La Cinémathèque québécoise

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Une femme armée

L’oeil de braise, le rire ultrasonore, le couteau entre les dents qu’elle a blanches et dures, toutes griffes dehors — il le fallait bien — indocile, insoumise, mieux, rebelle, elle pous­sait l’outrecuidance jusqu’à être séduisante, intelligente et avec ça, c’était le comble, de l’instruction et des prétentions. Aucune inten­tion de faire dans le modeste. Téléphone, secrétariat, connais pas. Telle était Anne Claire Poirier à son arrivée en 1960 dans ce no woman’s land qu’était l’Office national du film d’alors, sauf pour les petits emplois, bien entendu. Telle elle est restée, le couteau en moins qu’elle a posé, mais qu’elle garde à sa portée, sait-on jamais, les griffes un peu rentrées, c’est moins nécessaire. Laide et un peu bossue, elle aurait été à la rigueur plus accep­table. Insolente greluche pour les uns, un caquet à rabattre pour d’autres, pour presque tous une intruse qui venait brouiller les règles du jeu dans cette citadelle du patriarcat feu­tré que représentait l’ONF de l’époque. On l’attendait de pied ferme et à tous les tour­nants, le croc-en-jambe la guettait. Elle a dû se mythridatiser contre les brocards tous azi­muts, les commentaires salaces ou débiles du genre: “Il faudrait que vous fassiez oublier que vous êtes une femme.” Le classique “retourne à tes casseroles” bof! c’était mon­naie courante. Ou encore, après la naissance de son premier enfant: “Maintenant que vous avez quelqu’un pour vous faire vivre, vous ne serez certainement pas intéressée à renou­veler votre contrat.” Confrontée à la virilité triomphante, la syntaxe était difficile.

Malgré la méfiance généralisée, sinon l’hostilité, il s’est pourtant trouvé quelques esprits éclairés pour lui mettre un tremplin sous les pieds, nommément Léonard Forest et Jacques Bobet. Elle a foncé dans les portes entrebâil­lées et a acquis le droit d’être elle-même. Féministe avant la lettre, elle a contribué à détraquer la machine à fabriquer des saintes femmes et dégonfler quelques baudruches. Elle a conquis une difficile liberté et assumé les redoutables responsabilités de son métier. Elle a bouleversé les notions, repoussé les sté­réotypes et élargi l’éventail des possibles pour l’autre moitié de l’humanité. En refusant de baisser les bras, elle a fait évoluer le contentieux millénaire entre les camps retranchés qu’occupent les deux sexes. À la charnière de deux époques, elle a combattu, réfléchi, revendiqué, avancé dans un sens certain. Depuis près de vingt-cinq ans, elle met en images ses interrogations, ses doutes, ses incertitudes et aussi ses certitudes de femme, de sa vie de femme et de celle des autres. En prise directe avec la vie, aux couleurs de sa sensibilité, loin du cinéma glycérine, elle n’a pas hésité à saisir sur le vif la violence en attaquant de face le geste avilissant du viol. De MOURIR À TUE-TÊTE, Paula Jacques a écrit : “Une démarche originale et rigoureuse qui cerne sans pédantisme toutes les analyses faites autour de cette “mort du corps et de l’esprit des femmes”… Comment montrer un viol sans satisfaire les voyeurs, les sadiques? Comment faire un lien entre les femmes agres­sées, les Africaines excisées et les Vietna­miennes massacrées? Elle y parvient admirablement dans ce film militant exem­plaire. L’intention est: délivrez les victimes des mécanismes sociaux, judiciaires, médi­caux, qui en font les coupables. Parlez, et lavez la honte. 1

“La participation des femmes à l’entreprise sociale, dit Susan Sontag, ne doit pas se faire seulement en fonction d’une certaine position politique. » Anne Claire Poirier l’a bien compris. Comme toute femme en possession d’un quelconque pouvoir, elle apporte son écot à la cause féminine qui a le vent dans les voiles, “des voiles encore flasques” pour repren­dre l’expression de Maria-Antonietta Macchiocchi.

Frappante est sa vigueur parfois tranquille, parfois fracassante. Elle n’a ni peur des mots, ni des images qui claquent comme des por­tes. En nous assénant des réalités aux réso­nances insoutenables ou inéluctables, elle désamorce les vieux tabous, les interdits. Per­sonnage à la présence intense, au tempérament ardent, cette femme aux dons multiples sait dire, écrire, produire, diriger des acteurs et… chanter à l’occasion. La cinquantaine ni meur­trie ni éreintée, elle n’est pas prête à rendre les armes. Avis aux barbons glorieux et autres phallos-machos-rétros de tout acabit.

Avec mon admiration,

Louise Beaudet


Responsable de la section Cinéma d’animation à la Cinémathèque québécoise, Louise Beaudet s’occupe aussi activement, depuis plusieurs années de l’Association internationale du film d’animation (Asifa-Canada). Elle est aussi l’auteure de nombreux textes sur le cinéma d’animation.

Notes:

  1. Festival de Cannes : La Mariée était trop belle in F Magazine # 17, juin 1979.