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En tant que femmes…. en tant qu’amies

Il y a de cela plus de vingt ans, j’entendais parler d’une fille sensationnelle de l’ONF. Mais, à l’occasion d’un party où elle m’invita chez elle parce que j’étais la femme de Maurice, tout le monde autour me prévenait et me disait: “Tu vas voir, c’est pas ton genre… c’est vraiment pas ton genre.” — C’est ainsi que je connus Anne Claire, rue Maplewood. A travers tous les gens qu’il y avait là, j’y ai vu “Bidule” son chien, et un abat-jour de lampe en dentelle anglaise. À part cela, j’ai vu “son genre”. Il est vrai que ce n’était pas le mien, — mais alors pas du tout. — Seule­ment, elle m’a émerveillée : c’était la première femme vivante “libérée” que je rencontrais!

En Tchécoslovaquie pour DE MÈRE EN FILLE : à gauche, Anne Claire Poirier, au son, Claude Pelletier et, parmi les enfants, Liette Desjardins
En Tchécoslovaquie pour DE MÈRE EN FILLE : à gauche, Anne Claire Poirier, au son, Claude Pelletier et, parmi les enfants, Liette Desjardins
© ONF

A l’occasion, on a continué à se croiser comme ça, pour rire. Et voilà qu’une dizaine d’années après, le hasard a voulu que nous nous voyions tous les jours pour travailler ensemble. Elle avait à peine quarante ans, j’en avais cinquante-cinq. Et, nos deux genres ont fait que notre collaboration a été magnifiée. Les autres s’étaient mis un doigt dans l’œil en prenant pour acquis qu’un caractère extra­verti et son contraste ne pouvaient se conve­nir. Cette différence a fait la réussite de notre amitié. Une amitié profonde, inaltérable, “à la vie comme à la mort. — Juré craché”.

Notre travail, aussi, nous a immanquablement réunies. En tant que femmes, sans se le dire, nous avions les mêmes préoccupations et, lorsque le temps fut venu d’ouvrir la bou­che, nous nous sommes aperçues que nous avions la même sorte d’intonation. Ce n’était pas de la révolte ni de la rébellion, c’était comme un jaillissement de dignité : ce n’était pas contre les hommes que nous étions “fémi­nistes”, c’était vis-à-vis nous, vis-à-vis notre miroir. Il y a un féminisme doctrinaire, — politique — radical: nous avons commencé par le féminisme d’amour-propre, de fierté et d’honneur. — Rien de moins. — Cela conve­nait à nos deux natures. À mon lyrisme et à sa lucidité.

Parler de nos mères, de nos aïeules en modifiant le blason dont les hommes les avaient honorées jusque-là: non pas en le redorant, mais en le simplifiant, lui donnant ainsi, une noblesse plus juste et plus durable. Parler de nos sœurs, nos semblables, en leur faisant se redresser la tête en toute justice: on ne les jetterait plus au fossé comme “les peti­tes Chinoises de la Sainte-Enfance”, — ni aux “gémonies” qui étaient comme dit l’autre “l’escalier des gémissements”! Notre action allait plutôt dans le sens du “soulèvement”!

Autour d’Anne Claire et de Jeanne Morazain qui avaient démarré ensemble le mou­vement, il y avait là, je me rappelle, Mireille, Aimée, Hélène, Suzanne, celles qui étaient déjà rompues au métier du cinéma, et il y avait les autres: Luce, Andrée, Marie, Tania, Louise, qui apportaient des idées. En plus, Nicole, l’administratrice, et les filles de l’Ani­mation qui à l’occasion leur prêtaient main-forte: va-et-vient enthousiaste où s’ajoutait un paquet de beaux garçons qui venaient par temps perdu nous regarder travailler sans nous prendre au sérieux.

Il faut dire que déjà à ce moment-là à l’ONF Anne Claire avait laissé sa trace. Tous les hommes la connaissaient. Les cris d’Anne Claire, les exubérances d’Anne Claire, les partys où elle était, tout cela prenait l’allure de rumeur publique où chacun apportait d’elle son appréciation particulière, parce qu’au fond personne n’osait dire ce qu’ils pensaient tout bas : c’est qu’ils aimaient tous Anne Claire, mais il aurait été inhabituel de l’avouer. On a toujours continué d’aimer Anne Claire je pense, mais on n’a jamais pensé à l’admirer. Les couloirs de l’Office ont retenti de nombreux succès de réalisateurs que professeurs et critiques ont exaltés avec bonheur jusqu’à la renommée, mais une discrétion polie se faisait dès qu’il s’agissait de films faits par les femmes, ayant leurs préoccupations comme sujet. 1 Probablement qu’il y a des lumières crues qui gênent, et auxquelles on prend du temps à s’habituer. Les films d’Anne Claire ont toujours eu cette qualité de lumière qui n’est pas du cinéma-vérité, mais qui parle des vraies choses.

