Comme une tête chercheuse
Des paupières surexcitées, des pupilles en forme de points d’interrogation, un sourire à l’abri des calculs, des intonations vocales dans le registre de l’éternelle surprise, un optimisme contagieux; tout, chez Michel, trahit son insatiable curiosité. Curiosité singulière chez ce “grand six pieds” qui n’a de cesse de s’étonner comme l’enfant qui voit tout pour la première fois, le monde n’offrant d’intérêt que des découvertes et redécouvertes qu’il nous propose à chaque détour. Il y a chez Michel une partie de lui-même qui a refusé de grandir, comme si sa naïveté toujours intacte était encore ce qui lui permettait de mieux “sentir” les choses et les situations, de mieux “saisir” les êtres et les significations. Et si au hasard des circonstances et des besoins, il vous invite à travailler avec lui, il est d’autant plus difficile de le lui refuser que tout revêt immanquablement l’allure du jeu, de l’aventure, de la découverte et du défi.
Déjà, je devine le piège des mots dans ce qu’ils ont de réducteur; comment dire la connivence sans du même coup l’affadir?… C’est parfois frustrant de n’avoir pour dire les choses ni les gros plans d’un Bergman, ni les plans larges d’un Leduc, ni les situations dramatiques d’un Moreau. Car c’est bien de cela qu’il s’agit quand me vient à l’esprit ce que j’aime le plus du cinéma de Michel. Cette ardeur, cette inventivité qu’il met à placer ses personnages dans des “situations limite” qui, avant même de nous les révéler, les révèlent à eux-mêmes et ce, toujours dans ce qu’ils ont de plus vrai, parfois et souvent dans ce qu’ils ont de plus grand.
En vrac, me reviennent cette crise d’un tout jeune adolescent, en pleine classe, dans LES ENFANTS DE L’EMOTION; la confrontation de Jules avec sa propre image, devant un miroir public (détail essentiel), dans JULES LE MAGNIFIQUE; ce repas partagé entre deux jeunes handicapés dans FRAGILES ESPOIRS; cette émission de télévision regardée ensemble par un groupe de vieux dans LE COMBAT DES SOURDS; le rituel du retour à la maison de Gisèle après l’ouvrage (suite à la mort de Roland), dans LES TRACES D’UN HOMME; l’interpellation de la voiture taxi dans LES CHAISES ROULANTES; le face à face locateur-locataire dans LE RÉVEIL DES AVEUGLES; l’homme devant sa machine-à-broyer-les-membres dans AU BOUT DE L’ACCIDENT; le retour de Wilfrid à la ferronnerie où il travaillait dans LE MILLION TOUT-PUISSANT. Et j’en passe.
Toujours, dans chaque film, Moreau prend bien soin d’imaginer et d’aménager “le” moment de vérité, celui-là même qui nous dévoilera le “poids” des choses. Parfois, c’en est étonnant d’audace. Pour avoir eu maintes fois l’occasion d’observer Michel à la recherche d’un tel moment, je sais qu’il n’aura de relâche qu’il ne l’ait intuitionné, traqué, circonscrit et finalement trappé dans le cadre. C’est parfois une question de jours; plus souvent une question de mois! Périodes douloureuses, mais extatiques pendant lesquelles les paupières se plissent, les pupilles s’épuisent, la voix s’enrage, les épaules se voûtent… Mais quand l’idée prend corps, quelle débâcle! Tous les risques deviennent permis; comme si les êtres devant la caméra devenaient soudain sans limites; comme si la machine derrière la caméra rangeait ses contraintes. Alors là, la naïveté intrinsèque du “grand six pieds” reprend du poil de la bête, le goût de l’aventure se ramène en cavale et le risque devient piment, stimulant, aiguillon. Et plus souvent qu’autrement, Michel gagne son pari.
J’avance comme dans un puzzle; j’écris en mosaïque. Comme aime filmer Michel ces dernières années. Encore le jeu… qui consiste à jouer des juxtapositions, recombinaisons et agencements des éléments – de plus en plus courts, condensés, pour aller encore plus vite à l’essentiel. Comme des alvéoles que l’on visiterait autour du personnage pour mieux en saisir la complexité et les diverses modulations. Façon de voir les gens et de parcourir certaines réalités, mais aussi, façon de regarder le Québec, source constante d’interpellation pour ce “Français” d’outre-Atlantique atterri ici depuis plus d’un quart de siècle et qui ressent épisodiquement le besoin d’aller vérifier si la séduction du pays d’adoption agit encore, a toujours sa raison d’être. S’il regarde parfois le pays en prenant appui sur une “grille” comme celle que je dirais “ethno- sociologique” que l’on sent derrière ENFANTS DU QUÉBEC, je sais qu’il aspire à se libérer de plus en plus des regards préconçus; ou, s’ils doivent être, laisser aux fantasmes et à l’humour le soin de les assumer et de les porter. C’est déjà patent dans LE MILLION TOUT-PUISSANT, ça devrait s’affiner et s’affermir dans MOSAÏQUE-QUÉBEC, projet qu’il caresse depuis longtemps. Reste que sa vision d’étranger nous en apprend souvent beaucoup sur nous-mêmes, car il aime encore nous regarder: autant nos travers que notre vitalité, notre chaleur communicative que nos atavismes. Sa démarche devient essentielle dans un pays où de plus en plus le regard sur soi se conjugue au temps du mépris de soi, quand il ne se maquille pas des atours trompeurs du narcissisme triomphant. L’humour et la fraîcheur que Michel sait souvent y mettre, doublés de ses talents de “portraitiste” de la caméra, nous renvoient une image de nous-mêmes qu’il serait bien dommage d’oublier dans la foulée de nos fuites en avant “post-modernes” ou technologiques. Qui, à part Michel, aurait eu l’audace (ou la liberté d’esprit?) de filmer – en 1985 – cette famille de “C-Bistes” originaires de Shawinigan comme il vient de le faire dans son dernier film (LE MILLION…), cela avec une telle ouverture du regard et le clin-d’oeil complice de l’ami qui aime bien se moquer et faire rire!? De sa part, il n’y avait vraiment pas de quoi s’en étonner, lui qui avait su révéler ses marginaux à tout un peuple.
