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Sur « DE LA TOURBE ET DU RESTANT »

Avant de débuter, je voudrais appor­ter quelques précisions, d’abord quant au sujet même de cet exposé. J’avais indiqué que je souhaitais parler du film de Fernand Bélanger DE LA TOURBE ET DU RESTANT en tant que film ma­nifeste; ce qui est devenu dans le libellé du programme de ces rencon­tres, un exposé sur le “documentaire-manifeste”. Ce qui n’est évidemment pas la même chose et suppose une volonté généralisante qui n’est pas mienne aujourd’hui.

Deuxièmement, je voudrais préciser que je ne suis pas familier de ce genre de rencontre — à vrai dire, c’est ma première expérience — et que j’ai tou­jours trouvé que la lecture à haute voix d’un texte écrit à l’avance ne constituait pas la façon la plus dynamique de présenter un exposé. C’est pourtant ce que je m’apprête à faire, du moins en partie, faute d’avoir pu imaginer une formule plus satisfaisante. Je vous prie de m’en excuser. En compensation, j’essaierai d’être bref afin de laisser la portion la plus grande possible à la dis­cussion, aux questions et échanges.

Commençons donc tout de suite par quelques généralités. Le cinéma direct québécois, on le sait, s’est plus souvent qu’à son tour consacré à l’étude et à la représentation des conditions de vie (de travail, de santé, de loisir, de logement…) des couches populaires. Il l’a fait sur des bases idéologiques, dans des optiques, des styles et sur des tons différents et souvent divergents qui vont du constat sociologique au volontarisme militant, de la chronique du vécu quotidien à la froide analyse socio-économique. Mais sous ces variations importantes d’angle de saisie — que j’ai essayé de cerner dans un article publié dans LES CINÉMAS CANADIENS — reste une volonté persistante d’analyser les conditions concrètes d’existence du “monde ordinaire », leurs rapports aux structures de production comme à l’ensemble des institutions et de la vie sociale.

Et si hier nous évoquions les problè­mes aigus et réels que rencontre au­jourd’hui la production de cinéma direct, surtout dans le secteur privé; il n’en reste pas moins que depuis 1976 — si l’on s’en tient au long-métrage — la production documentaire-direct a gagné des points par rapport à la fiction, et qu’en chiffre absolu elle n’a pas connu de fléchissement signifi­catif. Le développement du documen­taire d’exploration, d’aventure ou de propagande n’est certes pas étranger à ce phénomène, mais la tradition de cinéma direct que nous évoquions plus haut reste bien vivante comme en té­moignent des films aussi divers que ceux des importantes séries de Lamothe, CORRIDOR, CHRONIQUE DE LA VIE QUOTIDIENNE, UNE HIS­TOIRE DE FEMMES, ON A ÉTÉ ÉLEVÉ DANS L’EAU SALÉE, PRIS AU PIÈGE, LE PLUS BEAU JOUR DE MA VIE, LES ENFANTS DU QUÉBEC, LA MALADIE C’EST LES COMPAGNIES, DE LA TOURBE ET DU RESTANT, etc.

À l’intérieur de ce courant, de ce “main stream”, s’inscrivent un certain nombre de films qui du MÉPRIS N’AURA QU’UN TEMPS à DANS NOS FORÊTS, d’ON EST AU COTON à UNE HISTOIRE DE FEMMES s’intéressent plus spécifiquement à des secteurs particuliers de l’économie, aux condi­tions d’existence des travailleurs(euses) qui y sont impli­qués. Et si l’on cède davantage à cette manie un peu fâcheuse des classements et divisions, on peut dis­tinguer au sein de ce courant deux ap­proches principales: celle qui s’opère par le biais d’une situation de crise ou de conflit (grève, fermeture d’usine, occupation, défi aux lois du travail) et celle qui saisit davantage le conflit larvé, quotidien, tranquille, hors ces moments particulièrement révélateurs d’affrontement ouvert.

