Survivre ou non comme cinéaste d’animation (notes tout à fait personnelles)
La question se pose — pour moi du moins. Elle fait partie du sentiment d’urgence qui me pousse d’un film à l’autre.
Comme cinéaste (et comme cinéaste d’animation, à l’époque je ne savais pas qu’il y avait une telle différence) je suis le produit des “années 60” comme on dit. En d’autres mots, je n’ai pas appris mon métier à l’école, j’ai plongé dedans avec l’esprit d’insoumission et de conquête qui marquait ces années de dégel, avec bien sûr l’intention de tout réinventer. Mes idoles étaient Norman McLaren et Len Lye (surtout pas Walt Disney). Ayant réalisé quelques films de façon indépendante (ce qui en 1964 était assez rare en ce qui concerne les films d’animation), j’ai facilement trouvé un emploi à l’ONF, le seul endroit où alors on faisait vraiment de l’animation.
Vingt ans plus tard, toujours bricoleur autodidacte pas tout à fait professionnel, et face aux défis “des années 80” comme on dit (l’informatique, la vidéo, les super mass médias, la rentabilisation de Tout et du cinéma, en compétition directe avec Michael Jackson, quoi!)…
Comme dans plusieurs domaines, le bilan est un peu amer. Le cinéma d’animation reste un non-lieu culturel, aucune reconnaissance réelle comme étant partie prenante du cinéma québécois, et encore moins de l’ensemble de la vie culturelle. Les problèmes de diffusion qui déjà se dessinaient il y a 20 ans se sont aggravés (mais on espérait pouvoir changer cela) : quasi disparition des courts-métrages dans les salles, étouffement de la distribution dite “communautaire”, indifférence totale des réseaux de télévision sauf en ce qui concerne les séries destinées aux enfants.
Dans le monde un peu fermé du cinéma d’animation (festivals, etc.) un certain conservatisme est dominant. L’éclatement des années 60 est bien fini, c’est le retour en force de la technique d’animation sur acétate et des modèles disneyens classiques avec lesquels personnellement je n’ai jamais rien eu à voir. L’animation électronique est la seule nouveauté permise. Mais tant pis pour moi, même si ces outils m’intéressent, je ne crois pas tellement au miracle de la technologie. Les enjeux de l’existence ou pas d’une activité artistique dans notre société me semblent se situer ailleurs.
Dans ce contexte, le studio français d’animation de l’ONF apparaît comme un havre où il est possible de produire des films d’animation de qualité, témoignant d’une recherche esthétique poussée, avec des ressources techniques exceptionnelles… etc. Mais cette richesse et ces conditions privilégiées ne sont-elles pas indécentes face à la situation des indépendants qui souhaitent faire le même cinéma? Je crains l’isolement qui en résulte.
Je ne connais pas le remède de tous ces tourments et je ne suis pas sûr qu’il y en ait un. Faute d’espoir précis quant à un changement quelconque de l’état actuel des choses, il faut bien pour survivre avoir une ligne de conduite, un petit manifeste personnel. Je n’ai plus beaucoup l’esprit de conquête ni la prétention de tout réinventer, mais pour l’instant je crois qu’il me reste l’insoumission, l’énergie de prendre à tout prix la part de l’inattendu et de l’improbable, quitte à peut-être sacrifier l’essentiel du cinéma d’animation. Voici donc les quelques prescriptions que, depuis un certain temps, j’essaie de suivre au jour le jour :
— tourner le dos au ton d’universalité qui caractérise la plupart des films d’animation pour aborder des sujets précis, étroitement concrets dont les gens discutent et dont ils sont inquiets;
— tourner le dos au recours à la séduction, à la sollicitation de l’admiration esthétique, pour adopter volontiers un ton provocateur, dérangeant, même déplaisant…;
— tourner le dos à la recherche de la perfection d’exécution et au polissage infini du travail pour adopter un style brut et instantané (et certainement imparfait) qui permette d’accélérer énormément la production de sorte à ne plus avoir le sentiment de m’enterrer dans un travail de Bénédictin et que la production et la diffusion de chaque film en entraînent un autre le plus vite possible;
— tourner le dos aux frontières protectrices qui entourent le petit monde du cinéma d’animation pour m’associer aussi souvent que possible à d’autres artistes (cinéastes de prise de vues réelles, musiciens, écrivains, peintres, etc.) de sorte à y transformer mon métier et à y effacer tout ce qu’il y a de trop “corporatiste”;
— tourner le dos, dans le contenu, la forme et le mode de diffusion de chacun de mes films, à tout ce qui constitue l’image classique du film d’animation (autant l’image esthétisante que l’image cartoon) pour essayer n’importe quoi d’autre.
En somme je cherche toujours à ce que chaque film (sans égard au fait particulier qu’il soit “d’animation”) devienne comme une arme avec laquelle il me soit possible de me battre, à coup de pied et à coup de poings, pour me frayer à tout prix un chemin singulier vers des spectateurs (qu’ils soient nombreux ou pas) et que naisse un moment de conversation réelle. Et aussi gagner une petite place dans la vie cinématographique et culturelle.
Ces choix auxquels me poussent mon impatience et mon exaspération sont certainement négatifs et excessifs, le cinéma qui en résulte est probablement trop rageur, et je m’y casserai peut-être le nez. Néanmoins, souvent cela fait la différence entre céder à la fascination de l’abandon ou continuer.
Octobre 84
Cet article a été écrit par Pierre Hébert. Après quelques films d’animation artisanaux, il entre à l’ONF en 1964 où il a réalisé depuis une quinzaine de films.