La Cinémathèque québécoise

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Cinéma du réel et cinéma de fiction : vraie ou fausse distinction?

Dialogue entre Pierre Perrault et René Allio

Mettre en présence deux cinéastes qui se réclament sans partage, l’un du réel direct, l’autre de la fiction, mais qui s’estiment réciproquement, est une autre manière d’aborder le débat, puisqu’elle se situe en référence à des pratiques.

Il est juste de souligner que, les deux interlocuteurs n’étant pas seuls, le débat a été en partie orienté par des questions ou des observations formulées par les participants au colloque.

Elles n’ont été retenues, sous une forme anonyme, que lorsqu’elles modifiaient la dynamique du dialogue.

Toutefois, la conclusion a été laissée au poète Gaston Miron, qui ne savait d’ail­leurs pas qu’il était en train de conclure.

Au départ, juste pour lancer la confrontation, il a été demandé à René Allio, fonda­teur du Centre méditerranéen de création cinématographique, si la revendication d’appartenance ne s’exprimait pas mieux dans le documentaire que dans ta fiction.

R.A. Le rapport au pays me paraît une fausse piste. On a toujours un rapport à un pays. Moi, je me sens plutôt marseillais, même si, dirigeant un centre « méditerra­néen », je suis supposé assumer la recherche de racines qui seraient pures. Comme Marseillais, je suis plutôt métis, avec un grand-père piémontais émigré et un grand-père provençal de souche. S’il y a une chose à laquelle j’essaie de renvoyer les cinéastes — puisque je me suis mis en situation de parler une parole paternelle — c’est moins la différence qu’il y aurait entre un cinéma de fiction et un cinéma du réel, que de dire, à la manière des chansons populaires, des choses toutes simples autour de la vie ou de la mort. Il n’y a que ça qui interpelle l’« artiste » c’est-à-dire celui qui serait trop angoissé s’il ne répondait pas. Ce ne sont pas les catégories esthétiques, les genres, les classifi­cations convenues entre fiction et documentaire qui me paraissent importantes ici. Elles renvoient à des différences vraies lorsqu’il s’agit surtout des formes — et à ce titre elles me concernent, et même me passionnent souvent — mais on sent bien qu’il y a un en deçà de cette sorte de débat où il serait, par exemple, vain de se demander si Les Liaisons dangereuses sont vraiment, ou pas, un roman puisque le texte est fait de lettres. Je ne me sens pas toujours concerné par ces distinctions (par celle-là surtout) qui me paraissent plus relever d’un examen des formes par la critique, de la façon pressée dont elle rend compte des œuvres aujourd’hui, que de ce qui fonctionne vraiment dans la démarche filmique. Et si l’on doit parler des « genres », au sens où les historiens des formes en parlent (et par exemple Bakhtine), la tragédie, l’épopée, la farce, le roman, etc., on voit facilement que ces genres opèrent indifféremment dans ces deux soi-disant genres qu’on veut opposer ici : le documentaire et la fiction. Mais, en tout cas, quand on me dit que ce personnage que tu as fait parler, la vieille Marie, « marche toujours, pour toujours, dans la neige », dans la tête et le souvenir de ceux qui ont vu ton film, alors je vois bien qu’elle a atteint le statut d’un personnage de fiction.

René Allio au Centre méditerranéen de création cinématographique
René Allio au Centre méditerranéen de création cinématographique :
« Je fais des films parce que je suis comme les personnages que je décris »
Photographie Michel Lamothe

J’ai envie de revenir à la question: qu’est-ce que c’est un film, qu’est-ce que ça met en œuvre, quelle est la spécificité de ce produit, de cet objet artistique? Si, à partir de ça, on doit introduire des différences entre un cinéma et un autre, on ne peut que dis­tinguer le cinéma qui révèle une démarche authentique, et l’autre cinéma : le cinéma de fabrication et en effet on peut considérer qu’il y a quelques cinéastes (assez nom­breux finalement) qui ont fait le cinéma comme ils l’entendent et comme ils le sentent, et qui l’ont écrit en le faisant, et qui sont des auteurs (même s’ils n’ont écrit leurs films que dans le moment du tournage. C’est le cas de Perrault, de Godard, de Duras). On ne peut parler qu’à partir de ce cinéma-là, et c’est alors leur pratique à chacun, leur façon d’interroger l’art du cinéma qui m’intéressent.

Ce qui me paraît important, pour le cinéma et les autres arts, c’est qu’ils ne fonc­tionnent pas d’abord au sens, même si la parole y joue un rôle important. Si la parole joue un rôle dans les films, c’est moins par ce qu’elle dit effectivement que par l’élé­ment qu’elle est parmi d’autres pour concourir à constituer l’objet filmique, et parce qu’elle est, d’abord, un bruit. Toute langue est évidemment un bruit. Pour nous, spec­tateurs, ce bruit que fait une langue, le bruit qu’elle est seule à faire, est un bruit très rarement entendu. De même que sont rarement vus, dans les films, ceux qui seuls peuvent émettre le bruit en question. À un moment de mon travail, j’ai eu envie de re­présenter des personnages populaires. Je l’ai fait. Mais il m’a fallu bientôt découvrir que leur parole avait une importance primordiale, autant (et peut-être plus) par le bruit qu’elle faisait que par ce qu’on lui entendait dire. Si je suis allé, un jour, chercher des paysans normands pour un film de « fiction », mais dont on pourrait dire aussi qu’il est un authentique « documentaire », c’est parce que j’avais été interpellé par le bruit que faisait la parole dans ton cinéma.

L’image joue un rôle essentiel, vertébral, en liaison avec d’autres éléments, et en particulier avec le son, mais pas seulement en tant qu’il peut devenir sens; pour cela, bien sûr, mais surtout en tant qu’il demeure du son.

Ainsi, je suis très sensible au fait que la parole, dans tes films, par la sorte de bruit qu’elle fait, ne me dit pas seulement ce que ceux que tu fais parler y disent, mais qu’elle me parle aussi de l’espace québécois, de la nature, des hommes dans cet espace, et de leur histoire. À cause de ce que je sais, évidemment, mais tout ça, en même temps, bien en deçà de l’« histoire historienne ». Car les films, comme toutes les productions artistiques, artificielles (et le cinéma, en général et en particulier, tout réaliste et objectif qu’il ait l’air d’être, de document ou de fiction, est une élaboration pas moins artificielle que tout autre objet inventé, « d’art »), ne disent pas seulement ce qu’ils disent explicitement, ce qu’ils « veulent » dire. Ils disent autre chose, que le ci­néaste ne sait pas forcément qu’il dit. Un film s’exprime aussi par sa forme même, tout comme une symphonie à qui on ne demande pas de conduire un discours.

Il y a tout simplement un cinéma qui s’est approprié le registre d’expression propre au cinéma, y compris dans les rapports avec le pouvoir qui donne les moyens de faire des films, et c’est par là que ton cinéma est passionnant. Bien entendu, je vois ce qu’il inscrit de parole explicite, de sens…

… Mais comme cinéaste, je vois bien ce qui s’y inscrit aussi d’expression personnelle, de place de ta parole, de ton corps, de ta sensibilité et de ton être. Et c’est par là qu’il m’interpelle et me concerne, et mon désir c’est de me donner une semblable liberté; à travers une démarche de production qui paye le tribut qu’il faut (même assumé et sou­haité) aux instances, à l’institué, et au sens, aboutir à des objets artistiques qui soient d’abord personnels, témoignent du regard et de la pensée et des efforts d’une personne. Aussi, œuvrant dans la fiction, j’ai l’impression, aux moments essentiels du travail, de me poser les mêmes problèmes que toi: comment tourner ça, que montrer, quel objectif choisir, où mettre la caméra, quel cadre choisir, pourquoi faire tel plan long, tel autre court, lequel faire revenir, quelle place ménager au temps, quelle autre, qui soit la même et différente, à l’espace? Au moment où j’en suis de mon trajet, j’ai rencontré des hommes, mais surtout des œuvres qui m’ont aidé à avancer, tes films sont de ceux-là. Petit-fils d’émigré, je suis sensible au mythe des origines qu’ils déve­loppent, mais, en même temps, au fait que tes personnages, mythiques au vrai sens du terme, deviennent des personnages de fiction. Pour moi le réel est là, le vrai réel, si l’on peut ainsi dire, pour moi, c’est là qu’il est. Parce que dans toute production d’homme, ce qui est ressenti et élaboré par un homme est du réel.

