Convergence entre écriture cinématographique et écriture littéraire
Parler de l’œuvre écrite de Pierre Perrault ce n’est pas parler de quelque chose de différent de son cinéma. On ne peut parler de l’un sans parler de l’autre. Suivant un flot interactif, une phénoménale imbrication tisse, comme les filets dans la mer, poèmes, récits, théâtre et films. Comme le dit le poète dans Toutes Isles, son premier grand récit épique, l’ambitieuse entreprise consiste à « paumailler » les filets pour que l’étreinte des mailles ne laisse pas filer la voix du poète! pour qu’il soit ainsi « démaillé »… mais l’eau, dit-il, est « pleine de froid »!
Mes interrogations s’inscrivent dans la perspective d’une recherche de l’homme/poète, pour essayer de découvrir et comprendre à quelle cohérence personnelle obéit sa démarche créatrice.
Pierre Perrault poète, cinéaste, un même homme qui écrit, rencontre les gens du pays et fait des films. Son originalité tient à la fois au fait que chez lui la manifestation poétique est multiforme : poèmes, théâtre, cinéma. Et au fait que sa poésie est en résonnance avec la poésie du pays. Ce qu’il exprime s’inscrit dans la mouvance d’un certain imaginaire québécois, à la quête d’une identité qui passe par l’activation, la valorisation de la mémoire. Mais elle entre aussi en résonnance avec un imaginaire universel où l’homme dans son rapport avec son milieu naturel est à la recherche d’une harmonie avec son microcosme.
Au cœur de cette double résonnance le poète convoque tous les hommes qui n’ont pas la parole. Ceci ne minimise en rien leur parole mais signifie au contraire qu’il se passe quelque chose comme une coïncidence symbiotique entre les deux : d’où ces possibles rencontres qui confinent à l’état de grâce. Pierre Perrault dit lui-même : « Il est possible qu’un homme n’ait rien à dire, tout dépend de la question qu’on lui pose, du terrain qu’on lui impose. »
Le terrain : c’est le lieu de la source de sa création. Il y trouve l’assise de son inspiration et ce vécu qui jaillit sous-tend la parole. Son intervention permet à cette parole d’être révélée. Il trouve le terrain et à travers l’alchimie de la relation établie, déclenche un subtil état de grâce au sein duquel les personnages très simplement, livrent leur monde intérieur.
Cette parole l’a conduit, par accident, il dit « par magnétophone » au cinéma. Il lui fallait élargir la parole recueillie et l’image, apport moderne, est apparue comme allant de soi.
Enregistrée par le magnétophone, puis enrichie par l’image, la parole révélée par les rencontres Pierre Perrault l’écrit. Puisque dans ses films le lieu de son expression c’est le montage/écriture.
Ainsi ces rencontres se manifestent dans ses films et dans ses poèmes. Par sa réceptivité et sa créativité, le poète aboutit à une réalisation écrite ou filmique : il est le visionnaire d’une réalité qu’il a l’art de nommer.
La symbiose se joue à un double niveau, celui de la « québécité », c’est-à-dire de l’héritage ethnoculturel particulier à la province de Québec. Mais également au niveau de la poésie éternelle : celle qui galvanise toutes les aspirations inhérentes à l’homme, la poésie dans l’homme. Le poète devient alors celui qui, par une sensibilité particulière, peut, grâce aux talents linguistiques dont il dispose, exprimer cette poésie de l’homme, pour qu’elle puisse être entendue, communiquée, mais aussi réoccupée par tous les hommes. C’est toute la dimension messianique : le poète annonce aux autres cette poésie qui vibre dans les hommes du pays et la porte à l’avant-scène pour qu’elle puisse être reconnue.
Cette double dimension de Pierre Perrault : québécoise et universelle, fonde une dualité qui se donne à lire comme une spécificité qui recouvre la réalité de cet homme/poète.
Tout est duel chez lui, il dit lui-même que déjà à l’université il était l’écrivain parmi les joueurs de hockey et le sportif parmi les étudiants du journal Le Quartier Latin. Il est le cinéaste chez les écrivains et l’écrivain chez les cinéastes. Il est l’homme du terrain qui va à la rencontre des hommes du pays, porte son canot sur les épaules et traverse le bois, mais il est aussi l’homme de Lettres qui se retire dans le secret de son bureau pour écrire.
