonne femme hautement bourgeoise qui nous a régalés, au petit déjeuner, de sa relation avec l’ancien premier ministre québécois Maurice Duplessis. Elle l’avait connu — disait-elle avec un clin d’oeil bien maquillé — « très bien ».

Pendant la nuit il y avait eu tempête de neige et ça continuait. Au matin il y a donc de grosses discussions entre Claude et son caméraman Michel Brault, et entre Geneviève et Claude et Michel, quant aux possibilités de tourner les scènes prévues. Ils se disputent. Michel semble vouloir s’imposer. Enfin, Claude et Michel partent voir. Le temps passe. Geneviève, déjà inquiète de la différence de conception du film qui apparemment sépare Claude et Michel, se fatigue de l’attente et décide de se rendre à Québec pour attendre que le tournage s’organise. Une voiture de la production nous y amène.

Installés à l’hôtel Château Frontenac, nous passons ensemble une journée de détente et d’amoureux. Geneviève dégage la gaieté d’un enfant qui aurait été excusé de la classe. Je l’apprécie d’autant plus que dernièrement Geneviève était devenue très difficile. C’est seulement plus tard que j’ai compris que ses sautes d’humeur avaient à voir avec les préparatifs psychologiques qui lui étaient nécessaires afin de se mettre dans la peau de la femme malheureuse et meurtrière qu’elle allait jouer dans KAMOURASKA. (De fait, vivre avec une actrice sérieuse n’est pas sans risque.)

Tard cet après-midi-là, Claude frappe à la porte de notre chambre. Il est venu jouer de la diplomatie auprès de Geneviève. Elle lui offre du Dom Pérignon. Ils se parlent dans le salon pendant que je m’installe dans la chambre à coucher. Puisque Geneviève veut à tout prix, au début d’un tournage, être rassurée, sinon domptée, par le réalisateur, la démarche de Claude liée à son calme est suffisante pour rétablir la confiance entre elle et lui. Elle retournera au plateau demain matin. Ainsi, la première crise du film est réglée.

Nous invitons Claude à nous accompagner au dîner, mais il doit retourner planifier son tournage. On lève un dernier verre à KAMOURASKA et à tous nos bonheurs. Avant de partir, Claude jette un regard par la fenêtre. Il fait noir et il vente à rafales, mais la tempête s’est arrêtée. De la fenêtre Claude peut voir le fleuve gelé et enseveli sous la neige : « Lotbinière, Sainte-Croix, Saint-Nicolas, Pointe-Lévis… », entonne-t-il. « Me voici livrée au froid de l’hiver, en même temps que mon amour. Lancée avec lui sur des routes de neige, jusqu’à la fin du monde »… « C’est de Kamouraska, n’est-ce pas ? » dit Geneviève. « Oui, c’est ce qu’Élisabeth Tassy dit lorsqu’elle imagine le trajet en traîneau du Docteur Nelson, de Sorel à Kamouraska, pour tuer son mari. » Sur ce, Claude nous quitte. Geneviève et moi, nous ensevelissons au fond de notre amour.

Cris de vent

Épisode 17 : L’érection

Gros plan d’une érection fulgurante et branlante, en caoutchouc, photographiée dans la pénombre.
Cris frustrés de « action » et de « coupez ».

Geneviève Bujold et Jutra en 1967. Photo Wolf Koenig, Archives UQAM
Geneviève Bujold et Jutra en 1967.
Archives UQAM
Photographie Wolf Koenig

Au mois de juin 1972, tandis que le drame de Watergate commence à Washington, le tournage de KAMOURASKA tire à sa fin. Un après-midi, Geneviève rentre tôt, dans un état ulcéré. Il y a eu un différend important entre elle et Claude par rapport à une scène clé…