P.P. Le rapport au pays est toujours une fausse piste quand un tel rapport ne pose pas problème. Il n’y a pas une seule façon d’exister dans son rapport au monde et à soi — même. Si René Allio se sent plutôt Marseillais dans le décor France, moi je ne réussis pas très bien à savoir comment on peut être Québécois dans un Canada où je ne suis pas très à l’aise, dans un Canada où je me sens exclu et même étranger. Dans un Canada qui me folklorise. Et cette marginalisation forcée (le Canada anglais a aussi ses problèmes d’identité à côté de l’éléphant hollywoodien) entraîne une perception du monde que le monde ne partage pas nécessairement. On ne peut confondre le nationa­lisme des vainqueurs et celui des vaincus. Il est d’ailleurs curieux de constater que ce monde, dont plusieurs intellectuels d’ici, a plus de sympathie pour des luttes étran­gères et lointaines que pour le travail sournois et clandestin d’un Québec qui cherche à prendre pied dans une géographie méprisée. Je nommerai cette attitude le complexe des Rocheuses. De Jean Le Moyne (Convergences) à Georges-André Vachon (Nominingue) on affiche ouvertement son mépris pour un territoire qui n’est riche que de sa nature… Et cette nature est assez monotone. Mais on ne se rend pas bien compte qu’il s’agit de l’inexprimé. D’une nature inédite en quelque sorte. Et qui reste à voir. À nommer. À mettre au monde. Personne n’a vraiment parlé du fleuve depuis Jacques Cartier. Nos intellectuels ne lisent que les livres. Or les livres leur parlent des Rocheuses. Ils ne savent pas lire les paysages innommés. Et pourtant ceux qui se prétendent des créateurs devraient savoir que la création n’a pas d’autre objet que de mettre au monde l’inédit. Mais il semble bien qu’on ne reconnaisse que l’exprimé, le cinématographié, le possédé. Et on compte sur Cousteau pour savoir que ce fleuve n’est pas assez monotone… que ce pays n’est pas riche que de sa nature. Qu’il est habité par des hommes qui ne savent peut-être pas l’écrire, ce fleuve, mais qui savent le parler. Admirablement!

Pour ma part je crois qu’il ne s’agit pas pour nous de se poser les questions de l’ar­tiste. Notre destin est coincé dans des choix tragiques. L’heure n’est pas au jardinage mais aux brasiers. Nous sommes acculés à la dépossession si nous ne parvenons pas à nommer notre destin. L’avenir n’est pas acquis. Il est possible que notre survivance disparaisse dans un ensemble plus vaste. Certains le souhaitent et évidemment ils ne se posent pas les mêmes questions. D’autres s’y refusent mais se contentent d’espérer un avenir miracle. Pour ma part je défriche un avenir. Je suis loin des palais. J’effardoche le silence, je cherche à exprimer le clandestin, l’inavoué. Publier un lac. Nommer une montagne. Vantardise des hommes. Raconter un pays et ses paysages. À partir de rien. C’est la nécessité vitale. Naître à l’esprit. Donner des raisons d’exister. Sortir de la clandestinité folklorique par l’arme du folklore. Tirer d’un peuple ses motifs. Em­prunter à la vie sa vitalité. Mettre en œuvre un présent. Éviter les faux prophètes. Contourner les messies. Élucider les fictions. Échapper à la légende au bois dormant. Dire un lac c’est le justifier. Mépriser une montagne c’est se condamner à disparaître. L’arme de l’oubli, c’est le mépris. Le mépris qui pratique si facilement l’intelligence intellectuelle.

Ceci étant dit il est facile de comprendre pourquoi je valorise une certaine réalité en l’opposant à une certaine fiction triomphante. Le réel est verbal et par conséquent clandestin aux yeux de ceux qui apprennent à vivre en lisant. Mais il me renseigne da­vantage sur moi-même et sur mon rapport à une géographie (fleuve, forêt, rivières et métiers afférents) que la fiction écrite ou cinématographique qui me parvient d’ail­leurs.

La fiction se propose comme objet artistique ou objet de consommation. Je veux bien que l’artiste dont tu parles avec beaucoup de respect se sente interpellé par la vie ou la mort… parce qu’il serait trop angoissé s’il ne répondait pas, le cher homme. Je ne me sens pas prêt d’aucune façon à me mettre l’âme et ses déviations en écharpe pour émouvoir le reste de l’humanité. Et il ne s’agit pas d’établir un nouveau genre lit­téraire. Mais peut-être d’éviter pendant un certain temps le détour par la littérature. Le détour par la fiction. Pour la bonne et simple raison qu’en littérature je voyage en pays étranger tandis que pour me retrouver chez moi parmi cette langue souvent mé­prisée, façonnée par l’histoire et qui se reconnaît dans ses rivages et dans ses paysages, il me suffit de chausser les bottes du réel, les bottes de la pêche aux marsouins et celles de la chasse à l’orignal.

Et c’est à ce moment-là qu’une langue n’est pas seulement un bruit comme tu vou­drais nous le faire croire. La langue de tes films je dois l’apprendre parce qu’elle s’im­pose d’autorité. On n’a jamais sous-titré les films de Pagnol au Québec. La bête lumineuse doit être sous-titrée pour qu’on l’entende en France. Au-delà du bruit de la langue dominante qui s’impose d’elle-même et sans effort, il y a d’autres langues qui correspondent à d’autres réalités (l’isolement dans lequel se trouve depuis 1760 un Québec entouré d’une mer anglophone sans pitié) et qui cherchent à se reconnaître et à se faire entendre pour ne pas tomber dans son propre oubli. Donc le problème que je me pose n’est pas celui du bruit que fait une langue dans l’œuvre de l’artiste.

Je veux bien que l’artiste comme tu insistes pour l’appeler, le cinéaste en somme, même quand il ne fait pas une fiction, même malgré lui, par la forme qu’il donne à son objet, exprime quelque chose de caché, de secret et peut-être d’inconscient. Mais je n’ai aucun souci de mon inconscient. Tandis que beaucoup d’artistes l’interpellent, leur inconscient, et je ne nommerai pas Pasolini, le pauvre, comme si l’univers entier n’avait d’autre souci. Il m’arrive d’avoir pour l’homme plus d’intérêt que pour moi-même au risque de ne pas être un artiste, ce qui me conviendrait assez. Et si une chose ne m’intéresse pas, c’est bien la place de mon corps, tandis que j’inscris la place de ma parole ailleurs, dans une démarche d’écriture qui n’a peut-être que la valeur de me reprendre en main après chaque aventure cinématographique dans le contenu de l’autre. J’écris parfois pour faire le point de mes rencontres avec le vécu des vivants. Pour les retrouver.

J’ajouterai que ce que tu décris comme nos problèmes communs, à savoir ce souci de choisir des objectifs, de cadrer, de placer la caméra, la place du temps… etc., tous ces problèmes je ne me les pose pas vraiment parce que je n’en ai pas le temps ni le loisir. C’est le réel qui se choisit lui-même et je le poursuis et je l’attrape au passage, à toute vitesse, sans avoir une seconde pour l’informer de mes questions, de mes préoc­cupations esthétiques. Le réel est à lui tout seul mon esthétique (encore un mot grec!) et ma morale.

Tu affirmes en fin de compte que toute production d’homme, tout ce qui est ressenti et élaboré par un homme aboutit à une réalité. Mais cette réalité est celle de l’œuvre. C’est le miel de l’artiste. Et ce miel finit par avoir plus d’importance que les person­nages, de la même façon que la vedette prend plus de place que ce qu’elle incarne. Bien sûr que le jeu d’un bon comédien peut être considéré comme une réalité. Mais c’est la réalité du jeu. Ce miel de l’artiste et cette réalité du jeu, je cherche justement à les con­tourner pour permettre l’émergence de l’inexprimé, pour ne pas m’interposer comme artiste entre l’homme lui-même et le spectateur. Mais j’entends tellement d’objections à l’encontre que j’ai parfois le sentiment de ne pas y parvenir. À moins que toute cette nouvelle aventure du rapport entre le créateur et son œuvre en arrive à donner mau­vaise conscience à l’artiste qui n’a de souci que pour son inconscient douloureux. À vrai dire je n’ai pas d’inconscient. C’est un luxe que je n’ai ni l’envie ni le temps de me payer. Il y a plus et mieux à faire que de me chatouiller l’inconscient.