Bien sûr cette différence de situation de départ va souvent avoir des in­cidences importantes sur l’image qui va être fabriquée-projetée des travailleurs(euses), de leur combativité, de leur conscience sociale, etc. Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’insister là- dessus.

Tout ceci pour en arriver à situer la démarche de Bélanger à la fois dans sa filiation à cette continuité historique, à la fois dans son débordement.

Filiation : DE LA TOURBE… s’inté­resse à l’industrie des tourbières dans la région du Bas-du-Fleuve et brosse un tableau assez noir des conditions de travail, notamment de santé et sé­curité, qui y prévalent. Portrait assez sombre également du degré de com­bativité et de résistance des travail­leurs qui y sont employés: nul n’y entonne de propos particulièrement revendicatifs à l’endroit de sa situation et aucune référence n’y est faite à un quelconque conflit de travail. Bref l’im­pression qui émerge est celle d’une résignation tranquille.

Débordement dans la mesure où le restant du titre y prend beaucoup de place, à tel point que la première demie du film terminée, on est con­vaincu que le film s’égare dans toutes les directions, se disperse, dilue son sujet principal dans une foule de di­gressions dont on à peine à mesurer l’intérêt. Pourtant la seconde moitié annule, renverse à mon sens cette im­pression; les pistes projetées, éclatées de la première partie finissent par s’en­chevêtrer, par se fondre pour dessiner un portrait saisissant de cette industrie et des gens qui en dépendent écono­miquement, socialement et presque “imaginativement”. Comme si à partir de trois points équidistants d’un cercle, autant de lignes de force (qui ont pour centre les notions de travail, de re­présentation, de présence américaine) se déployaient en spirales de plus en plus serrées pour finir par se super­poser, se confondre, se fusionner. C’est cette architecture particulière, cette organisation spécifique du réseau signifiant qui m’ont séduit dans le film de Bélanger et dont je voudrais vous entretenir. C’est une lecture qui ne prétend pas épuiser le film, ni pré­valoir sur d’autres possibles et souhai­tables; d’ailleurs elle soulève plus de questions qu’elle n’en résout.

Une vie qui se résume par le travail

Un des éléments qui cimentent cette cohésion toute particulière à DE LA TOURBE ET DU RESTANT est la rela­tion qu’entretient ce film avec le travail. Relation plurielle et polymorphe, an­goissante aussi, qui fait que le travail est présent ou évoqué dans prati­quement tous les plans du film.

Présence d’abord du labeur physi­que, concret dans les séquences ratta­chées directement aux opérations d’exploitation des tourbières: reniflage, empaquetage, entretien des machines, exploitation artisanale à la pelle, char­gement des camions, etc.; mais aussi dans les séquences à la pépinière (pel­letage, transport, chargement) ou dans la banlieue. Dans cette dernière, un lent panoramique balaie les cours des banlieusards en s’arrêtant, se fixant sur diverses opérations : installation de la tourbe, d’une clôture, tonte de gazon; même les enfants s’occupent à scier des planches.

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Présence aussi de l’environnement de travail. Bélanger a choisi de situer tous ses entretiens avec les travailleurs des tourbières sur les lieux mêmes de leurs activités: immédiatement avant ou après les heures de travail, pendant les pauses-café ou les repas. À ren­contre de ses prédécesseurs, Lamothe, Arcand, Dansereau ou Bulbulian, jamais Bélanger ne nous en­traîne dans les cuisines ou les salons, à la taverne du coin: tout se joue et se dit sur le lieu de travail. Parti-pris qu’on retrouve partiellement dans la re­présentation des patrons. En effet si la première apparition de gérant d’une tourbière est tout à fait fidèle à l’image­rie conventionnelle (il trône, conforta­blement calé dans son fauteuil, der­rière un bureau juste assez encombré, dans une pièce proprette et bien éclai­rée), ses apparitions subséquentes se situeront au coeur du bureau adminis­tratif, entouré de gens qui s’affairent à diverses tâches. Le côté “activités fé­briles” étant d’ailleurs amplifié par une caméra très mobile et une succession de plans courts.