Cette dualité agit en fait dans un mouvement dialectique et déclenche l’acte créateur. À première vue mal aisée, elle offre en fait le confort d’une nécessaire distanciation. Elle est donc génératrice d’une certaine liberté et lui permet de porter un regard global pour appréhender la continuité, l’unité enfermées dans les informations morcelées qui lui viennent de l’extérieur. Il est les gens du pays, et il n’est pas eux…
Lorsqu’il dit qu’il s’abreuve à ses personnages pour écrire, c’est par un phénomène osmotique. La question se pose alors : où est Pierre Perrault? En parlant d’eux cela permet de parler de soi d’une manière plus détournée, plus pudique et cela rend sa trace plus difficile à suivre. Le désir qui émane de lui va vers les autres pour y être accompli.
Où donc est Pierre Perrault? Si ce n’est dans son écriture et ce qu’elle nous offre à décrypter derrière le paravent des métaphores.
Pour rendre le concept plus vivant et souvent plus facile, la métaphore introduit une ressemblance entre la chose désignée et une autre chose. Cette autre chose risque de nous conduire au lieu de Je-Pierre Perrault.
La métaphore est une intelligence des choses et non un langage intellectuel, elle établit une médiation entre signifiant et signifié. Dans l’œuvre de P. Perrault le grand signifié est le Pays : Chouennes, Toutes Isles, Gélivures, Au Cœur de la Rose, chantent le Pays. La mise en jeu des signifiants métaphoriques fait apparaître des récurrences pertinentes où l’on voit partout le Pays : Terre — mer — eau — parole — Femme donc, paré de tous les attributs féminins et lieu de tous les désirs :
Portulan
« femme la plus belle (…)
tes lèvres joviales (…)
réveille ta gorge gonflée (…) »
Ballades du Temps Précieux
« j’ai aperçu dans ses corsages
la belle plus ronde que l’anneau
la belle qui détourne les rivages
et son corps plus libre que l’eau »
Un Poisson dans la Mer
« les prémisses étant posées je te conjugue
avec être et avoir avec terre et mer
avec arbre aussi et l’écorce fine
ma sauvage mon indigène ma preuve
ma tempête de sang ma dernière
extrémité et je te commets comme
une faute
car elle est belle en péché la marée
de tes nuits blanches à mes poignets
d’ignorance. »
Toutes Isles
« et j’ai vu très haut une rivière disposer
des constellations
le corps le plus navire ne s’impose pas à l’amour
la femme la plus fontaine ne se module pas
sur un signe des mages. »
Gélivures
« Nue comme la vengeance je t’épouserai ma neigeuse sans leur consentement policier sans même l’assentiment des aïeux prophétiques (…) et comme toi quoiqu’on en dise femme ou neige à la grandeur du pays ils sont de la race blanche des loups et ils exercent le froid jusqu’à l’âme. »
Les métaphores Pays / Femme gravitent autour du poète en deux pôles forts, ils ne sont pas parallèles mais complémentaires : le pôle mâle et le pôle femelle pour que le poète/lumière soit.
La femme seule occupe tout le discours poétique, elle est l’objet unique auquel s’adresse le « je » du poète. À travers elle, le poète conquiert le pays, il dit « je m’intercède la femme ». Il vit dans une étroite imbrication amoureuse la rencontre avec le pays. Le pays terre féminine à laquelle il s’adresse en termes passionnés, il cherche à le posséder.
Le texte déferle alors à un rythme qui s’accélère au fil des formes verbales de plus en plus rapprochées pour aboutir à un sommet qui intervient comme une rupture. Le texte est animé par un flot passionné, torrent irrésistible, déversement, hémorragie : mots, images s’interpelant sans cesse, sollicitant le lecteur à chaque ligne, toujours à la limite de l’essoufflement, de l’asphyxie du sens! mais à chaque fois le poète organisateur savant relâche la puissance du débit par l’insertion des : et/pourtant/soudain/ enfin… qui tels des soupirs permettent que la lecture s’accomplisse.
Le rythme haletant est chargé de sens que l’on peut nommer guerrier / érotique (d’ailleurs n’est-ce pas la même chose…) C’est là où l’inconscient individuel (femme = fruit défendu) rejoint l’inconscient culturel collectif (pays/langue maternelle = pays défendu).
Par exemple dans En Désespoir de Cause, texte écrit sous le coup de l’émotion des événements d’Octobre 1970, on trouve :
« j’élabore des frontières pour mettre en cage mon amour des oiseaux … j’éclate … en secret je m’érige des pensées … je renverse le régime du silence … j’investis des souvenances … je me fais des illusions … je négocie avec la vengeance des berceaux.