R.A. Quand je parle d’« artistique », je ne parle pas avec les connotations académiques, vieilles et anciennes qui ont longtemps marché avec le mot. La « beauté » ne peut être une fin en soi, pas plus au cinéma qu’ailleurs (mais elle peut contribuer à une finalité de l’œuvre — si tant est qu’il y en ait une) et, à Font Blanche, je voudrais que nous soyons un lieu où l’idée de « belle image », justement, est interrogée, mise en question.

P.P. On est toujours l’académicien de quelqu’un. On finit toujours par être le vieux ou l’ancien. Rien n’est plus fluctuant que la notion de beauté. Ceci dit je n’ai pas d’objectio­ns à des films d’esthètes. Ce sont les plus difficiles à réussir, j’en conviens. Mais j’ai beaucoup aimé, cela en étonne plusieurs, avec mon âme de bûcheron, L’Année dernière à Marienbad. Cela m’étonne aussi un peu d’ailleurs. En vérité je n’ai pas envie d’entreprendre une semblable démarche même s’il m’est arrivé à quel­ques reprises de me laisser tenter par l’idée de faire un film avec Les chambres de bois, d’Anne Hébert.

En vérité j’ai découvert la perspicacité d’une caméra appliquée au réel. Le regard et surtout la mémoire électronique (son et image ou image et son, comme vous l’en­tendez) arrivent à me révéler l’invisible et l’inoubliable. Deux yeux, deux oreilles et la fragile faculté qui oublie qui se nomme tout de même la mémoire, la mémoire humaine, n’arrivent pas à percevoir certaines choses, certaines valeurs. Marie Trem­blay dont tu disais tout à l’heure qu’elle était par le cinéma devenue objet de fiction (faiblesse de vocabulaire), la discrète Marie, je n’ai perçu son charme qu’en réécou­tant mes enregistrements. D’ailleurs je ne l’avais interrogée un jour pour la première fois que parce qu’Alexis n’était pas là. Elle ne racontait que des choses très banales. Rien d’épique. Elle n’avait pas la forme artistique. Elle ne contenait que sa vie, une certaine émotion, une mince pratique de l’univers comme il est à la mode de le dire, mais une certaine densité, un vécu irrécusable. Et c’est le vécu que je recherche. Et qui arrive à m’émouvoir personnellement plus que toutes les fictions, plus que toutes les Écritures. Comme si j’avais perdu la foi. Est-ce qu’il est possible et permis de perdre la foi dans les interprétations comédiennes, dans les histoires artistiques ou simplement narratives. Je n’ai plus envie, d’aucune façon, de savoir ce qui doit arriver au héros et à son cheval blanc. Je ne crois plus à l’enseignement de la cathé­drale électronique. J’ai perdu la foi et je crois bien que je suis le seul si je considère le nombre de gens qui travaillent à ma conversion.

Toute cette démarche iconoclaste m’a amené, progressivement, à me situer par rapport à un monde propriétaire de la fiction et par rapport à la fiction elle-même qui incarne l’imaginaire et désincarné le réel. Car la fiction qu’on le veuille ou non exerce un formidable impérialisme. Quand je vois la France se presser à La Guerre des étoiles ou à E.T. je me dis que cet impérialisme de la croyance cinématographique doit avoir sur le petit peuple du Québec des effets encore plus dévastateurs. Les Indiens sont devenus catholiques. Il se peut que les Québécois deviennent américains. J’ai choisi de résister à cette puissance économique. Économique avant d’être cinéma­tographique. Et avant d’être artistique. On ne peut pas faire La Guerre des étoiles en bois rond.

R.A. Mais un documentaire non plus. Il faut une caméra, un Nagra.

P.P. Il faudrait distinguer le documentaire et la fiction. Et aussi entre les fictions comme de bien entendu. Le cinéma de fiction, en définitive, c’est La Guerre du feu. Il y a un rapport odieux entre les milliards qui ont été dépensés pour faire ce film et le nombre de gens qui l’ont vu et continuent à le voir. Et pourtant c’est une énorme bêtise. Je me bats contre cette bêtise-là avec les armes que j’ai. Pour la con­tourner. Pour l’empêcher de prendre toute la place. D’imposer son Ecriture, son ima­ginaire. Pour faire une place au vécu. Une petite place.

R.A. Dans tout ce que j’ai dit, à aucun moment je n’avais en tête ce cinéma-là, mais, en toute modestie (puisque ce sont les seuls dont nous pouvons parler valablement), le tien et le mien…

P.P. Je suis d’accord avec toi pour affirmer qu’il y a autre chose. Pour dire que la fiction peut parfois, quand un cinéaste par hasard ou par ruse réussit à contourner les impératifs de l’argent, en arriver à exprimer quelque chose de valable ayant même parfois un rapport plus ou moins éloigné avec le réel. Mais même là, la fiction élève sur les autels. Elle sacralise. Et c’est ce que je redoute.

Mais, il faut bien le dire, mes doutes reposent sur mon rapport au cinéma de fiction en tant qu’être colonisé. Tu ne te rends absolument pas compte de la situation d’un petit peuple isolé et méprisé en terre américaine et assiégé de toutes parts par la fiction des autres. Et même celle qui a un rapport avec le vécu dans son contexte d’ori­gine en arrive à produire sur nous le même effet de sacralisation en sorte que nous en arrivions à ne plus voir le réel que dans la mesure où il est cinématographié. Et celui qui écrit je voudrais que ce pays fut occupé par des hommes, mais je ne trouve à parler qu’aux arbres de la forêt en parlant de Nominingue, de la pauvreté radi­cale de Nominingue, peut-être bien qu’il a appris à voir au cinéma. En tout état de cause je lui réponds par La bête lumineuse, tourné à Maniwaki, dans un sem­blable décor d’hommes et d’arbres. Mais peut-être qu’il refusera de parler à ces hommes-là parce qu’ils n’auront pas été sacralisés par une fiction, par une inter­prétation, par une production grandiose. Il y en a que la messe pontificale empêche d’exister.

La bête lumineuse
La bête lumineuse : « … distinguer le cinéma qui révèle une démarche authentique et l’autre cinéma, le cinéma de fabrication  » (R.A.)
© ONF
Photographie Martin Leclerc

Pour exprimer notre rapport de colonisé à la grandiloquence pontificale, je te racon­terai une petite anecdote qui m’a beaucoup éclairé. Un jour à Sept-Îles, cette grandiose baie de sable entourée d’îles qui la transforment en havre et en majesté, je me baladais dans la réserve indienne. Et j’ai vu des enfants montagnais jouer aux cow-boys. Passe encore. Mais je me suis rendu compte que pas un seul de ces petits Indiens ne voulait faire l’Indien. Ils voulaient tous incarner Buffalo Bill. Comme nos intellectuels se prennent pour Novalis ou Castaneda au lieu de faire ici ce que Castaneda a fait chez lui. Ils veulent être Buffalo Bill. Et je me souviens du temps où j’allais encore au cinéma. Moi aussi je me prenais pour Buffalo Bill. Et en sortant du cinéma je marchais sur le trottoir et j’entendais tinter les éperons de mes bottes. Pourtant il n’y a jamais eu de cow-boys chez nous. Je me suis détesté à cause de cela. Plus tard. Il n’y a d’ailleurs jamais eu de cow-boys comme on en voit au cinéma dans l’histoire des États-Unis. Tout ce cinéma western n’est qu’une grossière tentative de récupération d’une histoire cruelle. Mais c’est une autre question. Comment donc s’assumer soi-même en s’incarnant dans l’autre? Il y a même un village au Québec dont la fête natio­nale est un rodéo. Un village s’est inventé pour s’exprimer une fête western. Pour s’embellir. Pour saluer le monde. Et on y fabrique des bottes de cow-boy et des chansons westerns qui se vendent mieux que la chanson québécoise, celle qui résiste encore à l’assimilation galopante et western. Ils sont en quelque sorte non seulement une fiction mais la fiction des autres. Ils se sanctifient par imitation de la vie des Saints. Ils font tinter des éperons sur le trottoir de l’imaginaire. Et j’ai perdu la foi. À cause des éperons de l’imaginaire qui m’empêchaient de m’assumer dans ma réalité, dans ma vulgarité.