Il y a aussi une présence tantôt inférée, tantôt évocative du travail. Ainsi deux ensembles de séquences sont consacrés à des retraités: le premier, ex-travailleur des tourbières dont le fils a pris la relève, semble passer ses journées sur sa galerie; le second, d’une autre classe sociale, probablement de profession libérale, se délasse à la terrasse d’une auberge chic. Belle occasion d’évacuer le tra­vail! Pourtant il n’en est rien. Le premier n’arrive à se raconter qu’à travers les emplois qu’il a occupés, les lieux physiques où il a travaillé, les sa­laires qu’on lui a versés. On ne peut guère mieux exprimer “une vie qui se résume par le travail”. Quant au second il ne peut jouir de loisirs et nous faire étalage de sa culture, qu’au prix du labeur de ceux qui le servent, de cette “waitress” visiblement “dans le jus” que la caméra n’a de cesse que de traquer en contrepoint.

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On le voit, le travail hante le film, s’engouffre dans chacune des sé­quences, là par le biais d’un plan, ici d’une réplique (ainsi dans la séquence où les touristes visitent une tourbière, le guide vient-il à propos rappeler qu’on ne “cultive pas une tourbière, qu’on l’exploite”). Notion qui n’a d’ail­leurs rien à voir avec le sens noble du terme, ce travail qu’on évoque c’est celui physiquement pénible, aliénant, mécanisé, non gratifiant. Bref le travail-repoussoir.

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Le seul type de travail qui pourrait échapper à cette vision, c’est celui de ces nombreux bricoleurs-artisans (sculpteur, peintre, empailleur, fabricant d’automates de bois) qu’interrogent le film. Or ce travail n’est précisément jamais montré: on n’en voit que le produit. Là encore Bélanger va à ren­contre d’un courant récent du cinéma direct qui, au nom d’une revivification de la culture populaire québécoise, s’est attaché à la description méticu­leuse des gestes, des opérations du travail artisanal, à la valorisation du savoir-faire des artisans. Bélanger lui préfère le discours des artisans. Et que nous racontent-ils sinon l’inscription de cette activité de loisir dans une éco­nomie de marché, avec ses contraintes et ses contingences: ce qu’il faut faire pour plaire aux Américains-acheteurs (de marketing en somme!), de com­mandes, de délais de production fixés à l’avance, de salaires, bien sûr. Présence toujours étouffante du travail et de ses lois.

Écologie, reproduction, représentation

Qu’est-ce que le travail? Très grossièrement et primairement une ac­tivité de transformation de la nature par l’homme. Et à quoi aboutit ce pro­cessus dans le cas des tourbières? À produire des simulacres de la nature, semble nous souffler Bélanger : “la tourbe est drôlement utile pour créer des décors qui imitent la nature », nous dit un actionnaire. Et plusieurs autres textes qui apparaissent en surim­pression à l’écran nous orientent vers cette interprétation.

La destruction du sol des tourbières qui a mis des millions d’années à se constituer et qui est une source très importante de ressources nutritives pour l’avenir ne servirait en somme qu’à fabriquer quelques tributs floraux, qu’à permettre à tous bons citadins d’avoir ses trois plantes d’appar­tement; qu’à permettre aux pépinié­ristes d’approvisionner rocailles et jardins, qu’à permettre à quelques ma­raîchers de cultiver en serre des légumes qu’on pourrait très bien culti­ver à l’extérieur. Si ce n’était peut-être de la multiplication de ces autres tour­bières (non pas celles qui produisent la mousse de tourbe, mais celles qui produisent les rouleaux de tourbe) dont l’exploitation rend “impossible toute récupération des terres à des fins agricoles”. Et encore une fois, à quoi sert cette tourbe sinon à donner aux victimes d’une urbanisation anarchi­que l’illusion de l’air pur et des espaces verts.

