Tourner avec Michel Moreau…
Pierre Casault : En tant que deux fois gagnant d’un million à la loto, j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’être filmé ou interviewé. A chaque fois j’ai voulu livrer un message et témoigner d’une expérience vécue. A la différence des fois précédentes, avec Michel, on a eu le temps d’aller au bout de nos idées, d’aller au fond de soi-même. Pendant presque un an, Michel nous a mis dans le coup de son projet et l’expérience humaine du tournage proprement dit, qui a duré deux jours, fut formidable. On ne s’est jamais senti manipulé par Michel; il respecte beaucoup les individus et n’essaie pas d’en tirer des choses qui ne leur seraient pas vraies. Particulièrement dans notre cas où il nous a attrapés au moment où nous vivions encore sous le choc des millions et que nous terminions notre période d’adaptation.
Marie-France Casault : Michel nous a filmé tous les deux séparément et lorsqu’on a vu les images du film, on a compris mutuellement un certain nombre de messages qu’on voulait se faire passer. De ce point de vue, le film a eu de l’importance dans notre vie. Le film a été une sorte de révélateur de ce qui se passait à ce moment-là dans nos vies, surtout que les questions nous étaient posées de l’extérieur, autrement dit différemment de la manière dont nous nous les posions. Pierre était conscient des problèmes que nous vivions, mais ne savait pas quoi faire pour y remédier. Le film nous a donc permis de nous rejoindre.
Le samedi 18 janvier 1986, Michel Moreau invitait chez lui un certain nombre de personnes figurant dans ses films pour les présenter à l’équipe de Copie Zéro. Rapidement ce fut pour Jules Arbec de JULES LE MAGNIFIQUE, Yves Martineau de AU BOUT DE L’ACCIDENT, Pierre et France Casault du MILLION TOUT-PUISSANT, Édith Fournier et Guillaume Chouinard qui collaborèrent à plusieurs films de Michel Moreau, l’occasion de parler du travail du réalisateur et de leur expérience du cinéma.
Edith Fournier : C’est curieux ce que tu dis là, car la même chose nous est arrivée dans UNE NAISSANCE APPRIVOISÉE; on s’apercevait que l’autre pensait ou avait pensé à des choses qui nous avaient échappé.
Yves Martineau : J’ai trouvé ça assez fantastique de travailler avec Michel. Quand on a fait le film, j’étais encore dans une période instable; je n’étais pas encore sorti de mes folies. Ça m’a donné une sorte de poussée pour me replacer dans la société. Je m’en serais probablement sorti, mais ç’aurait été plus long. J’avais décidé de me reprendre en main. Quand Michel m’a approché, ça m’a montré qu’on pouvait encore s’intéresser à moi et que je pouvais encore servir à quelque chose.
Pierre Casault : Michel a une façon assez exceptionnelle de faire vider l’individu de lui-même, d’aller chercher des choses au plus profond de celui-ci des problèmes qu’il fait remonter à la surface pour que l’individu en prenne conscience. Il peut être une sorte de soupape. A un moment donné, on peut avoir besoin de parler et, dans notre cas, Michel se trouvait là pour nous écouter. Il a d’ailleurs une façon particulière de s’introduire à nous, délicate, honnête. Quand il nous interroge, il veut qu’on se sente à l’aise de répondre, il vise notre confort moral.
Yves Martineau : Prenons la séquence où je parle à ma machine. Michel m’a amené devant elle. Comme ça. Sans qu’on se soit entendu sur ce qui se passerait. J’avais des choses à dire à ma machine. Je n’y ai pas pensé d’avance. Ç’est sorti comme ça. Ça m’a fait du bien dans le fond. Je suis une personne assez renfermée qui ne dit pas ce qu’elle ressent. Michel m’a aidé à sortir ce que j’avais à dire. Quand Michel m’a demandé de faire ce film, j’ai dit oui parce que je voulais livrer une sorte de message : montrer que les personnes handicapées peuvent aussi bien faire du travail que n’importe qui. Mais le film m’a permis d’aller beaucoup plus loin que ça.
Jules Arbec : Le défi, pour la personne handicapée, c’est de dépasser son handicap, de l’intégrer à son vécu. Il est pour moi très important qu’à un moment donné, une personne comme Michel ait mis son talent et sa sensibilité au service de cette cause-là et ait pu contribuer à l’éducation du public. Ses films ont un impact même élémentaire dans la mesure où les gens nous reconnaissent, ou plutôt reconnaissent notre image.