J’accoste le plaisir … j’inaugure les monuments de l’orgasme et de l’organeau … je survis au conditionnel … j’exorcise la lâcheté … je siffle les balles … elles se jettent sur moi … le corps-à-corps m’inspire des exploits … le monde est beau en péché … j’entre en désespoir comme en religion.
je me jette dans l’amour comme au plus pressé … j’en sors vitrifié … (…) je te parle et je me comprends … les arbres à cœur ouvert me corroborent … je négocie avec les oiseaux des alliances verbales et rebaptise tous les villages avec des gestes … je me mets dans la peau de la victoire et je songe à une amarre pour débuter un fleuve
tout se passe comme
si
je n’en croyais pas mes yeux
je me mis à saluer le mal de mer comme un voisin. »
Ici le sommet / rupture est introduit par le changement de temps : je me mis. Le rythme est cassé, tout est consommé. En Désespoir de Cause a valeur exemplaire, par sa forme et son contenu il annonce le grand poème épique Gélivures.
On y retrouve le rythme :
« tel pays perdu d’avance, tel pays mort-né (…) tel pays ouvre les yeux abolit le sommeil surgit de l’ombre comme un doute bourdonne éclate furibonde suinte tire d’ailes nage au plain des capelans qui se renversent pour une lune dramatise la blancheur empesée des dauphins blancs qui s’embrassent hors de l’eau pour signaler la chose encore inexplicable et raconte avec force gestes… »
L’adresse à la Terre prend ainsi un caractère très personnifié : il se passe quelque chose entre la femme/terre/pays et le poète. Le poète s’abandonne à sa plume, il la laisse filer ça coule de lui. Ce flot même, donne toute sa valeur sémantique au texte. Le poète est en étroite familiarité avec cette femme/terre, il se l’annexe, se l’approprie,
l’occupe : il dit dans Gélivures :
« Cette terre et mer étant posée je l’occupe
jusqu’à la garde je l’occupe de mes chimères de plomb »
Du registre de l’intime il y a rapport orgasmique à la Terre qui est à l’image du rapport à la Femme universelle et mythique.
Le poète peut manifester sa passion au pays, à la terre/femme, grâce aux métaphores qui lèvent tout l’interdit qui la couvre, au double niveau universel et québécois.
Universel parce que la Terre nourricière c’est Déméter chantée et vénérée par l’hymne homérique. Le pays/concept correspond à une réalité tangible et c’est avant toute chose : terre Terre pour que puisse se circonscrire le pays et s’y inscrire l’homme. Terre maternelle, généreuse qui donne aux hommes la nourriture substantielle. Il s’agit d’une représentation universelle qui habite l’inconscient de tous les hommes. Elle s’inscrit à part entière dans le psychique et le biologique. La célébration de la Terre / Mère fait partie des plus anciens mythes gréco-romains.
Cette image de la mère universelle se trouve renforcée au Québec par le rôle tenu par la femme au cours de son histoire. L’image féminine y est très forte. Et si la poésie de Pierre Perrault est, si j’ose dire, envahie par la femme, où elle s’impose, galvanise le poète, le provoque et suscite sa passion, il est intéressant de remarquer qu’elle n’y est que très peu présente dans ses films, et lorsqu’elle y est, elle est avant tout justement Mère : Marie Tremblay ou Maninoesche. La présence de deux étudiantes Blondine et Irène dans le film L’Acadie L’Acadie ne vient pas infirmer cette remarque dans la mesure où l’événement du film s’est produit à Moncton alors que l’équipe de tournage était sur place pour un autre film. Là où P. Perrault construit ses films à partir des rencontres qu’il fait sur le terrain (Marie Tremblay à l’Ile-aux-Coudres, Maninoesche chez les Indiens) dans le cas de L’Acadie la révolte étudiante c’est le fortuit que le cinéaste saisit. L’événementiel l’emporte sur l’individuel et s’impose au poète. Il ne s’agit plus d’une rencontre révélatrice donc créatrice.
On ne peut donc que constater cette différence d’approche de la femme dans la poésie et dans les films de Pierre Perrault. Je pense qu’on peut tenter d’expliquer ce phénomène par l’existence d’une convergence entre l’interdit œdipien (universel) qui est : tu peux posséder toutes les femmes sauf une, ta mère; l’interdit « québécois » lié à l’éthique catholique qui interdit l’amour en dehors du but de la procréation et ce que J. Cl. Milner appelle un œdipe linguistique renforcé au Québec par l’histoire de la langue maternelle : langue interdite par le dominant Anglais (péremptoire illustré par le « speak white! » du maire Jones s’adressant aux étudiants francophones dans L’Acadie L’Acadie)
Cette langue interdite a été transmise par la femme qui, sédentaire, a protégé la survivance du groupe ethnique. De plus jusque vers les années 60, elle est souvent plus instruite que l’homme.