Je me sentirais intimidée de commenter ses films, puisque je les endosse, — alors que je me sens beaucoup plus libre de porter mon admiration sur la femme qu’elle est.

Batailleuse, —jamais indifférente aux problèmes, — lucide, efficace, — ne connaissant ni l’hypocrisie ni la peur de la vérité, dirigiste (mais où est le mal?) — rapide dans les réflexes de l’intelligence et, en prime, enthou­siaste et optimiste de naissance: enfin, — toute l’énergie potentielle des leaders.

Pourtant, c’est sans public — par des interventions sans tapage et dans le discret de sa vie — que j’ai peut-être trouvé ce que j’admire le plus chez cette femme : loyauté, droiture et générosité envers les autres.

Dans l’intimité du travail, qui est quand même une des relations humaines les plus fortes, Anne Claire évalue si rapidement les capacités de l’autre — qu’elle équilibre son équation d’exigences en rapport avec ce que l’autre peut lui apporter. De telle sorte qu’il n’y a pas d’inconfort: nos limites sont vérifiables: on ne peut se rendre qu’au bout de soi-même. — Parce qu’Anne Claire nous donne ce qu’elle a de merveilleux: le sens du possible. Il s’établit alors une sorte de climat d’émulation à savoir qu’on ne s’en sortira jamais si on n’a pas étudié toutes les probabilités, scruté toutes les hypothèses. Devant un scénario, j’accumulais des rames de papier que je n’avais la permission de jeter qu’après le tournage: Anne Claire se souvenait de la moindre petite idée qui paraissait dans un pre­mier brouillon ou une première structure, et il fallait aller dénicher cette petite pièce de puzzle pour voir si elle s’ajustait mieux qu’une autre. J’aime cette méticulosité dans le tra­vail où j’y ai la même opiniâtreté. Il est vrai que le thème des films abordés nous comman­dait cette rigueur: on ne parle pas de l’avor­tement, du viol, etc. en regardant les étoiles.

Et pourtant nous avons aussi regardé ensemble les étoiles. Moments privilégiés — puisque Maurice a fait la trame sonore de la plupart de ses films 2 —, il nous arrivait souvent de travailler à la maison alors que nous entendions en sourdine les ébauches de la musique. Et comme Maurice était un de nos “fans”, l’enthousiasme désorganisait tout, le travail était planté là, un souper s’improvi­sait et la nuit y passait. Nous avons des sou­venirs de nuits autant que de jours, en groupe ou dans l’intimité; la musique qu’Anne Claire a toujours aimé découvrir a constamment habité nos “atmosphères”; elle nous a fait danser comme elle nous a émus: elle était pré­sente à nos discussions comme à nos embardées.

Étrange comme je n’ai pas le goût de raconter des anecdotes de tournage — de parler de notre cheminement dans la cause des fem­mes et du piment de nos discussions, — aussi bien que d’extrapoler sur la place que doivent prendre les films d’Anne Claire Poirier dans le cinéma québécois! C’est que la constante qui me frappe le plus dans ce face-à-face d’une partie de ma vie, c’est l’atmosphère de bien-être qui l’enveloppe. Anne Claire qui est myope ne me voit pas vieillir; elle me parle encore de scénarios. Elle est comme mes petits-enfants qui ne m’aideront jamais à cou­rir pour traverser la rue, parce qu’ils sont sûrs que je fais toujours partie de leur gang. Le plus drôle, c’est que c’est vrai — je cours encore… — Quelqu’un m’a donné un jour le sens du possible… Merci Anne Claire.

Marthe Blackburn


Auteure de nombreux textes et commentaires pour la télévision et le cinéma, Marthe Blackburn colla­bore, à partir de 1973, avec Anne Claire Poirier aux scénarios des FILLES DU ROY, du TEMPS DE L’AVANT, de MOURIR À TUE-TÊTE et de LA QUARANTAINE.

Notes:

  1. Exception faite pour un jeune journaliste du Devoir, en 1974, qui à propos des FILLES DU ROY, avait titré son article : “Les femmes signent leur premier chef-d’oeuvre”. Il s’appe­lait Daniel Pinard.
  2. Maurice a toujours dit d’Anne Claire qu’elle trai­tait la bande sonore avec autant de soin qu’un personnage principal et qu’elle avait un sens ins­tinctif du “timing” qui rejoignait le phrasé musical.