R.A. Il me semble que ce qui est en question dans la démarche, le travail que j’appelle « artistique », c’est du désir et de la capacité de s’emparer des techniques et des conven­tions d’un art, d’un registre d’expression, de son métier, de se les approprier et de les maîtriser. S’il y a une « fiction des autres », raison de plus pour en élaborer une à soi. Cela implique des essais, des échecs, des leçons tirées, du temps, des connaissances, du plaisir, et, évidemment, un certain élitisme, et un certain égocentrisme. Mais, ce qui n’est pas moins sûr c’est que, à l’aide de ça, on peut dire ce qui est, ce que l’on veut, ce que l’on voit, le désigner; c’est la raison pour laquelle les artistes, au moins dans les so­ciétés modernes, ont toujours connu des relations difficiles avec l’institué, avec les pouvoirs, les mœurs, les conventions sociales aussi bien qu’artistiques. Chaque fois qu’il y a eu novation en art, c’est-à-dire chaque fois que l’art comme système de con­ventions, raffiné, élitiste, impliquant la maîtrise du métier, a fait une avancée dans la maîtrise des formes, c’était parce qu’on regardait le réel autrement. Presque toujours, y compris dans le cinéma, les avancées qui sont de l’ordre de la pratique artistique sont liées à une avancée du regard sur le réel.

C’est aussi la raison pour laquelle les pouvoirs révolutionnaires, pas moins soucieux de la façon dont l’art rend compte de la réalité qu’ils veulent changer que de celle qu’ils veulent instaurer, ont tenté, tout au long d’un demi-siècle, de proposer aux arts des conventions toutes faites. Dans ce contexte, ce qui était là en question, c’était la terrible véracité à quoi peut atteindre une production de l’esprit et des mains; c’était tout bonnement la liberté, mais aussi la valeur, comme témoignage irréfutable sur le réel, de la production artistique, « fictionnelle » ou « documentariste ». Voilà pourquoi il était si important de « mettre la politique au poste de commande », c’est-à-dire un policier dans la tête de chaque artiste.

Voilà pourquoi certains concepts ont été dévalorisés, quand on les connotait de dé­cadence, en les liant dans l’histoire sociale à « l’art de la bourgeoisie ». Ainsi des notions d’art, d’auteur, de beauté. Il est temps de les repromouvoir autrement, et d’abord en ce qu’elles renvoient à quelque chose d’authentique. Et elles sont encore opérantes aujourd’hui et, d’ailleurs, dans une relation toujours pourrie aux pouvoirs, parce que, toujours pour les mêmes raisons, ils ne peuvent pas ne pas chercher à les ré­cupérer.

Après tout, ce n’est pas si mal que l’O.N.F. ne montre pas souvent tes films, ça veut dire qu’il n’arrive pas à les récupérer. C’est que, par essence, l’attitude, le regard et l’action de l’artiste sont dissidents. Tu ne dis sans doute pas ce que les forces politiques au Québec voudraient que tu dises; ça n’a jamais été le cas de la plupart des artistes, sauf de ceux qui mettent leur maîtrise au service de l’institué, comme Ingres. Pas De­lacroix, même si, dans certains passages de son journal, on peut le trouver assez réac­tionnaire, dans la peinture, on ne peut pas le rabattre tout à fait sur l’idéologie domi­nante du temps. Quand je parle d’objet artistique, c’est à ça que je cherche à renvoyer, la dimension esthétique n’étant que l’une des dimensions de cet objet.

Mais c’est vrai que c’est une dimension essentielle, parce qu’elle implique la maî­trise des formes. Même si ce n’est pas ta préoccupation, dans Le goût de la farine, la traversée de la rivière me rappelle un groupe de rennes gravé sur un bout d’ivoire préhistorique.

C’est un thème qui nous renvoie à l’histoire de l’art, à l’histoire des représentations, à l’histoire des formes, l’histoire des rapports de l’homme avec la nature. En faisant revenir ce thème comme un leitmotiv dans ton film, non seulement tu fais comme un grand musicien, mais tu fais comme l’artiste préhistorien qui ne savait pas qu’il était un artiste, et tant pis si tu ne sais pas que tu en es un. Si tes films n’avaient pas cette vertu, ils n’auraient aucune des vertus que tu revendiques pour eux.

P.P. Ce qui me met mal à l’aise c’est le piédestal de l’artiste. Personne, m’entends — tu, personne n’écrit poète après son nom sur l’annuaire des téléphones, écrit quelque part Aragon qui en a eu peut-être la tentation. Je préfère n’être qu’un écrivain du dimanche. Un cinéaste des autres. Non pas par humilité. Mais parce que je pense que l’écriture n’est pas le service de l’écrivain. Mais celui des autres. On peut, bien sûr, penser autrement. C’est mon choix. Un choix politique peut-être. Historique sans doute. Un choix du Nouveau-Monde aussi. Il est inutile de refaire la littérature des Puissances. Je me cherche un destin dans un certain refus des formes consacrées. Peut-être que le métier d’artiste est en voie de disparition. Tu es d’une espèce en voie d’extinction. Il ne reste plus guère que des montreurs d’ours sur la planète. Surtout en cinéma. Et il suffit de regarder la page des spectacles ou de se balader sur les Champs-Élysées pour s’en rendre compte. Ils sont les vainqueurs! Les marchands d’il­lusions!

Et peut-être suis-je aussi en voie de disparition. Car comment résister à l’enva­hisseur? Que par ailleurs j’en arrive à donner une forme convenable à mes films, une forme qu’on pourrait nommer artistique, cela va de soi. Un pommier donne des pommes. Miron écrit bien, c’est dans l’ordre des choses. Mais ce qui m’importe c’est que cette écriture et ce cinéma échappent à la basilique électronique. C’est tout. Et ça ne préoccupe personne. Et je ne prétends même pas avoir raison. C’est un choix que j’ai fait. J’ai choisi de perdre la foi.

R.A. Ce n’est pas tout à fait vrai car ce « quelque chose », si juste, si vrai, ou si nouveau soit-il, s’il n’est pas exprimé dans une forme (forcément elle aussi est juste et vraie et nouvelle, une forme maîtrisée) c’est comme s’il n’était pas dit. Et d’ailleurs, cette forme, elle parle aussi d’elle-même. Je vais te citer Adorno, je l’ai apporté pour ça : « Toute utopie esthétique revêt aujourd’hui cette forme : faire des choses dont nous ne savons pas ce qu’elles sont ». Il distingue bien ce que l’œuvre artistique dit d’explicite et comment elle échappe à son créateur. Et ce quelque chose qui échappe, il est de l’ordre de l’essentiel. C’est pour ça qu’à l’arrivée, il n’y a pas de différence entre Le goût de la farine et un produit fictionnel qui atteint au même ordre.

P.P. Il n’y a pas de vérité sans forme, même s’il y a des formes sans vérité et des carafes vides. Mais la bonne bouteille ne doit rien à sa forme et c’est la bouteille qui doit au vin d’être considérée.

Je me bats pour faire valoir cette différence que tu prétends me refuser. Je ne dis pas que Le goût de la farine n’est pas un film même si plusieurs prétendent qu’il n’est pas du cinéma. Et si certains ont dit et disent encore que Pour la suite du monde n’est pas du cinéma c’est qu’ils aperçoivent, violemment, une diffé­rence. C’est cette différence que je cherche à nommer. Sans trop y parvenir d’ailleurs si je me fie à tes réactions et à celles de tous ceux qui cherchent à me couvrir du chapeau, ou de la chapelle, de la fiction. Comme pour me rendre inoffensif alors que je le suis déjà au cube. Je ne menace pas l’industrie. Ni l’art. Pourquoi veut-on à tout prix me faire entrer dans ces chapelles? Car ce débat n’est pas nouveau de vouloir me faire nager dans l’eau bénite où je me débats de tous mes diables.