Guillaume Chouinard : Mon expérience des films de Michel est un peu différente de la vôtre dans la mesure où je le côtoie tous les jours. Il y a même des moments où je ne me rends pas compte qu’on est durant un tournage. Ça s’est passé, par exemple, avec UNE NAISSANCE APPRIVOISÉE. Quand par la suite le film fut l’objet d’une controverse, j’ai été assez fier de ça.
Edith Fournier : Je peux dire qu’avant ce film, Guillaume avait toujours été un peu sauvage; le film a été pour lui l’occasion d’une ouverture, d’une évolution. Pour la première fois, il a pu se voir. Et même quand il a été plus vieux, cela lui a permis de se comprendre, même quand, à l’âge de 11, 12, 13 ans, il ne voulait pas montrer ce film à ces amis.
Guillaume Chouinard : Je trouvais que j’avais l’air ridicule ou que je posais des questions absurdes. Mais ça ne m’a pas du tout traumatisé de jouer dans les films de Michel et d’être mis dans les situations où il m’a placé.
Michel Moreau : Je m’aperçois, en vous écoutant, que ce que j’essaie de faire, c’est de mettre sur écran l’image la plus exacte possible de ce que je perçois de vous et d’avoir votre accord sur cette image-là. Le fait de cristalliser une telle image vous fait avancer.
Jules Arbec : Justement, en enregistrant une telle image, tu nous distancies de nous-mêmes et nous oblige à aller de l’avant. Même dix ans après, les films JULES LE MAGNIFIQUE et GESTES ABSURDES ont encore de l’influence sur moi, me permettent de découvrir des choses sur moi et d’évoluer. Les films de Michel nous amènent à transformer notre propre image, à la revaloriser, donc à nous revaloriser à travers notre projection.
Yves Martineau : Moi aussi ça m’a aidé dans un certain sens; j’ai une prothèse que je pourrais porter et qui rend presque invisible mon handicap. Mais j’ai décidé de vivre avec mon handicap et de le montrer, pour montrer aux gens qu’on est là, nous les personnes handicapées.
Michel Moreau : Il y en a qui se demandent si mes intervenants tiennent compte de la présence de la caméra. Vous répondez spontanément non. Je pense qu’il y a vraiment une tentative de “acting out”. Je sens qu’il y a des choses fondamentales pour vous et je vous mets en situation pour qu’elles puissent s’exprimer. J’utilise un peu des techniques de psychodrame thérapeutique. Et je me prépare intensément à vous rencontrer parce qu’au moment du tournage, il y a une qualité de présence qu’il faut avoir; on ne peut être distrait.
Edith Foumier : Je trouve que tu es un générateur de “transes”. Il y a quelque chose qui tient de la transe dans certaines de tes séquences, au sens où la personne filmée est comme coupée de la perception extérieure et qu’elle transmet quelque chose de rarement communiqué, mais qui est révélateur d’elle-même. Et je crois que la caméra aide à ça. Cela se perçoit par exemple dans la séquence du miroir dans JULES LE MAGNIFIQUE, dans celle de la rencontre entre Yves et sa machine dans AU BOUT DE L’ACCIDENT et dans celle de Pierre dans la fenêtre de son restaurant dans LE MILLION TOUT-PUISSANT.
Michel Moreau : Quand on tourne et que toute l’équipe est là, il se dégage des forces quasi magnétiques, une sorte d’énergie qui se concentre sur la personne filmée et lui permet de faire ou de dire des choses exceptionnelles. Moi je ressens ces moments intenses quand ils se passent au tournage. C’est pourquoi l’équipe et la qualité de l’équipe sont si importantes. Il faut qu’elle vibre avec la personne. Si dans l’équipe il y a une personne qui va de travers, la mayonnaise ne prend pas. Ça m’est arrivé d’être obligé d’écarter cette personne, de la mettre ailleurs. Ça n’est jamais arrivé dans les moments dont Édith parlait tout à l’heure. Dans ces moments-là, il y a une sorte de transe collective, une sorte d’état second.
Edith Foumier : Une équipe de cinéma, c’est comme une sorte de faisceau. Quand tous les rayons convergent, ça marche. Si un rayon va de biais, ça fout tout par terre. Je pourrais même dire que, symboliquement et au propre, cette convergence m’a aidé à accoucher; elle procure le support qui permet que quelque chose se passe.
Michel Moreau : Avez-vous parfois l’impression que je vous lâche après avoir vécu une relation intense avec vous?
Yves Martineau : Non, car même quand on n’a plus affaire avec toi, si on te demande quelque chose, tu vas être heureux de nous rendre service.
Pierre Casault : Je suis même heureux de te compter parmi mes très bons amis.