Mais, quelle que soit la détermination, je dirais même la pugnacité que Moreau met à cadrer le “poids” des choses à la scénarisation et au tournage, je crois exact de dire que c’est derrière la Steenbeck que cette démarche se cristallise avec le plus d’acharnement. Que ne pourraient témoigner Josée Beaudet, François Gill, Louis Daviault, d’autres que j’oublie et moi- même des nombreux visionnements successifs qu’aime tenir Michel auprès d’auditoires-test et ce, pour chacun de ses films. Une telle méticulosité à vérifier, confirmer, infirmer, découvrir l’effet des juxtapositions, relations, respirations, modulations qu’inscrit le montage. Souci de clarté, besoin de surprendre et surtout d’émouvoir. Étrange paradoxe: avant de tourner, Michel prépare et prévoit tout, jusque dans les moindres détails. Pourtant – au montage – toutes les recombinaisons sont autorisées; qui plus est, doivent être absolument essayées; que celle prévue fonctionne très bien ne suffit pas, des fois qu’une autre s’avérerait encore meilleure! Idem pour la rédaction de ses commentaires qu’il peaufine sans cesse avec une patience toute monastique, pouvant passer des jours, des nuits à trouver le ou les mots justes au bon moment, au bon rythme, dans cette recherche sans fin du plus juste équilibre entre la bande-son et la bande image, dans l’accentuation parallèle de leur correspondance nécessaire et de leur autonomie souhaitable. De quoi faire parfois sortir un monteur de ses gonds!! J’en sais quelque chose…
J’ai connu – et je connais (de mieux en mieux) – Michel à plus d’un titre. Il a produit quatre de mes films et un scénario. Nous avons coréalisé ensemble un moyen métrage. J’ai été monteur sur son dernier long métrage. Pour moi, il s’agit d’une collaboration passionnante et soutenue depuis dix ans maintenant. Pourtant, elle n’a de cesse de m’étonner encore et toujours, car pour nous, pour Michel, le cinéma demeure essentiellement une aventure mystérieuse qu’aucune loi (langagière), qu’aucune recette ou technique, qu’aucun succès – aussi probant soit-il – ne saurait enfermer en une formule magique ou définitive. Ce qui le passionne du cinéma, c’est ce qui lui échappe et le surprend. Si tout se passait chaque fois comme il l’avait prévu, Michel aurait changé de métier depuis longtemps!
Et pourtant, Dieu sait qu’il aurait des raisons de vouloir changer de métier. A commencer par l’ignorance des critiques quant à la richesse et à l’originalité de sa recherche formelle: son approche par courts modules, son emploi de l’image fixe (entre autres, toute la dernière partie dans LE MILLION…), l’audace de ses mises en situation et par voie de conséquence la liberté de son écriture dramatique, et j’en passe… De lui, souvent, trop souvent, ils n’ont retenu que le sujet, complètement insensibles à la démarche qui l’a engendré et lui a donné forme. Ainsi, par nécessité tout autant intérieure qu’extérieure, Michel s’éloignera probablement de plus en plus de ses premiers personnages, las d’une étiquette devenue trop encombrante – trop restreignante – alors que plusieurs souhaiteraient le contenir dans le champ étroit du cinéma “pédagogique” ou “social”. Ainsi, il pourra plus aisément donner libre cours à sa candeur et son humour, son goût de vivre et sa spontanéité ludique. Du moins, deviendront-elles plus visibles. Si toutefois les paperassiers ne lui tirent pas constamment dans les jambes…
Car, à côté des critiques et de leurs oeillères, restent les bureaucrates et leurs tracasseries. Si le réalisateur qu’est Michel se sent de plus en plus libre et inspiré, le producteur qu’est Moreau, lui, ploie de plus en plus sous le fardeau des contraintes et des modifications de programme, des contrôles et des réglementations. Qu’il est loin le temps où Éducfilm Inc. pouvait mettre en chantier trois films et une série simultanément et les produire tous de façon artisanale. Place maintenant aux avocas- series et aux bilans comptables. L’énergie bureaucratique et écrivailleuse qu’il faut maintenant déployer pour mettre un film en chantier rendrait proprement acrobatique pour une petite compagnie comme la sienne d’en mettre plusieurs à la fois sur le métier. A ce rapetissage par les gratte-papiers, Michel y perd beaucoup, mais avec lui, tout le milieu cinématographique.
Qu’à cela ne tienne; je sais que les projets foisonnent dans sa tête et qu’il a plus d’un tour dans son sac pour parvenir à les mettre au monde. Mais le “le grand six pieds aux yeux grands ouverts” devra encore jouer du coude et du charme pour rappeler aux bailleurs de fonds que, depuis ses débuts au cinéma,;il a presque toujours su rejoindre et émouvoir son public (à l’exception peut-être de LES TRACES D’UN HOMME, dont il conserve un goût doux-amer). Car sa “tête chercheuse” est là qui ausculte sans cesse le Québec d’aujourd’hui, non seulement à la recherche de ce qu’il devient, mais à l’écoute de ce qu’il veut “voir”… Salut, ami!
… en quête du « poids » des choses.
Robert Favreau
Robert Favreau réalise des films depuis 1972. Chez Éducfilm il a tourné deux films de la série Les exclus et coréalisé avec Moreau LES COULISSES DE L’ENTRAIDE.