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C’est ce cercle absurde qui constitue la trame écologique de DE LA TOURBE ET DU RESTANT. Trame qui ne prend sens que lentement et progressive­ment, qu’on ne saisit qu’en toute fin de course et qui éclaire rétrospectivement les séquences du début, à la pépinière ou en banlieue. Trame qui s’enrichit de sa juxtaposition aux séquences consa­crées aux artisans bricoleurs. Comment en effet mieux exprimer cette idée de destruction de la nature aux fins d’en produire des simulacres sinon à travers l’anecdote de l’em­pailleur qui, candidement, nous raconte avoir “sauvé” des bébés castors pour pouvoir les empailler! Ou encore à travers cette merveilleuse sé­quence où un citadin obsédé par l’idée de “faire naturel” (l’expression revient sans cesse dans ses propos), nous présenté orgueilleusement sa cour-jardin, édifiée sur fond d’asphalte à l’aide de pierres, de béton, de peinture, de fontaine kitch, de “poissons rouges et de poissons naturels”, de luminaire automatique et de rocailles. Tout ça pour faire plus naturel! Et de là on glisse imperceptiblement à l’idée de représentation formelle, esthétique, ar­tistique; avec le sculpteur au couteau et ses automates de bois, avec Plourde, peintre paysagiste, “natu­raliste”, mais aussi projectionniste qui “a introduit le rêve américain”. On glisse vers l’imaginaire, un imaginaire balisé de bornes “made in USA”.

La présence américaine

La majorité des films de direct que nous évoquions plus haut et qui ont abordé la situation des travailleurs du secteur primaire ou secondaire ont accordé une place prépondérante dans l’analyse à la domination écono­mique américaine. DE LA TOURBE… n’échappe pas à la règle et brosse à grands traits le tableau de cette main­mise: la tourbière est propriété d’une firme américaine, les payes sont faites à New York, et l’essentiel de la produc­tion est exporté, à vil prix, vers les U.S.A. Même la technologie utilisée est tributaire des États-Unis; les renifleuses de tourbe s’inspirent d’appa­reils similaires utilisés dans les planta­tions de coton du Sud américain.

Mais là où l’approche de Bélanger diverge, à mon sens, c’est en refusant de privilégier le modèle “Grand écart”, le modèle David et Goliath (Bertrand St-Onge vs W.F. King, les travailleurs miniers ou forestiers québécois vs Iron Ore ou ITT) souvent utilisés pour mettre en scène ces relations. D’ail­leurs l’imagerie patronale que le film développe est davantage celle de l’en­treprise familiale que de la multina­tionale. C’est moins la domination éco­nomique d’un géant puissant et exté­rieur qu’intéresse le film, que l’intériorisation de cette présence américaine, son inscription dans les consciences, dans l’imaginaire.

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Intériorisation qui passe bien sûr par l’économie. C’est évident dans le cas du sculpteur au couteau par exemple, dont le travail à l’origine devait répon­dre à une volonté d’expression person­nelle; expression dont on s’aperçoit qu’elle a progressivement été modelée en fonction des impératifs, des goûts, des besoins, de commandes des tou­ristes américains très présents dans la région. D’ailleurs la relation des gens de la région avec les Américains est toute particulière, empreinte de fami­liarité et d’admiration, de craintes et de fascination. Aucune conversation qui ne se prolonge un peu, dans laquelle il n’est pas fait allusion à un parent américain, à une visite aux U.S.A., à un apprentissage fait là-bas ou à une consécration qui y a été obtenue. D’ail­leurs le film nous rappelle fort à propos, par quelques plans des usines de textile, l’exode de plusieurs travail­leurs vers les manufactures de la Nouvelle-Angleterre, il y a quelques décennies.

