Témoignage
Histoire du Cinématographe de G. Michel Coissac
(Éditions du “Cinéopse”, Librairie Gauthier-Villars et Cie, Paris, 1925).pp. 192-193. Témoignage de Méliès sur sa première rencontre avec le Cinématographe Lumière. Ce texte est extrait d’un article écrit par lui dans la Semaine Cinématographique (citée par Coissac sans autres précisions (?) ); il sera réutilisé par le même Méliès dans une interview réalisée en 1937 par P. Gilson et dont l’enregistrement existe toujours.
pp. 377-380. Interview de Méliès par Coissac (p. 377 : le film Un voyage dans la Lune est, en fait, La Lune à Un Mètre).
p. 378 : dans L’Homme-Orchestre, Méliès interprète seulement 7 rôles (et non 18).
p. 380 : Le Royame de Neptune. Il s’agit probablement du 21e Tableau du Royaume des Fées (1903).
À propos des “vues avec exagération de vitesse” et des “dessins ou des objets se confectionnent tout seuls”, se reporter au texte sur le cinéma publicitaire (Moutarde Bornibus).
Méliès mélange le Voyage à travers l’Impossible (1904) et À la conquête du Pôle (1912) dont il s’agit ici.
En fait, Pathé commanditera les 6 derniers films de Méliès. (voir Essai de Reconstitution… op. cit.)
En 1895, existait à l’étage au-dessus du théâtre Robert-Houdin, 8, boulevard des Italiens, l’ancienne photographie Disderi, tenue alors par Emile Tourtin; M. Lumière père y venait fréquemment, ayant des intérêts dans cette maison qu’il fournissait de plaques photographiques. Je le connaissais pour l’avoir rencontré souvent en sortant de mon bureau. Un soir, vers cinq heures, je le vis arriver, l’air radieux, et il me dit :
— “Êtes-vous libre, ce soir?
— Oui, répondis-je, pourquoi?
— Venez au Grand-Café, à neuf heures; vous qui épatez tout le monde avec vos trucs, vous allez voir quelque chose qui pourrait bien vous épater vous-même!
— Vraiment? Qu’est-ce que c’est?
— Chut! me répondit-il, venez, et vous verrez; cela en vaut la peine, mais je ne veux donner aucun renseignement à ce sujet.”
Fort intrigué, j’acceptai l’invitation, et je me rendis au Grand-Café, à l’heure dite, n’ayant aucune idée de ce que j’allais voir.
Nous nous trouvions, les autres invités et moi, en présence d’un petit écran, semblable à ceux qui nous servaient pour les projections Molteni, et, au bout de quelques instants, une photographie immobile représentant la place Bellecour, à Lyon, apparut en projection. Un peu surpris, j’eus à peine le temps de dire à mon voisin :
“C’est pour nous faire voir des projections qu’on nous dérange? J’en fais depuis plus de dix ans”
Je terminais à peine, qu’un cheval traînant un camion se mettait en marche vers nous, suivi d’autres voitures, puis de passants, en un mot, toute l’animation de la rue. À ce spectacle, nous restâmes tous bouche bée, frappés de stupeur, surpris au-delà de toute expression. Puis défilèrent : le Mur s’abattant sous la pioche des démolisseurs dans un nuage de poussière; l’Arrivée d’un train; le Bébé mangeant sa soupe, avec (comme fond) des arbres dont les feuilles remuaient au vent; puis la Sortie des ouvriers de la maison Lumière; enfin le fameux Arroseur arrosé.
À la fin de la représentation, c’était du délire, et chacun se demandait comment on avait pu obtenir pareil résultat.