La mère est naturellement et culturellement celle par qui la langue arrive. Élément différentiel primordial dans le contexte anglo-canadien où se situe le Québec et cela fait donc de la patrie l’espace maternel par excellence : la matrie. Symbole de la mère, matrice qui porte en elle tout le poids du groupe social et qu’insémine le poète dans son rapport orgasmique à la Terre. Il formule le destin d’un peuple « coincé » de toutes parts, où l’inconscient ethnique et universel chargé d’interdit le mutile, le castre, le rend impuissant à se défendre, à fuir. Un « je-collectif » qui s’exclame dans Chouennes :
“J’habite misère!
et je n’ai pas inventé cet argument de l’impatience et la table était mise depuis toujours et les poings de la colère saignaient sur les claviers de la discorde et je n’avais ni signé la paix, ni déclaré la guerre et depuis ma connaissance, je cultivais le sentiment d’être occupé, assiégé, investi, cerné, prisonnier, assailli, battu à plate couture sans n’avoir jamais pris ni les armes ni la fuite
J’habite l’état de siège à perpétuité!”
Son écriture se révèle être le seul lien où peut se libérer son énergie libidinale sans danger, puisqu’immobilisée dans l’écriture! Ceci explique peut-être la raison pour laquelle l’écriture tient une place aussi particulière dans le discours de P. Perrault. Au cours d’un entretien en avril 1969 à Montréal, il me dit : “ma poésie j’ai du mal à en parler, c’est peut-être une sorte de pudeur. Je peux parler des heures des films, des personnages, et d’un autre côté une journée où je n’écris pas j’ai l’impression de n’avoir rien fait.”
La poésie c’est difficile d’en parler, parce que c’est le seul lieu où se dévoile un peu son “je”. L’intimité, le silence et la solitude qui président à l’écriture sont davantage propices à l’émergence d’un Je-Pierre, le cinéma étant en regard la manifestation du je-collectif.
Ce “je” a une fonction poétique que Roman Jakobson décrit ainsi :
“Ramenant le problème à une simple formulation grammaticale, on peut dire que la Première personne du présent est à la fois le point de départ et le fil conducteur de la poésie. La poésie lyrique orientée vers la première personne est intimement liée à la fonction émotive.”
Cette fonction émotive en réalité laisse présager moins de contrôle, moins de censure consciente et donc une plus grande place aux élans inconscients. Il dit lui — même :
“quand je me mets à écrire tout à coup j’assiste à quelque chose qui me plaît, face à cet effort il y a des choses que je n’exprimerais pas sans cette situation. Ce faisant je découvre des choses qui sont en moi. Une possibilité de ma pensée. Après l’édition je ne trouve pas cela bon. Je voudrais recommencer, je pourrais tout recommencer — revivre, tout réécrire. Je suis un peu prisonnier de ma propre opinion.”
Ici je serais tentée de dire qu’il manifeste ainsi un certain refus conscient de prendre en compte la part inconsciente de sa réalité.
Pierre Perrault se confirme ainsi dans sa dualité. Elle apparaît aussi, quand dans sa volonté d’être le chantre du peuple traditionnel qui chante la beauté du mot “jouai” et le revendiquer, il écrit dans Gélivures :
“Et j’irai à mon tour jusqu’au bout du langage restaurer les neiges qu’avons vécues à la chaleur des neiges et de l’ivoire je bannirai les linguistes qui font leurs délices de la muette insipide prisonnière du mot cheval — il arrive que les mots me portent ombrage —je moissonnerai les plus beaux discours sur les chemins purs de l’élision sans haine ni rancune d’aucune sorte un pays de vocables nouveaux et de nouvelles cadences se lèvera dans toute sa vitalité pour témoigner de mes amours et ce sera le plus pur hommage que nous puissions rendre au poids des maternités que ce langage enfin rendu à la parole qui l’a nourri”
Mais, pour le chanter ce mot “joual” il nous donne à lire une écriture difficile d’accès, émaillée de termes précis et savants. Roland Barthes dans S/Z écrit que “lire cependant n’est pas un geste parasite, c’est un travail. Lire c’est en effet un travail de langage. Lire, c’est trouver des sens et trouver des sens c’est les nommer.”
Ce travail de découverte des sens, quand je lis les textes de P. Perrault je suis en situation d’appréhender la pluralité qui les compose, sans jamais pouvoir la circonscrire, chaque lecture enrichissant (multipliant) les sens à nommer.
