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Michel Moreau
ou le cinéma des vérités

J’ai eu la chance de côtoyer Michel Moreau à l’époque où il amorçait ce qui m’apparaît être un tournant décisif. Jusqu’alors, il avait surtout tourné des films éducatifs dont certains ont eu beau­coup de succès dans les milieux visés. Je pense, entre autres, à TROIS LECTEURS EN DIFFICULTÉ et à CHRONIQUE D’UNE OBSERVATION. Dès le début des années 70, une évolution s’amorce avec QUATRE JEUNES ET TROIS BOSS, LE COMBAT DES SOURDS et surtout la magnifique LEÇON DES MON­GOLIENS. De 1974 à 1977, cette évolu­tion se concrétise avec la série Les exclus et JULES LE MAGNIFIQUE. L’aspect éducatif, pédagogique, toujours présent dans les films de Moreau, cède la première place à l’observation des comportements sociaux et à la recherche des vérités qui se cachent au fond des êtres.

Voilà les deux pôles du cinéma de Michel Moreau: d’une part, comprendre ce qui se cache au fond des êtres, derrière les masques qu’ils portent ou qu’on leur fait porter, d’autre part, comprendre les rapports sociaux et les ambiguïtés qui les conditionnent.

Je connais peu d’hommes qui soient, dans leur vie quotidienne, aussi attentifs à ce qui les entoure et en particulier aux êtres. Lorsque Moreau vous demande de vos nouvelles, ce n’est pas une politesse ni une figure de style, il est vraiment inté­ressé! Cette attitude y est pour beaucoup dans le genre de cinéma qu’il crée. Je l’ai vu passer d’innombrables heures à travail­ler inlassablement des sujets avec des inter­locuteurs qui allaient devenir les acteurs de l’un ou l’autre de ses films. Je pense bien sûr à Jules Arbec (JULES LE MAGNIFIQUE), mais aussi à Raymond Dumais (LES ABANDONS SUCCES­SIFS et FRAGILES ESPOIRS), à Jean-Pierre Bayard (LES CHAISES ROULAN­TES), et à tant d’autres… et notamment des enfants, car la qualité des relations de Michel avec les enfants est toute particu­lière, faite de tendresse et de respect.

Lors de la genèse d’un film, très vite les interlocuteurs de Moreau deviennent des complices, et les complices seront les acteurs du film. Et c’est là qu’intervient sa technique des mises en situation. Il s’agit de repérer, lors des nombreux entretiens préparatoires, des situations déjà vécues par le sujet, situations chargées d’émotion et de signification. Il suffit, lors de tour­nage, de recréer les conditions et de replonger le sujet dans cette situation pour que, presque toujours, l’émotion passe à nouveau. Cette technique est très délicate sur le plan humain et ne fonctionnerait pas s’il n’y avait pas cette confiance absolue entre le réalisateur et ceux qui sont fil­més… Confiance et complicité.

Cette attention très pénétrante pour les êtres a permis à Michel Moreau d’acqué­rir une qualité rare: celle d’arriver à per­cevoir, et même à décoder ces signes non verbaux qui disent souvent plus que tou­tes les paroles. Et parfois, cela passe dans ses films. Voyez Raymond Dumais qu’on installe dans un lit d’hôpital (LES ABAN­DONS SUCCESSIFS), voyez la petite Marie-Claude qui sourit à Paul Chamberland (GESTES ABSURDES)…

L’implication de Moreau dans son sujet peut être totale. Un exemple pour l’illustrer: lorsque nous préparions LES ABANDONS SUCCESSIFS et FRAGI­LES ESPOIRS sur la condition des mala­des chroniques en institution, nous avions reçu beaucoup de témoignages, mais une chose nous manquait, c’était l’expérience vécue quotidiennement dans ces institu­tions. Qu’à cela ne tienne, Michel Moreau s’engagea pour quelques jours comme infirmier dans une de ces institutions. Je suis convaincu que si l’ambiance de l’hôpi­tal est si bien rendue dans ces films, c’est en grande partie grâce à cette expérience.

Michel Moreau n’est pas un morali­sateur, mais il cherche à convaincre. Je pense pouvoir dire, sans trahir sa pensée, qu’il conçoit ses films comme des instru­ments de changement. Il est d’ailleurs significatif de voir à quel point il aime ani­mer des discussions avec les spectateurs après le visionnement d’un film: pour écouter bien sûr – et il le fait très bien – mais aussi pour expliquer, pour dire ses préoccupations et ses objectifs. Il est très réceptif à la critique: qu’elle le blesse – car il est sensible – ou qu’elle le comble, il a l’art d’en tirer toujours son profit.

J’ai eu le privilège d’animer, de mon côté, de nombreuses réflexions sur les films de Moreau – principalement la série Les exclus – avec des étudiants, à l’inté­rieur de regroupements populaires, dans des commissions scolaires. Pour un anima­teur, un film de Moreau, c’est du bonbon! Que l’on aime ou pas, que l’on soit d’accord avec l’approche du cinéaste ou pas, le film fait réagir, car il soulève des émotions et surtout, il oblige à s’interro­ger sur ses propres comportements. Sans doute cette situation n’est pas étrangère au fait que Moreau s’attaque souvent à des thèmes difficiles : la marginalité, la mort, la naissance…

Avant de conclure, il est une dernière chose que je voudrais dire. Depuis plu­sieurs années, je rêve de voir Michel Moreau faire du cinéma de fiction. J’aime­rais le voir raconter une histoire, j’aime­rais le voir laisser aller son imagination, et j’aimerais surtout le voir diriger des comédiens, lui qui dirige déjà admirable­ment les non professionnels. Il me semble qu’il est mûr pour cela, car je crois que l’évolution de son cinéma-témoignage l’amène de plus en plus dans cette direction.

Quoi qu’il en soit, l’essentiel c’est qu’il continue à tourner. Nous avons encore besoin de ce cinéma qui nous inter­pelle, qui nous oblige à réfléchir sur nos attitudes et qui est surtout le fait d’un hon­nête homme.

Alexandre Stefanescu


Ami de Michel Moreau depuis longtemps, Alexan­dre Stefanescu a travaillé deux ans avec lui. Il est maintenant secrétaire général de la section du Qué­bec de l’Office franco-québécois pour la jeunesse.