La Cinémathèque québécoise

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Comment Claude Jutra en vint à travailler au Canada anglais

« Je vous souhaite bonne chance, mais pour ma part je ne suis absolument pas intéressé par le genre de films que vous envisagez. C’est même l’inverse. Je compte pouvoir tourner entièrement mon prochain film uniquement dans une maison, sinon dans une seule pièce. » En gros, c’est ainsi que notre première rencontre se solda.

À l’automne de 1974, je devais me rendre à Montréal à la recherche de réalisateurs. John Hirsch, le nouveau responsable du département des dramatiques de la télévision à CBC, avait décidé de lancer une série de documentaires dramatisés et souhaitait inviter les réalisateurs les plus marquants du Québec.

À mon retour, je dus informer Hirsch que Gilles Carie, Francis Mankiewicz, Denys Arcand et d’autres avaient manifesté de l’intérêt, mais celui auquel il tenait le plus avait décliné son offre.

Nous décidâmes de ne pas lâcher prise. Bien que Claude ait toujours affirmé avec insistance que seul le Québec lui procurait l’environnement culturel où il pouvait « créer », à moi il ne fit pas valoir cette raison. Il n’était tout simplement pas intéressé par le propos de cette série, c’est-à-dire les dramatiques à thème social. Ses goûts le portaient vers le drame intime, cerné dans un espace réduit le plus possible. Du moins, c’est ce que j’avais retenu de son idée de confiner son prochain film dans une seule pièce.

Claude Jutra. Photo Paul Gélinas, 1979
Claude Jutra, 1979
Photographie Paul Gélinas

Je mis plus d’un an à trouver le filon qui lui conviendrait. Depuis un bon moment, l’idée d’une adaptation cinématographique de Ada, une nouvelle de Margaret Gibson Gilboord, circulait au département des dramatiques de CBC. Je crois bien que ce projet finit par aboutir sur mon bureau parce que je restais le seul producteur à qui il avait échappé.

J’y trouvai un scénario ressassé, ré-écrit plusieurs fois et qui ne fonctionnait pas. La nouvelle était superbe.

J’appelai Claude immédiatement (nous ne nous étions pas parlé depuis son refus). Je lui dis que je croyais tenir un sujet qui rencontrait ses exigences. Même si le film ne se tournerait pas dans une seule pièce ou une maison, il serait circonscrit entre les murs d’un seul immeuble, une institution psychiatrique. Il rit.

Je postai le récit le jour même et quelques heures après l’avoir reçu, il m’appelait. Il acceptait. Y avait-il un scénario ? Oui, mais à mon avis, il trahissait la nouvelle. Je souhaitais qu’il écrive lui-même le scénario et il le fit.

ADA fut tourné à Toronto en mars 1976. Alors qu’il en était encore au montage, Claude accepta de réaliser son deuxième film en langue anglaise, DREAMSPEAKER. Il s’est probablement décidé rapidement, mais non sans peine. Il avait plus d’une fois repoussé ma proposition.

« Les gens pensent que je me suis fixé à Toronto, je dois retourner au Québec », disait-il. Même ses amis posaient des questions. Il ne l’a jamais exprimé, mais j’avais l’impression que ces questions sous-entendaient d’éventuelles accusations de désertion et de trahison. J’évitais le sujet et je me concentrais plutôt sur les mérites du scénario d’Anne Cameron 1. Celui-là aussi m’était tout bonnement tombé sur les genoux. Encore là, en le lisant, je décidai d’emblée de le produire et demandai à Claude de le diriger. C’était une véritable bénédiction. Combien de fois un tel scénario s’était-il présenté ? Claude était d’accord avec moi, mais il se dérobait.

À tous les deux jours pendant des semaines, je revins à la charge. Je lui dis qu’il y avait d’autres réalisateurs qui pouvaient rendre justice au scénario, mais je sentais que le film lui était destiné. Il souriait en hochant la tête.

Je présentai l’affaire sur un plan personnel. Je lui demandai d’accepter par considération pour moi. Je mettais tant d’espoirs dans ce film et je croyais sa nature si particulière que j’étais convaincu que lui seul pouvait le réaliser. Accepterait-il de me faire cette faveur ?

DREAMSPEAKER fut tourné à Vancouver ce même mois d’août. L’année suivante, il remportait six Canadian Film Awards. Des quatorze films dramatiques que j’ai produits pour CBC, c’est de loin mon préféré, un film qui conservera toujours sa valeur.

Claude réalisa un autre film pour moi, SEER WAS HERE (le plus populaire des trois auprès de l’auditoire). Il partit pour Cuba tourner un documentaire, ARTS CUBA, que ma femme Vivienne Leebosh produisit. Nous étions devenus des amis très proches.

Vivienne et moi pensions de notre maison à Toronto qu’elle était aussi celle de Claude à Toronto. Il vécut avec nous presque deux ans et nous l’avons accueilli plusieurs fois par la suite.

Nous ne parlions jamais du Québec ou de politique. Claude prétendait que le sujet l’ennuyait, bien qu’on lui ait prêté ces mots : « le seul fait de vouloir réaliser des films au Québec est un geste politique ». Claude aimait le Québec. Dans son coeur et dans son esprit, il était nationaliste. Je l’aimais et l’admirais pour cela. Cependant, je ne crois pas qu’un artiste soit restreint par sa culture, sa langue ou son appartenance.

De toute évidence, Claude pouvait « créer » n’importe où.

Son plus cher désir était de travailler dans sa province. Je sais qu’il ne serait jamais venu à Toronto s’il avait trouvé chez lui les mêmes conditions en ce temps-là.

Égoïstement, je suis heureux que tel ne fût pas le cas. Je me considère privilégié d’avoir pu travailler avec lui et je bénis mon étoile de me l’avoir fait rencontrer.

Il me manquera toujours.

Ralph L. Thomas traduit de l’anglais par Louise Beaudet

Notes:

  1. Sur le générique, on a inscrit un pseudonyme : Cam Hubert.