Et si la région a ainsi exporté vers les États-Unis une main-d’œuvre à bon marché, elle en a reçu en retour… une culture. Celle transmise, par exemple, par un Plourde dont le style pictural, nous dit-on “s’inspire d’une imagerie en vogue dans la Nouvelle-Angleterre” et a contribué “à remplacer l’imagerie pieuse par celle des calendriers”. Un Plourde projectionniste également, “qui a introduit le rêve américain dans les consciences”.

Ce sont deux facettes de ses acti­vités que le film synthétise de façon convaincante dans le plan final où la caméra parcourt une de ses toiles (re­présentant les spectateurs d’une salle de cinéma), s’arrêtant sur une série de signes (Coca-Cola, hot-dog, vêtements “late sixties”, coiffure à la “Elvis”) qui connotent davantage l’“américanité” que la “québécitude”. La caméra recule ensuite pour inclure dans son champ le vieux projecteur 35mm dont il se servait pour diffuser ce rêve et cette culture américains.

À travers Plourde et ces autres “patenteux”, c’est à toute une réflexion sur la culture populaire, ses racines et ses fondements à laquelle nous convie le film. Réflexion sur la prégnance des modèles culturels américains, sur cette dépossession de l’imaginaire qu’ac­compagne la dépossession économi­que.

Prise de position et complexité du réel

Ce dernier plan est d’ailleurs très ré­vélateur du travail filmique mis en oeuvre par DE LA TOURBE ET DU RESTANT. Travail qui n’épouse pas les formes habituelles du documentaire analytique, ni la linéarité de dévelop­pement chère à plusieurs cinéastes, mais qui fonctionne essentiellement par glissement et association, par pro­vocation de chocs visuels. Glissements sémantiques à partir d’un même signi­fiant (va-et-vient incessant d’un sens du mot tourbe à l’autre; exploration plurielle de l’idée de représentation) ou déploiement de chaînes associatives à partir de ceux-ci (ainsi le choix des lieux de tournage, outre les lieux de travail dont on a parlé plus haut, semble-t-il déterminé par leur parenté avec “tourbe”: on nous entraîne des cours de banlieue à un jardin, des champs à la pépinière, d’une galerie à une terrasse).

Et c’est essentiellement à travers le travail filmique (cadrage et montage) que les pistes en apparence parallèles au début en arrivent, au terme de la spirale que j’évoquais plus haut, à se fusionner, à s’étayer réciproquement. Ainsi, dans l’esprit du plan final déjà mentionné, le dernier plan des sé­quences relatives à ce monsieur obsédé par le “faire naturel” nous permet d’assister au dévoilement d’une toile qui “représente” cette cour qui veut tant ressembler à la nature. Véritable simulacre d’un simulacre, la scène constitue le point de conver­gence de la réflexion sur la finalité du processus d’exploitation des tour­bières et de celle sur la représentation artistique et la culture populaire.

Et la dernière bobine est fertile en associations de ce genre, en effets de montage qui soudent littéralement les pistes les unes aux autres: ainsi en est- il du fonctionnement des automates- musiciens monté en parallèle à l’empa­quetage de la mousse de tourbe: mêmes gestes mécaniques, saccadés, répétitifs, robotisés. Ainsi en est-il de la mise en relation des deux vieillards qui tout à coup nous étonne et nous rap­pelle à des réalités socio-économiques conflictuelles pourtant criantes.

En bref je dirais que le spectateur est soumis à une série de chocs visuels, mis en face de rappro­chements, qui forcent sa réflexion, l’in­vitent en cours même de lecture à réé­valuer celle-ci, à revenir en arrière, à réinterpréter ce qu’il a vu. Et à mon sens, ce travail filmique spécifique, no­vateur, exigeant — loin de toute co­quetterie sémiologique dont l’objectif ultime serait de particulariser le travail de l’auteur — est extraordinairement productif et important, il permet de dé­passer, de contourner bien des or­nières dans lesquelles le cinéma direct s’est parfois enferré.