Ma démarche, faut-il encore le dire, a une histoire. J’ai appris à vivre en lisant. Je l’ai d’ailleurs souvent répété. Mais la vie qui m’intéressait, celle de l’Île-aux-Coudres, celle des pocailles de Maniwaki, n’était pas dans les livres. Personne n’avait écrit la vie de ceux qui apprennent à vivre en vivant, comme Léopold Tremblay. Et même le Menaud de Savard ne parlait que la langue de Savard, un homme des livres comme moi. Alors? Alors ayant à faire face à la difficulté de dire le fleuve avec les amandiers et la lavande des écritures et de la fiction j’ai voulu sortir de l’écriture et refaire mes humanités. Des humanités de chair et de sang. Et je n’ai pas l’impression d’avoir perdu au change. Je ne suis pas, certes, un producteur de spectacles. Je m’intéresse plutôt à mettre en archives une mémoire qui n’avait pour se perpétuer que la parole fragile et la mémoire oublieuse, d’autant plus que cette mémoire était occupée par le spectacle made in USA, made in France, made in partout ailleurs. Et même quand la fiction naît sur notre territoire elle n’arrive pas toujours à échapper à l’écriture homé­rique (Savard) ou au western (RED de Carle) ou aux romantiques allemands ou à la modernité ou au formalisme, etc. C’est ainsi que la fiction est devenue pour ainsi dire mon ennemi privilégié.

R.A. Mais est-ce que ce n’est pas parce que tu nommes fiction une certaine fiction…

P.P. Peut-être bien. Mais toute fiction participe au sacré. À l’imaginaire et à ses véné­rations. À l’adoration. À l’idolâtrie. À la messe. Et je prétends libérer l’homme de l’imaginaire. Et pas seulement l’homme québécois. L’imaginaire a toujours existé. Il n’a jamais pris autant de place. Il n’est jamais devenu une marchandise. Un empire sur les âmes. Chacun possède son imaginaire. Il y a un imaginaire des collectivités. Tout cela est en train de s’évanouir, de disparaître, de s’écrouler sous le poids de l’imaginaire des multinationales. Et les cinéastes sans trop s’en rendre compte de­viennent les mercenaires d’un imaginaire rentable.

R.A. L’important, c’est l’imaginaire qu’on interpelle chez le spectateur. Comme pour le grand roman, comme pour la peinture, tes films sont là, et celui qui est devant cela fait fonctionner son imaginaire. Mais c’est parce que tes films ont cette vertu et cette force-là…

P.P. Peut-être bien qu’on s’est raconté beaucoup d’histoires avec sa sainteté l’imagi­naire qui interpelle le spectateur. Souvent je me dis que celui qui a inventé le plus beau conte d’enfants c’est celui qui a proposé une partie (vous appelez ça un match) de hockey ou de football. Le spectateur aime la surprise, l’angoisse. Il veut savoir ce qui va arriver au cavalier qui monte un cheval blanc, à Guy Lafleur, à Yannick Noah, à ses héros. En sport comme en cinéma, c’est ça qui interpelle le spectateur. Il espère une satisfaction. Une fin heureuse. Je ne dis pas qu’il n’y a pas autre chose. Mais c’est le moteur principal. Et je suis porté à refuser cette forme d’imaginaire qui me propose de croire aux malheurs du héros pour savourer sa victoire. Ma victoire. Je n’ai plus mon âme d’enfant et cette mécanique de la fiction (bonne ou mauvaise) n’arrive plus à me satisfaire. Ma victoire est ailleurs et c’est ce que je voudrais nommer.

Au contraire je m’intéresse non pas à conquérir l’homme, à le séduire, à l’inter­peller, mais à le libérer de ses modèles, de ses saints, de ses idoles. En le proposant à lui-même. Peut-être est-ce mon propre imaginaire que j’essaie de retrouver par ce tru­chement. Un imaginaire! Pourquoi faut-il à tout prix parler ici d’imaginaire? Encore une fois je propose de me choisir au lieu d’être choisi. D’être élu, de devenir la clientèle d’un imaginaire. Car l’imaginaire c’est aussi la fuite. Et je n’ai pas à faire l’éloge de la fuite qui me dépouille de mes derniers vestiges. Et surtout de la capacité de me dire, de me parler, de me recommencer au premier arbre, de me prendre pour moi-même. L’imaginaire me propose toujours de me prendre pour un autre. Comme l’idéologie d’ailleurs. Et comme la religion. Je ne prétends pas remplacer ni le cinéma, ni la reli­gion, ni l’idéocratie. Mais seulement ouvrir ce mince créneau pour voir venir le réel, pour fraterniser avec le vécu des vivants. Qui n’ont rien à voir avec l’imaginaire. Comme les pocailles n’ont rien à voir avec Menaud ou Easy Rider. Et d’une certaine manière tous les peuples sont colonisés par la magie des mages. Et celui qui se prétend artiste n’est peut-être jamais qu’un mage. Bien sûr les hommes préfèrent la magie. Mais est-ce une raison pour ne pas leur offrir autre chose? Bien sûr c’est la raison de l’argent… et pour cause. La magie rapporte. La connaissance ne paie pas. Et la magie a toujours été un instrument de domination. Qu’on le veuille ou non. Cons­ciemment ou pas. Du pain et des jeux! Tous les empires sont fondés sur ce postulat. Toutes les libérations sur le sentiment d’avoir été dupé par les Princes de ce monde. Or les Princes de notre temps ce sont les vedettes du sport et du cinéma. Les rois sont les producteurs. Et la France élitiste, hiérarchique, aristocratique qui s’est façonnée à partir de la Renaissance, c’est la fin du Moyen-Âge, d’une certaine popularité réduite à la clandestinité. N’avait audience que l’académisme. Je me méfie des artistes. Ils écrivent tous et chacun leur épître au roi. Parce qu’ils se nourrissent des miettes qui tombent de la table des riches. Et plus ils veulent réussir, plus ils doivent complaire! À partir du moment où la monarchie s’est mise à faire du tourisme culturel, empruntant le costume grec ou latin, elle a opéré sur la langue et la culture française une action criminelle qui les a castrées, l’une et l’autre, de leur popularité, du goût ou plutôt du droit d’inventer des mots en sorte que les ornithologues étudient les omis qui n’exis­tent pas dans la langue française… etc. En somme la monarchie a folklorisé la France, en la méprisant. Et on pourrait dire qu’elle a empêché la naissance d’une épopée po­pulaire comme le western aux États-Unis encore que le western… Elle a imposé une architecture et une culture et une langue tantôt grecque, tantôt latine, à un peuple qui n’était ni l’un ni l’autre et dont la mythologie en valait bien une autre. Comment re­mettre aux Français leur langue, leur mythologie, leur verdeur? C’est une question que les artistes ne se posent guère. Car ils savent que les petites gens sont éblouis par la royauté. Et ils cherchent à éblouir, à séduire. Non à libérer. C’est la question que je me pose. Peut-être parce que je suis un peuple sans roi.

R.A. La rencontre avec le cinéma québécois, pour certains Français, a représenté aussi une rencontre avec le français d’avant Malherbe. La codification de la langue correspond d’abord au fait qu’il y avait un État français. La France est un des plus vieux pays où il y ait eu un État. Jean-Pierre Peter, à l’époque où nous travaillions ensemble sur un sujet qui puisait dans l’histoire des médecins à l’époque des lumières, nous rappelait que, au temps de Philipe le Bel, le roi qui a pris leur argent aux Tem­pliers, à une époque où il fallait 28 jours pour traverser la France à cheval, les gendarmes sont entrés le même jour, à la même heure, dans tous les établissements templiers du royaume. Cela signifie qu’en France, au XII siècle, il y avait déjà un ap­pareil d’État. Cette police de la langue, et le « flicage » de l’imaginaire qu’elle induit — qui se poursuit aujourd’hui sous d’autres formes —, elle est liée au fait que nous sommes une civilisation urbaine. En France, il y a une fascination pour le monde paysan, et il y a tout un cinéma qui s’est développé sur le monde paysan. Il remonte d’ailleurs à toute une tradition de la bergerie, qui passe aussi par l’invention du folk­lore au XIXe siècle, le retour à la terre de Pétain, les résidences secondaires, les écolos, etc. Tout cela renvoie à un rapport d’horreur et de fascination des urbains pour le monde rural, pour des hommes qui fabriquent la nourriture, et qui ont un rapport essentiel avec la nature, les étoiles, le temps, la durée, qui ont un vrai corps. C’est une relation complètement pourrie, avec, à l’avers, le paysan glorifié, mythifié, et, à l’en­vers, le paysan rabaissé, l’être fruste, sale, retors et sournois… Il me semble que cela renvoie à une perte de relation avec la nature dans la civilisation urbaine : l’espace y est policé (comme une langue), organisé, mesuré, contrôlé; d’une part, il est valeur fon­cière et, de l’autre, il devient mythique, nostalgie du rapport au cosmos. Tu es aussi, d’une certaine manière, un citadin qui filme le monde paysan. Le jour où, en France, les paysans feront des films, ils vont inventer leurs propres histoires et les formes pour les raconter, et je ne pense pas qu’elles seront semblables à celles que les citadins ra­content sur eux.