Cette difficulté d’un texte peu accessible dont la syntaxe porte la marque d’une culture littéraire dont l’auteur est imprégné, me semble avoir quasi valeur initiatique. Comme l’endurance au froid a valeur initiatique puisqu’il faut l’avoir vécu pour le connaître. La difficulté de l’épreuve est récompensée; car le froid dit-il dans Gélivures :
“élève la moindre bête au rang des principes du sang… (…) nous avons le courage trempé à cette froidure”
ou dans Chouennes :
“j’attends du froid qu’il me complique l’existence”!
La poésie de Perrault, une poésie élaborée, dont le style est fortement défini par un rythme particulier. Ce rythme se manifeste d’une façon répétitive. R. Jakobson a remarqué à ce sujet :
“que sur tous les niveaux du langage, l’essence de l’artifice poétique consiste en retours périodiques”
Ce rythme se définit aussi par une cadence rapide, une abondance d’énoncés courts liés par de nombreuses conjonctions et des répétitions rapprochées des formes verbales. Nous sommes alors transplantés dans une suite temporelle imaginaire et cela nous amène à percevoir la régularité des successions qui nous force à détacher la langue de son caractère arbitraire et nous soumet à la loi de la mesure, de la cadence.
Une poésie également riche en innovations et associations inattendues. Sans pouvoir les livrer toutes, ici quelques-unes :
Toutes isles
“Les souvenirs descendent l’eau
que remontent les rivières”
“la branche du moindre oiseau”
Chouennes
“Le Temps s’imagine qu’il recommence
à ton avantage”
“J’attends que tu viennes
qui que tu sois, j’attends
(…)
et nous passons de l’un à l’autre
comme le cidre qu’on boit
(…)
j’attends que tu viennes
pour dormir autour de toi
la fin du monde.”
“si tu fredonnes mes nuits abrégées”
“Sur ton corps ébruité
nous ferons les feux du soir
et finirons à pied
les restes du cœur”
“l’amour ne dure pas donc je te recommence”
Gélivures
“à ta bouche obscure une neige palpite et ne se rend pas”
“et toute mainmise sur l’enclos des virginités sauvages en giboulées d’oiseaux récents aux prises avec la gentiane tardive rend hommage de neige aux hanches des eskers et témoigne d’immenses cornouailles sans témoin ni répit sans objet qu’icelle belle nacelle”
Une poésie faite pour être lue à voix haute. Le rythme et l’organisation des énoncés s’y prêtent. P. Perrault a lui-même un talent de lecteur. Ceci est particulier aux poètes québécois, je pense au spectacle 7 Paroles du Québec, donné à La Rochelle et à Paris l’été 1980, où l’on a vu des poètes québécois, Gaston Miron et Michèle Lalonde lire certains de leurs textes. Ceci est à relier à une tradition orale encore très forte qui a permis de développer une faculté de conter.
La poésie de P. Perrault est moins une poésie intimiste à la Rimbaud qu’une poésie qui appelle, qui sollicite et convoque chacun à la poésie collective.
Dans son rapport à la Terre / Femme charnelle, le poète québécois nous renvoie à Charles Péguy qui écrit dans les Cahiers :
“Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre”
Comme Péguy, il a le goût des ancêtres, de l’action, le refus des compromissions du monde moderne et comme lui il vit, son écriture, il y est très incarné.
Mais aussi par la force de l’image maternelle et par son lyrisme il est sur les traces de Victor Hugo.
Pour conclure je voudrais insister sur le fait que la construction voulue, consciente et réfléchie pour magnifier la Québécoisie, cette quête jamais finie d’un pays, ne peut pas se dissocier d’une quête de soi-même. La quête d’un homme inscrit dans un contexte culturel à la fois précis et menacé, où la notion d’appartenance participe à une lutte pour arracher à l’autre l’existence au sens sartrien du terme. En cela Pierre Perrault poète universel est spécifiquement québécois, c’est à ce point-là que l’inconscient culturel de P. Perrault rejoint l’inconscient humain. Géza Roheim dans Psychanalyse et Anthropologie fait remarquer justement qu’à partir de diverses cultures “lorsqu’on étudie la nature humaine de l’intérieur on est tenté de s’écrier : plus ça change, plus c’est la même chose”! Pierre Perrault écrivain, Pierre Perrault cinéaste, Pierre Perrault un poète dont la création est pluri-forme : traditionnellement prophétique dans ses écrits, prophétiquement originale dans ses films.