Dès la fin de la séance, je faisais des offres à M. Lumière pour l’achat d’un de ses appareils pour mon théâtre. Il refusa. J’avais été pourtant jusqu’à 10.000 francs, ce qui me semblait une somme énorme. M. Thomas, directeur du musée Grévin, obéissant à la même idée, lui offrait 20.000 francs, sans plus de résultat. Enfin M. Lallemand, directeur des Folies-Bergère, également présent, allait jusqu’à 50.000 francs. Peine perdue. M. Lumière restait intraitable et nous répondait avec bonhomie :
“C’est un grand secret que cet appareil, et je ne veux pas le vendre; je désire en faire moi-même et exclusivement l’exploitation.”
Nous partîmes, enchantés d’une part, mais de l’autre fort déçus et mécontents, car nous avions compris immédiatement l’immense succès d’argent qu’allait avoir cette découverte.
Avant cette mémorable séance, il n’y avait, comme photo animée, que le kinétoscope Edison (vue directe du film en mouvement à travers une lentille grossissante) et les petits cahiers qu’on feuilletait à la main, représentant des boxeurs, des escrimeurs, une danseuse en mouvement. Mais nulle part de projection. C’est donc bien Lumière qui, le premier, a projeté des films animés et en a fait un spectacle public.
Edison travaillait, lui aussi, à un projecteur, mais son appareil est sorti bien après celui de Lumière; comme les nôtres, d’ailleurs, et comme ceux de W. Paul, en Angleterre (…)
Il faudrait presque un volume pour résumer les souvenirs de ma carrière, nous dit fort aimablement M. Méliès, dans son appartement du 107, rue La Fayette. Songez que j’ai acheté le théâtre Robert-Houdin en 1888, et que je suis, hélas! à ma trente-septième année de théâtre!…
Dans votre magnifique ouvrage la Théorie et la Pratique des projections, que je n’ai point oublié, bien qu’il remonte à près de vingt ans, vous avez eu l’obligeance de me considérer comme l’auteur des scènes à truc et nul n’a protesté, j’imagine. Or, savez-vous quel fut mon premier film? L’Escamotage d’une dame chez Robert-Houdin, truc sensationnel inventé par l’illusionniste Buatier de Kolta, qui fit fureur en son temps.
Mais vous ajoutiez : “D’autres l’ont imité et ont créé des scènes excessivement variées, depuis les féeries, les comédies et les drames, jusqu’à la reconstitution des principaux épisodes de notre histoire.” À cette époque vous étiez déjà bien informé. Utiliser les efforts d’autrui est un procédé économique, en effet, qui n’entraîne pas de cassements de tête; imiter et copier leurs idées coûte moins cher que créer des œuvres originales.
Prenez par exemple les surimpressions qui, pour beaucoup, sont considérées comme l’application d’une technique nouvelle!… Je me rappelle une petite bande, l’Homme-Orchestre, où seul j’interprétais dix-huit rôles!… ce qui exigeait dix-huit surimpressions sur le même négatif, qui parfois se déchirait et qu’il fallait recommencer partiellement.
Le chapitre de votre livre consacré aux “sujets de cinématographie” rapporte la présentation à Paris, par l’un des directeurs de la Société Éclipse, M. Roux, d’une série très intéressante de tableaux animés, édités par une importante firme anglaise, “Urban-Bioscope”; laissez-moi compléter votre information :
Beaucoup de ces films avaient été tournés par des Français et je ne tire aucune vanité, croyez-le, d’avoir reconstitué en ses multiples détails, pour le compte de la Warwick, de Londres, la cérémonie du Couronnement d’Edouard VII à l’abbaye de Westminster. Les autorités anglaises refusèrent de me laisser opérer pendant la cérémonie; mais par contre je fus autorisé à reconstituer la scène sous l’œil bienveillant du grand-maître des cérémonies, et, avec la collaboration de tous les dignitaires civils et militaires, je pus dessiner à mon aise tous les documents originaux, depuis les meubles jusqu’aux armoiries; ainsi je pus rétablir la scène dans toute sa vérité historique. J’avais trouvé un sosie frappant de Sa Majesté en la personne d’un garçon de lavoir. Le soir même, Urban présenta le film à l’Alhambra et dans tous les grands music-halls de Londres; huit jours après, il le montrait à la cour et Edouard VII s’amusa follement de la substitution, tout en rendant hommage à l’exactitude de cette reconstitution, qui avait coûté 80.000 fr.