Un des reproches qu’on peut notam­ment adresser à la démarche analyti­que en oeuvre dans plusieurs films, c’est, d’une part, d’isoler son objet du contexte de la vie pour mieux le cerner, d’autre part de se contraindre à ne l’aborder que d’un seul point de vue, d’un seul “point de pertinence”. Or, il me semble, que DE LA TOURBE ET DU RESTANT, sans renoncer à une prise de position ferme et personnelle du ci­néaste, en arrive à respecter la com­plexité du réel tout en l’explorant si­multanément sous plusieurs angles. Les dimensions économiques, socia­les, culturelles du phénomène tour­bières étant saisies dans des perspec­tives à la fois politique, écologique, voire symbolique.

Voilà. Avant de terminer, j’aimerais soulever deux ou trois questions pour amorcer le débat. La première que je me suis posée, c’est au fond que vaut une lecture du type de celle que je viens de proposer, une lecture appli­quée, un peu scolaire, appuyée sur 3 ou 4 visionnements, en rapport de l’im­pression laissée dans les consciences, dans la mémoire des spectateurs au premier visionnement?

L’intuition que j’ai — en partie con­firmée par la présentation du film à des étudiants, sans toutefois qu’on puisse accorder beaucoup de valeur à cette expérience — c’est qu’en raison d’une espèce de charge émotive qui accom­pagne les chocs visuels dont je parlais tantôt, le “message” réussit à passer, à affleurer à la conscience même si le film provoque un réel désarroi.

La deuxième interrogation m’est venue en écoutant Réal LaRochelle hier, qui soulignait le fait qu’un certain cinéma direct, en voulant de façon pré­pondérante donner la parole aux gens, aux intervenants, amenait un certain retranchement du réalisateur, une cer­taine abdication de son travail d’orga­nisation de la matière filmique. Sans insister davantage, on pourrait dire que DE LA TOURBE… pèche peut-être par l’excès contraire. On pourrait sans doute y revenir…

Dernier point qui a trait à un person­nage qui traverse le film comme en diagonale et que je n’ai pas mentionné dans l’analyse. C’est ce joyeux hurlu­berlu qui fabrique des objets inusités (instrument de musique, sculptures sur bois, cercueils insolites). Rien ne le rat­tache directement à l’industrie de la tourbe. Bien peu de choses à ses collè­gues artisans-bricoleurs: les objets qu’il fabrique sont sans doute invenda­bles, produits pour son seul usage; d’ailleurs ils encombrent son sous-sol. C’est lui qui entonne cette vieille com­plainte qui exhorte les gens d’ici à ne pas s’exiler aux USA, qui raconte les tourments et l’ennui de ceux qui l’ont fait. C’est en quelque sorte l’image du poète. Image peut-être idéaliste, mais à mon sens stimulante. Sorte d’exal­tation de l’invention, de l’imagination débridée, d’une certaine folie douce. D’une forme de résistance aussi, d’ac­tivisme face à cette résignation tran­quille que j’évoquais au tout début. Bon, cette fois c’est vraiment tout!

* * *

Pierre Véronneau : D’abord, je voudrais faire un commen­taire sur la façon dont, moi, j’ai ressenti ce personnage farfelu qui m’a fait penser, comme je te le disais hier, au personnage du Bruxellois qu’on a dans le film de Boris Lehman sur LE GRAND BÉGUINAGE, cette permanence de l’imaginaire et même de la folie dans la vie quotidienne de certaines personnes du peuple. Ce personnage-là m’a paru un écho des premiers films de fiction de Bélanger qui, il y a dix ans, valorisaient aussi des marginaux délirants. Et peut- être y avait-il une affinité éclectique entre le personnage et Bélanger.