Les paysans vont peut-être faire des « documentaires » sur la ville, interroger, faire parler et filmer les citadins, et ce sera très intéressant de voir comment ils nous re­gardent.

P.P. Bon. Je note que nous sommes quand même un peu d’accord sur certaines petites choses. Tu conviens que la fascination pour le monde paysan, en France, relève plus ou moins de la notion de bon sauvage qui fait aussi ses ravages en Amérique. C’est la bergerie de Marie-Antoinette, le folklore revu par Saint-Saens, le retour à la terre de Pétain qui n’est pas plus simpliste que celui de la contre-culture, les résidences se­condaires pour faire laboureur, la plaisance pour se prendre pour un marin, et enfin les écolos qui se prennent pour des bébés phoques et n’en meurent pas… Je voudrais éviter ce piège. Mais comme je ne suis pas paysan dans la mesure où j’ai appris à vivre en lisant et que je me méfie de cette partie de moi-même qui me chapeaute, j’ai essayé de ne pas faire du cinéma paysan mais de leur donner la parole aux paysans. J’ai essayé de ne pas imaginer le paysan mais de le regarder et de l’écouter.

Ceci dit je me sens prisonnier de ce mot paysan de la langue française qui a réussi à faire de ce mot, merveilleux comme le mot sauvage, une insulte. Le paysan c’est l’ha­bitant d’un pays dans le sens ancien du mot, dans le sens natal, comme le sauvage est l’habitant des forêts, comme le bourgeois est celui qui vit dans un bourg : et peut-être faudrait-il appeler faubourgeois celui qui habite un faubourg. Il faut retrouver le sens premier des mots pour ne pas en être la victime. Mais le mot paysan n’existe pas chez nous. Et il restreint d’ailleurs mon propos. Le marin, le bûcheron, le débardeur (que vous appelez docker) sont-ils des paysans? En tout état de cause je préfère parler des hommes sans les catégoriser. Car je ressens l’homme des villes proche parent de l’homme des labours. Et il me préoccupe de la même manière. Et c’est en lui donnant la parole au lieu d’écrire une bergerie que je le connaîtrai et l’exprimerai le mieux, il me semble. À tout le moins est-il valable qu’on l’écoute enfin sans mage médiateur.

R.A. J’allais y venir. Tu penses que toi-même tu es autre, que ce que tu inventes ne vaut pas ce que vont inventer les autres. Tu te sens différent d’eux ou tu n’assumes pas ton imaginaire parce que tu penses que le tien est moins bon que le leur.

P.P. Peut-être pas. Mais je sais que l’un ne rend pas compte de l’autre. Tu l’as dit toi-même. L’artiste même inconsciemment s’exprime lui-même. Et si je ne voulais pas m’exprimer même par le truchement de personnages nés de mon imaginaire. Si je voulais éviter cette médiation falsificatrice. Si je me refusais de donner la parole à Menaud pour entendre Menaud lui-même. Et comme de toute manière mon imagi­naire est infirme, falsifié par l’écriture, aliéné par des humanités classiques, royalistes et gréco-latines, pourquoi ne pas refaire mes humanités à même leur humanité?

R.A. Tu te sens trop cultivé pour parler, toi. Mais je sens bien que lorsque tu fais parler les autres, c’est toi aussi qui parles. Tu leur fais dire ce que tu dirais, il me semble, si tu faisais du cinéma de fiction, que tu rejettes, mais je crois que cela revient au même.

P.P. Tu me soupçonnes de parler à travers des personnages qui seraient mes truche­ments. Je ne peux rien contre ce soupçon. Je plaide non coupable. Rien de plus.

Quelqu’un, à ce moment-là, parle de la capacité du direct de plonger dans l’événe­ment, de se laisser porter par lui. Pourquoi René Allio, dans L’Heure exquise, n’est-il pas allé au bout des possibilités du direct?

R.A. Qu’est-ce que cela veut dire « aller au bout des possibilités du direct »? Comme si le « direct », ou quelque parti pris que ce soit, avait des vertus en soi! J’ai le sentiment, en tout cas, d’être allé au bout de ce que je cherchais : assumer, une bonne fois, de dire « je », mon regard, ma parole et ma subjectivité, en revendiquant qu’elles ne sont pas moins un « document » que le regard, la parole et la subjectivité de quelqu’un que j’in­terviewerais! L’Heure exquise ne visait en rien un flirt avec le cinéma direct, je crois que c’est plus ambitieux qu’un propos de cette sorte. J’en avais un peu assez de voir que plusieurs pensaient que si je parlais des « pauvres » c’était pour des raisons idéologiques, intellectuelles, parce que je serais un peu « bourgeois » sur les bords, raffiné, et que ce serait avec une sorte de culpabilité exigeante que j’aurais pris leur parti, comme tant de descendants des classes aisées autour de 68. Alors j’ai voulu rap­peler que si je parle d’eux, c’est parce que mes oncles, mes tantes, mon père, ma mère, mon grand-père en sont, et j’ai voulu le redire. Cette histoire qui avait l’air inventée dans Pierre et Paul, le trou où le père de Pierre, en bas de la traverse, cachait un chiffon pour cirer ses souliers pour aller prendre le tramway, c’était en réalité le trou où mon propre père cachait un chiffon quand il allait au tramway pour cirer ses sou­liers en bas de cette traverse. C’était pour revendiquer que la différence entre réalité et fiction c’est une fausse différence. Quand je revois Pierre et Paul, je regrette de ne pas être resté longtemps sur ce plan que j’ai coupé au montage parce que j’avais peur d’ennuyer les gens en leur montrant ce trou « où il y avait un chiffon où un jour — mon père —, quand il avait dix-sept ans, qu’il était beau et coquet, qu’il allait voir ma mère, allait prendre un tramway qui ne passe plus, descendait une traverse poussié­reuse qui est maintenant goudronnée, mais que le trou est toujours là, que la ville se transforme et qu’il est encore là ». Si je peux trouver encore le prétexte de refilmer ce trou, je reviendrai le filmer et toutes les interprétations psychanalytiques que l’on pourrait, autour de ça, développer, me sont parfaitement égales.

J’ai fait L’Heure exquise pour dire ça. J’avais fait Retour à Marseille et on me renvoyait toujours à mon « vouloir-dire de gauche ». Je voulais dire : je fais des films parce que je suis comme les personnages que je décris, que j’ai ce même rapport qu’ils avaient avec l’institué, que je n’étais pas encore arrivé à reconquérir ma propre parole dans mes films (comme je trouve que Pierre l’a fait dans les siens, quoi qu’il en dise). Et aujourd’hui, je l’ai fait précisément avec ce film.

Et ce qui m’intéressait dans la démarche de Pierre c’était qu’il a atteint ce statut où l’on se donne, et où l’on vous donne, les moyens de faire ce que l’on veut faire (et si ça ne plaît pas à tout le monde, c’est ainsi, et on le fait tout de même). Alors, se pose ici la question du financement, de quels financeurs permettent ou tolèrent cette démarche et cette liberté. Ainsi, il y a au Canada l’O.N.F., qui vaut bien d’autres producteurs. La maîtrise de ses moyens de cinéaste, elle passe par celle des rapports à soi-même, mais aussi par celle des rapports à ceux-là.