Au creux de sa frustration maritale et enceinte de nouveau, cette fois-ci de son amant le Docteur Nelson, Élisabeth Tassy veut se vanter publiquement de sa liaison avec son amant et ainsi se compromettre à jamais. Elle le fait un jour lorsqu’elle se rend chez le Docteur Nelson, pendant une tempête de pluie, tous les deux se mettent à poil devant une fenêtre découverte. Claude voulait tourner cette scène au crépuscule, avec Geneviève nue face au Docteur Nelson en érection. Mais au lieu de demander à Richard Jordan, qui interprétait le Docteur Nelson, de faire donc son devoir professionnel jusqu’au bout, Claude lui a fait installer une érection en caoutchouc qui était retenue au comédien par une ceinture. Par contre, Claude voulait que de fait Geneviève soit nue pour la prise. Doutant du goût de la scène, et offusquée du sexisme qu’elle apercevait dans l’attitude de Claude, Geneviève a refusé et a quitté le plateau. Comme il voulait filmer la scène de loin, à travers la fenêtre, Claude a demandé à une femme de l’équipe de prêter son corps pour la prise tant désirée.

C’est la seule fois, d’après Geneviève, où Claude s’est obstiné comme ça au cours de la production. J’ai l’impression d’ailleurs que leur complicité ne s’est jamais complètement remise de cet incident. C’est d’autant plus dommage qu’il y a dans cette scène quelque chose de flasque, malgré l’état d’alerte du faux membre qui a causé tant d’agitation.

Tapement de cuillères

Épisode 19 : L’Ordre du Canada

La cuisine de chez nous, une maison jumelle et moderne, rue Redpath, à Montréal. Novembre 1972. Gros plan d’un téléphone princesse blanc sur le dessus rouge d’une table de cuisine danoise. Hurlements en sourdine d’un enfant.

Le sous-secrétaire d’État du Canada, Jules Léger, vient d’appeler Geneviève et lui a offert de devenir membre de l’Ordre du Canada « pour ses contributions à la vie artistique canadienne ». À cette offre s’en ajoute une autre : si vous acceptez, dit le sous-secrétaire d’État, on va faire toute la pression nécessaire pour que KAMOURASKA représente le Canada au festival du film de Cannes en mai prochain… Geneviève diffère sa réponse. Tout de suite après, Claude appelle. Lui aussi a reçu la même offre du sous-secrétaire d’État. Une heure plus tard, Claude arrive pour discuter de la situation avec Geneviève. Geneviève et Claude sont séparatistes et leur appui au Parti québécois a été très public. Dans le cas de Geneviève, elle avait, vêtue d’une robe écarlate, donné un discours fougueux au congrès du PQ tenu à Québec l’année précédente. De toute évidence, en se servant de l’Ordre du Canada le gouvernement canadien essaye de compromettre la position politique de ces deux luminaires du monde artistique québécois. Geneviève et Claude ne discutent pas longtemps : ils décident d’envoyer un télégramme au sous-secrétaire d’État dans lequel ils refusent l’Ordre du Canada à cause de leur adhésion à la cause nationaliste québécoise…

À la grande déception de Claude et de Geneviève, KAMOURASKA n’a pas représenté le Canada à Cannes cette année-là.

« Ô Canada » chanté par le choeur de la GRC.

Épisode 20 : La première

Panoramique sur le salon, chez nous, rue Redpath, le 29 mars 1973. La caméra fixe un candélabre sur le foyer.
Cris et chuchotements.

Le jour où les Américains quittent le Viêtnam, la première mondiale de KAMOURASKA a lieu au théâtre Saint-Denis à Montréal. Après, Geneviève et moi donnons une fête pour l’équipe de production. Dans le salon, Claude s’accoude au foyer, juste devant un candélabre, un verre de champagne à la main. Il porte une chemise western et un mouchoir rouge noué au cou. La lumière des chandelles qui contourne sa chevelure épaisse et bouclée lui donne une auréole païenne. Je m’approche et lui fais une blague. Il ricane en portant la tête en arrière. Trop près des bougies. D’un coup, ses cheveux s’enflamment. Je frappe sa tête à deux mains avec ma serviette de table et réussis à éteindre le feu avant qu’il ait fait des dommages. Tout le monde dans le salon se tait et nous regarde. La fumée monte encore de sa chevelure. Ça sent fort. Agité, Claude passe sa main dessus à plusieurs reprises, se retourne et se vérifie dans le miroir. Je suis derrière lui. Il commence à sourire. On se regarde et, sans dire un mot, on lève nos verres.

Quelques mesures de « Light My Fire », du groupe « The Doors »

©1987 Les films O-zali inc.

 

Gordon Sheppard