D’autre part, hier soir, en parlant du film, et aussi bizarre que ça puisse paraître, c’est le nom d’Eisenstein qui me venait à l’esprit pour expliquer le montage, l’Eisenstein des premiers écrits. DE LA TOURBE me fait penser à un montage qui fonctionnerait par attractions, avec ceci de par­ticulier que les éléments qui entrent en attraction les uns avec les autres pour produire dans l’esprit du spectateur les idées et les sensations que souhaite l’auteur, ne forment pas un enchaînement linéaire, mais se développent plutôt en spirale, gravitant les uns par rapport aux autres et s’attirant (se dialectisant) à des degrés divers selon leur composition et leur distance respective, avec toujours comme référence le noyau de ce système “solaire”, la tourbe.

Je voudrais maintenant des éclaircissements au sujet de l’expérience que tu as tentée avec tes étudiants et qui m’in­téresse beaucoup. Quel genre de questions as-tu posées? As- tu demandé aux étudiants de dégager les éléments que tu as mis en lumière ou d’expliquer le sens du film? Ce film demande un tel effort de lecture que la première réaction peut être de se dire: à quoi sert-il? où l’auteur veut-il en venir? Les étudiants n’ont-ils pas eu ce genre de réaction?

M.H. : Il y avait des questions à la fois factuelles et directives (quel sens attribuez-vous à telles séquences? quels liens unissent telle séquence avec telle autre?) et aussi d’inter­prétation plus générale (que nous raconte ce film? quel en est le sujet?). Ce dont je me suis aperçu sommairement c’est que le film provoquait un réel désarroi, restait impéné­trable, pour les étudiants, à l’analyse rationnelle; on n’arri­vait pas à en saisir la structure, à en isoler les composantes pour ensuite établir leurs relations. Mais par contre les “- thèmes” (je n’aime guère ce mot), les éléments moteurs étaient reçus, compris: la corrélation entre la domination américaine sur l’économie et sur l’imaginaire, la filiation toute particulière du travail à la tourbière et du travail ar­tisanal du fabricant d’automates de bois, l’absurdité du processus d’exploitation des tourbières. Ce qu’on saisissait beaucoup moins bien, c’est tout ce qui se rattachait à la notion de “représentation”, sans doute parce que plus abs­traite.

Et au fond c’est un peu normal qu’un film qui se refuse à une démarche analytique traditionnelle soit lui-même peu perméable à celle-ci. Mais en fait qu’importe si, à cause de la charge émotive qu’il recèle, il arrive à faire passer l’essen­tiel de son propos.

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J.C. Jaubert : C’est là où je suis le moins d’accord, lorsque tu dis que ce film donne son message à la première lecture. Je suis moins d’accord à partir de ma propre expérience: tout à coup, après t’avoir entendu, j’ai envie de revoir le film. Avec une lecture comme ça, je m’aperçois que c’est magnifique. Mais je l’ai vu une fois tout seul; j’en ai revu une partie hier et j’avoue que non, c’était pas du tout évident. Alors, est-ce un parti pris de ma part de dire: “En effet, le cinéma documen­taire devrait permettre une lecture beaucoup plus terre à terre, beaucoup plus linéaire et facile, dans le sens de dé­codable à la première vision, et je crois, je sens nettement que c’est une position qu’on peut soutenir comme on pour­rait penser que le cinéma de fiction permettrait une cons­truction plus élaborée. Par exemple, pour être plus concret, cette scène du début où ces personnages dans la banlieue construisent leur barrière, tu as parlé du travail; en effet, ils travaillent, mais j’avoue que je n’ai pas senti leur rapport à la tourbe parce qu’on n’avait pas dit que ces gens-là avaient utilisé la tourbe pour bâtir leur jardin: ils étaient en train de construire leur barrière, ils travaillaient pour eux. Ce n’était pas un travail d’exploitation, un travail payé. C’était un travail de loisir ou nécessité si on veut, chacun construisant sa barrière. Je pense que le rapport au travail c’est quand même un peu lâche dans ce cas-là.

Il me semble donc qu’il y a énormément d’éléments qui ne sont pas assez explicites. On fait peut-être trop confiance au spectateur dans un film comme ça.