Pour en finir avec le rapport au réel (et à tout ça) de L’Heure exquise, j’ai passé ma vie de cinéaste à raconter comment des personnages ordinaires arrivent à la frontière de l’interdit, la franchissent sans le savoir. Je l’ai fait longtemps en flirtant avec la parole de Brecht et son enseignement qui m’ont aliéné un long temps. Cela re­présente, dans mon parcours personnel, une dizaine d’années, mais c’est ainsi, j’y ai gagné des choses. J’ai fait donc L’Heure exquise pour dire aussi que ce qu’on invente, ça ne vaut pas moins que le document, que c’est un document. C’est dit dans le film, avec ma voix, sur un texte que j’ai écrit après avoir tourné, mais c’était dans le projet de dire que ce que l’on invente, ce que l’on imagine, comment on prend la réalité et on la transforme, c’est un témoignage sur la réalité qui vaut tous les docu­ments réels. C’est un document au même titre que ce qu’on n’invente pas. C’est pour­quoi j’ai mis dans L’Heure exquise la scène inventée de mon oncle Paul parce que dans ce film où je disais : voilà qui je suis, voilà d’où je viens, je voulais montrer aussi une de ces scènes mythiques de ma famille, qui induit plein d’inventions dans mes films. Ce que je voulais retrouver, et dont j’avais la nostalgie, c’était aussi ce décor qu’on occupe et cet espace dans lequel on fonctionne quand on arrive à faire les choses comme on veut, comme on en a envie, où on fait les choses avec une équipe parce que, tous ensembles, on a décidé de les faire. Et en effet, et là, je donne raison à Pierre, qui a mis le doigt sur quelque chose de fort, c’est que, lorsqu’on travaille sur le cinéma de fiction, on est obligé de rendre des comptes avant même d’avoir commencé à tourner. Le scénario, c’est ça. C’est vrai que le vrai texte du cinéma s’écrit au tour­nage, parce que c’est un texte qui s’écrit avec des images, des sons, du temps. On est obligé de payer le tribut de l’écrit pour séduire, pour vendre, mais le projet qu’on a de tourner une fiction est tout autant un témoignage sur le réel qu’un projet de filmer vraiment le réel. Dans ces moments-là, le cinéaste il est comme un de tes personnages, et tu dois assumer que, comme personnage, tu ne vaux pas moins que l’un de ceux que tu vas interviewer, que ton propre imaginaire et ta propre parole valent bien les siens. Je suis d’origine pauvre, je n’ai pas fait l’université, j’assume que ma parole à moi vaut bien celle des personnages qu’en général on va interviewer parce qu’ils sont le peuple. J’en suis, j’en viens, et je connais sa parole, sa rouerie, sa culture, et j’estime que j’ai bien le droit de mettre mon imaginaire en jeu, parce que mon imaginaire, c’est le leur, même quand ils ne l’aiment pas!

P.P. D’accord. Mais est-ce qu’il n’y a pas une différence importante?

R.A. Attends. Je disais qu’entre ce moment où je me donne ce droit et le moment où je tourne le film, en effet, je me heurte au « pouvoir ». C’est vrai qu’en route on perd des choses : quand tu fais un film, tu as sur le dos un sac de grains, il y a un petit trou, et tu ne sais pas combien de temps va durer le parcours, et ce qui va rester dans le sac à l’ar­rivée. Souvent, au bout de ce parcours, je me suis retrouvé avec le sac moins plein que je l’aurais voulu. C’est vrai que j’ai fait La vieille dame indigne dans de bonnes conditions, mais j’ai dû payer mon tribut à ce succès, parce que ce succès m’a terriblement compliqué la vie. On a toujours attendu de mes films autre chose que ce qu’ils disent en réalité. Ça a été une bataille d’une assez grande âpreté pour faire chacun de mes films.

LA VIELLE DAME INDIGNE : "Mais les acteurs, ce sont des instruments de l'imagination..." (R.A.)
LA VIELLE DAME INDIGNE : « Mais les acteurs, ce sont des instruments de l’imagination… » (R.A.)
Coll. Cinémathèque québécoise

Il y a un autre moment où j’ai connu cet accomplissement du désir de réaliser ce que l’on souhaitait, en toute complicité avec ceux qui travaillent avec nous, c’est lorsque j’ai tourné Pierre Rivière, et ce n’est pas un hasard que La vieille dame indigne et Moi, Pierre Rivière soient deux de mes meilleurs films. Retour à Marseille s’est fait avec quelques conflits et j’ai aussi fait L’Heure exquise pour me donner joie et plaisir et la vraie maîtrise qui doit être celle d’un artiste, et pour régler quelques comptes avec ces conflits.

P.P. Quand je m’oppose à la fiction, je ne m’oppose pas à René Allio. Mais, d’après vous, quelle différence y aurait-il entre Marie Tremblay interprétée par Marie Trem­blay et Marie Tremblay interprétée par Jane Fonda ou Simone Signoret ou je ne sais trop quelle comédienne, n’arrivant pas à camoufler son talent et sa présence de co­médienne, sous le couvert de l’humble personnage de Marie en sorte que Marie n’existe plus que dans une représentation de Marie, comme la Vierge est dissimulée par la statue de la Vierge… et Jeanne d’Arc dépouillée par Dreyer de son identité au profit d’une falsification. Je ne dénie pas Dreyer. Je cherche Jeanne d’Arc. Il est trop tard me direz-vous. Faut-il attendre que Jeanne d’Arc soit morte et engloutie par la légende pour s’en préoccuper? Et ce faisant faut-il croire que je ferais la même chose que Dreyer? Je me permets d’en douter. Pour l’instant. Ayant deviné peut-être que la vie du vivant vaut bien la peine d’être vue, regardée, révélée. La peine d’être aimée. Plutôt que réincarnée dans des statues.

R.A. Mais les acteurs, ce sont des instruments de l’imagination, ce sont des formes, au même titre que les formes narratives.

P.P. Formes de l’artiste! Couleurs de l’artiste! Je veux bien quand il s’agit de Dreyer qui nous propose sa Jeanne d’Arc. D’ailleurs admirable si mon souvenir est bon. Mais la mémoire est souvent détournée par la réputation d’une œuvre. La mémoire en arrive à se contenter de la légende. À abandonner la vie. Mais je vais poser le pro­blème en termes différents pour essayer de me départager d’avec Dreyer. Ou d’avec Fellini plutôt. D’avec un constructeur de fiction qui investit son imaginaire dans des monstres et le contemple. Et se contemple. Je dirai que la fiction fait de l’astrologie. Tandis que je cherche à faire de l’astronomie. Il faut toujours revenir aux mêmes images. Brecht quand il raconte Galilée explique comment celui-ci ayant rapporté de Hollande une machination, une lunette, une lentille qui rapproche les objets, une sorte de téléobjectif en somme, la propose au Doge qui s’installe à sa fenêtre pour regarder les belles Vénitiennes sur les toits qui, en tenue de paradis, prennent le soleil. Le Doge de Venise qui était un marchand venait d’inventer le cinéma et Fellini dans La dolce vita quand il se promène en hélicoptère au-dessus de Rome pour surpren­dre les belles Romaines au soleil, ne fait faire aucun progrès à la notion fondamentale inventée par le Doge. Cependant le soir-même Galilée regarde la lune. Il donne à l’as­tronomie un instrument extraordinaire de connaissance. Un œil plus puissant que l’œil humain. Il prolonge l’intelligence et la vue humaine pour lui permettre de dé­passer ses limites. À la mémoire humaine appliquée à la connaissance de l’homme, je propose une mémoire électronique infaillible. C’est la noosphère. Bien sûr avec le même outil on peut regarder les bonnes femmes qui se déshabillent, on peut proposer des destins déchiffrés dans l’imaginaire des étoiles : on peut faire de l’astrologie. Et l’astrologie a toujours eu plus de succès que l’astronomie auprès des Doges et des po­pulations.

Je n’accuse pas tous les films de fiction de reproduire ce schéma du Doge ou de Fellini. Mais ils participent tous plus ou moins à cette entreprise magique de proposer des destins incarnés par des idoles aux hommes spectateurs. La fiction a remplacé la religion et ses magies, et ses incarnations et ses transsubstantiations, et ses adulations. Je ne dis pas de la religion qu’elle n’est qu’opium. Mais je dis que les religions ont agi sur les foules avec les mêmes outils et de la même manière que le cinéma-cinéma. C’est pourquoi je veux faire autre chose. Pour voir. Pour regarder la lune. Au cas.