On a dit souvent de moi : “Prestidigitateur émérite, il obtint, en joignant la prestidigitation à la cinématographie, des vues fantastiques très personnelles”, etc. Or, je n’empruntai guère à la prestidigitation que la tenue, les attitudes, la netteté du mouvement, la sûreté de main, la précision des répartir en six grandes classes : les trucs par arrêt, les truquages photographiques, les trucs de machinerie théâtrale, les trucs de prestidigitation les trucs de pyrotechnie, les trucs de chimie.
Je ne puis m’étendre sur la description de ces divers procédés dont l’invention et la mise au point me causèrent d’innombrables difficultés; je l’ai dit, un volume spécial serait nécessaire. Je crois avoir employé simultanément tous les trucs et ficelles du métier : arrêts, pour la transformation de personnages à terre ou dans l’espace; fondus, pour changement progressif d’un décor en un autre, disparitions et apparitions; caches, permettant les surimpressions partielles ou certaines superpositions (Christ marchant sur les eaux); superpositions, facilitant le dédoublement ou la multiplication d’un même personnage (Homme-orchestre), etc.
J’ai effectué des prises de vues à des plans différents; j’ai fait des repérages à terre et dans le vide, utilisé des mannequins pour les chutes, construit des bâtiments factices; j’ai employé le feu sous toutes ses formes dans les effets d’incendie, les explosions et les scènes diaboliques; j’ai pris des vues sous-marines au travers d’un aquarium, avec des poissons vivants, des personnages humains (Royaume de Neptune), divinités sous-marines, scaphandriers; j’ai démultiplié l’appareil de prises de vues pour obtenir des vues au ralenti ou avec exagération de vitesse; j’ai obtenu des vues tour par tour qui me donnaient des dessins ou des objets se confectionnant tout seuls…
Dans les 400 Coups du Diable, au Châtelet, je fus chargé par le directeur, M. Fontanes, de réaliser en cinéma une partie de la pièce demandée par l’auteur et irréalisable avec la machinerie théâtrale. Il s’agissait d’illustrer la randonnée du “fiacre céleste,” dans lequel l’acteur Claudius, figurant le Bon Génie, devait prendre place lorsqu’il quittait l’Olympe pour descendre dans l’espace! Décrire le succès de cette chevauchée est impossible.
Combien nouvelle et inattendue cette course en auto intitulée de Paris à Monte-Carlo en deux heures, réalisée pour le directeur des Folies-Bergère, M. Victor de Cottens; et quelle hilarité folle!
L’homme à la tête en caoutchouc est un des rares trucs imaginés par moi qui n’a jamais pu être copié; les autres furent reproduits sans vergogne. À ce propos, et puisque vous écrivez une histoire du cinéma, rectifiez donc cette affirmation que j’ai trouvée dans des journaux et des livres, à savoir que je fus un des meilleurs artisans de M. Charles Pathé.
J’ai entre les mains le no 12, deuxième année, du Bulletin Hebdomadaire Pathé; on y trouve l’annonce d’un de mes films faits pour lui : le Voyage à travers l’impossible. Il n’y a pas de date, mais ce doit être en 1912 ou 1913 qu’il fut lancé. Je n’ai fait, d’ailleurs, que deux films pour cette maison. Le deuxième fut une Cendrillon très importante et comptant un nombre considérable de trucs. Cette vue de 700 mètres environ fut massacrée par Zecca, qui la réduisit à 300 mètres en supprimant les parties originales et réellement intéressantes; ainsi cette féerie fut transformée en une vue très quelconque. C’est pour cette raison surtout que je cessai ma collaboration. La bande intégrale ne fut présentée qu’à Robert-Houdin.