M.H. : Pour ce qui est du travail des gens de banlieue, c’est vrai qu’il est de nature différente de celui des employés des tourbières ou de la pépinière. Le fait de l’assimiler au travail aliénant, pénible, au travail-repoussoir est sans doute forcé. Par contre la filiation avec la tourbe est donnée au tout début; si tu te souviens, le panoramique débute sur l’image d’une piscine devant laquelle quelqu’un installe des rou­leaux de tourbe, et on a assisté à l’achat de ceux-ci à la sé­quence précédente.

Quant au problème de lecture au premier visionnement, il est réel. Je n’en disconviens pas. Et il en soulève bien d’au­tres, sur lesquels jusqu’ici bien peu de gens se sont penchés. Par exemple celui des traces que laisse un film dans la mémoire des spectateurs. Il y a des films qui souvent m’impressionnent sur le coup, me plaisent, mais que j’oublie à peu près totalement une demi-heure après la projection; d’autres par contre, DE LA TOURBE… et LA CUISINE ROUGE sont de ceux-là, continuent de me revenir en mémoire, de m’interroger plusieurs semaines après leur visionnement. Et ce sont règle générale des films dont je n’ai pas tiré de plaisir cinéphilique particulier au premier vision­nement. Ce phénomène de persistance dans la mémoire est peu pris en compte. Au fond c’est peut-être justement parce qu’il se dérobe à l’analyse qu’un film est intéressant, qu’il fait travailler nos neuronnes, qu’il nous provoque. Si tout est clair, on l’accepte ou on le rejette et le tour est joué.

Réal parlait hier de symphonie à propos de la série de Lamothe, indiquant par là que chacun des films renvoyait à tous les autres, que la série était traversée de leitmotive, de thèmes qu’on ne pouvait vraiment sentir, saisir qu’en vision­nant la série dans son entier. Ce qu’effectivement bien peu de spectateurs ont la possibilité ou la capacité de faire. Ce problème des habitudes de visionnement imposées par la structure de distribution-exploitation en force dans l’indus­trie cinématographique, confine le cinéma à cette prétendue “transparence ». Pourtant personne ne songerait, après s’être acheté un coffret de disques de musique classique, à n’en faire qu’une audition puis à le remiser, pour ensuite prétendre en avoir saisi toutes les subtilités. C’est ce qu’on exige d’un film. Bon je sais bien qu’on ne transformera pas la structure de l’industrie cinématographique demain, et que les règles étant connues, ce que tu dis se justifie. Ceci dit, je pense qu’on ne fait pas assez confiance au specta­teur, règle générale.

P.V. : Deux questions. La première: est-ce que tu sais si cette structure-là, Bélanger l’a construite au montage ou est-ce que son travail de recherche indiquait déjà une structure semblable? Deuxièmement, tout à l’heure tu as dit que le film ne tombait pas dans le défaut des films artisanaux qui se tournent vers l’artisanat, mais que quand même, il parlait de l’envahissement de l’imaginaire et d’autres aspects de la vie par la présence américaine. Comment évalues-tu la di­mension nationale et nationaliste de ce film-là?

M.H. : À la première question, je ne pourrais vraiment pas répondre, je ne connais pas Fernand Bélanger et je n’ai eu aucune conversation avec lui ou quelqu’un de son équipe. C’est vrai que sur la question du nationalisme le film n’est pas sans ambiguïtés. Il y a certaines phrases, certains textes griffonnés à l’écran qui ont des relents de nationalisme de conservation, de retour à la terre. Ça m’a bien sûr agacé. Par contre toute la réflexion sur la culture populaire, le fait de s’en tenir surtout aux relations qui se jouent sur place, à l’intérieur de la formation sociale québécoise dans la re­présentation patronale, me semblent se démarquer d’une position nationaliste étriquée.

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Cet article a été écrit par Michel Houle. Historien et critique, il enseigne au Cégep de St-Jérôme.