R.A. Je trouve que la différence posée entre Astrologie et Astronomie ressemble trop à l’opposition entre Art et Science, la seconde seule (qui a servi aux marxistes à déva­loriser la notion d’art) étant capable d’aboutir à des productions de l’esprit qui aient quelque valeur. Il me semble aussi que tu as tendance à considérer la fiction comme une seule catégorie de la fiction. Je ne vois pas pourquoi les contes auraient toutes les magnifiques vertus qu’on leur connaît et qu’au cinéma, ils les perdraient brusquement. Ils ne l’ont plus quand ils sont produits dans des conditions industrielles, dans des appareils de production qui impliquent qu’il y a un pouvoir dominant qui falsifie les vraies vertus de la fiction, et encore, je n’en suis pas si sûr, quand je vois comment les productions anciennes d’Hollywood peuvent être relues aujourd’hui (bien sûr grâce, et à travers leurs qualités artistiques). La fiction, en tant que démarche, qui consiste à raconter des histoires qu’on invente, a autant de sens si c’est toi qui inventes que si celui qui invente est un personnage vrai que tu filmes.

Le règne du jour
Le règne du jour : « Quelle différence y aurait-il entre Marie Tremblay interprétée par Marie Tremblay et Marie Tremblay interprétée par je ne sais trop quelle comédienne »(P.P.)
© ONF

P.P. Pas si sûr. Si l’Indien raconte une légende, il se retrouve en état de légender. En flagrant délit de légender. Tandis que la légende proposée comme récit de ce qui est arrivé ne se départage pas du vécu. Elle se présente comme un vécu. Elle opère sur le spectateur un désir de s’identifier. Elle oublie ou plutôt omet de se proposer comme explication de l’univers. Elle se prétend univers.

Et qui plus est cette prétention en est à la vérité. Elle se vend comme une vérité. Et non pas comme une représentation. C’est la force du théâtre qui ne dissimule pas ses coulisses. Le cinéma se maquille en vécu. Le théâtre s’habille en théâtre. Il n’y a pas falsification. La légende reste la légende. Tandis que le cinéma comme la religion se propose comme la vie. Je suis la voie, la vérité, la vie. Et il est imité comme la vie. Et il est acheté comme la religion. Car, comme la religion, il n’existe que pour entretenir les mages dans l’esprit des évêques. Que quelque curé de campagne vive son cinéma autrement, sans pompes, ne change rien à l’église. Et il sera réprimandé par son évêque s’il ne réussit pas à obtenir qu’on lui verse le denier de Saint-Pierre. De même le cinéaste trop pur ne parvient pas toujours à éviter les foudres du producteur qui ne produit pas des films mais de l’argent sonnant.

R.A. Mais moi, malheureusement, mes films n’ont pas fait d’argent. Je ne devrais pas faire de film, il me faut en faire « quand même », et plus rarement.

P.P. Donc, tu n’es pas la fiction, tu es aussi marginalisé que moi.

R.A. Je te prends en flagrant délit d’employer le mot fiction pour autre chose. Je fais de la fiction.

P.P. Oui bien sûr. Comme le saint curé fait de la religion en dépit de l’église. Tu fais du cinéma en dépit des producteurs. Par ruse. S’il est une définition de l’artiste (le vrai) je dirais que c’est celui qui ruse avec le pouvoir pour s’en libérer. En cinéma je t’ai dit que je n’ai pas la foi. En religion j’aurais été autrefois iconoclaste. En cinéma je voudrais briser la statue. Je respecte tous ceux qui cherchent à libérer l’homme de la vénération. Mais l’artiste, hélas, adore l’adulation. Le succès le réconforte. Et le succès l’enrichit. Il risque d’être la première victime de sa ruse. Voilà pourquoi ta naï­veté à l’égard de l’Art est sans borne. Ta ruse n’a pas réussi à t’anéantir. Tu n’as pas eu assez de succès pour ne croire qu’au succès. Ma ruse à moi c’est de refuser la fiction. À tort ou à raison. Mais je n’attends pas du succès qu’il me donne raison.

Mais, dit une voix dans la salle, les films de Pierre Perrault n’existent que par la grâce de l’O.N.F. À cette exception près, comment faire des films qui ne soient pas souillés par l’argent?

P.P. Je reconnais qu’il s’agit d’une situation privilégiée. Mais il faut, là aussi, savoir ruser. Partout. Même à l’O.N.F. À un autre niveau. Quand le politique intervient par exemple. Parce que l’homme tient aussi un discours politique parfois qui n’est pas celui du pouvoir. Il est facile de proposer la libération des Indiens car le pouvoir ne se sent pas menacé. Il est plus difficile d’écouter les Québécois parler de libération. Mais celui qui insiste et y tient peut y parvenir. Bien sûr il y a un prix à payer. Le silence des diffuseurs. Une certaine clandestinité. Mais la clandestinité n’est-elle pas le lieu des fermentations?

Mais il faut aussi savoir pourquoi l’O.N.F. existe. Il s’agit justement d’une tolé­rance. Le pouvoir de l’époque n’avait pas le pouvoir ou le courage de résister à l’enva­hisseur. Sans preuve je n’hésiterais pas à parler de collusion. Mais pour empêcher la grogne, il a libéré ce petit créneau inoffensif et très doux du documentaire et de l’ani­mation, laissant tout le territoire de la fiction et des salles au cinéma hollywoodien et au cinéma français. De sorte que tu te retrouves déguisé en colonisateur. La vieille dame indigne pouvait occuper à l’époque le territoire de l’âme québécoise sans compétition indigène. Avec les meilleures intentions du monde on n’échappe pas aux rapports de force. Jamais aucun de mes films québécois ne parviendra à rejoindre en France autant de spectateurs que tu en as eu au Québec. Et tu n’y es pour rien. Et pourtant coupable d’une certaine manière. En tout cas bénéficiaire.

Donc nous nous retrouvons sans le savoir marginalisés. Nous écrivons dans la marge. Mais, comme dit à peu près Henri Pichette, la marge est aussi dans la page. Nous avons occupé le territoire abandonné. Le territoire documentaire. Parce qu’il était moins achalandé. Parce que notre cinéma était subventionné. Nous avons donc tiré profit d’une situation. D’autres cinéastes désiraient faire de la fiction. Ils ont utilisé l’O.N.F. comme tremplin. Toujours la ruse plus ou moins consciente. Je choisis de maintenir ma position. La fiction ne me tente pas. Et je désire la contourner. Même si notre cinéma de fiction en était arrivé à occuper une place raisonnable face au cinéma étranger je maintiendrais mes choix. Parce qu’il faut, à mon avis, se libérer de la fiction des autres, et aussi de la fiction tout court. Se libérer de la cathédrale élec­tronique qui cherche à s’emparer de l’imaginaire comme tu dis, de l’immense terri­toire des loisirs en sorte qu’il ne reste plus une seconde à l’homme pour être lui-même. Et parce que le temps des uns c’est l’argent des autres.

J’utilise les armes du direct pour combattre Attila. Je suis battu d’avance. Et toi aussi. Parce que toi non plus tu n’es pas d’accord avec la marchandise de l’imaginaire. Mais tu nages dans les mêmes eaux. À contre-courant.

R.A. J’ai l’impression de mener la même bataille que toi sur un registre autre dans le sens où j’essaie de me servir d’histoires que j’invente. En même temps je veux que les histoires que j’invente s’enracinent dans la même terre où s’enracinent tes films et, à l’arrivée, ce que tu as fait, et ce à quoi je crois être en train de parvenir, que je rêve en tout cas de faire, ce sont des « objets filmiques » incontournables. Qu’ils soient ça. Que les systèmes de diffusion les contournent en les laissant de côté, c’est une chose… Je ne veux pas dire que, un jour, la postérité nous reconnaîtra, mais c’est une réalité qu’on est dans l’histoire, dans l’histoire des formes, et que ce qu’on fait, ça existe, même si l’on croit que ça tombe à la poubelle, ça n’y tombe pas vraiment. Il n’y a rien que la réalité des institutions ne refuse et ne repousse avec plus de force, d’inertie, d’entê­tement, que des objets qui expriment une présence et une parole personnelle (dans toutes les sociétés, tous les régimes et toutes les idéologies), mais elles n’ont d’égales que la force, l’entêtement et l’énergie avec lesquels nous continuons à les produire et à les inventer quand même. C’est pour cela qu’elles demeurent de toute façon.

Et puis, il ne faut pas oublier que si les « mauvaises fictions » envahissent nos écrans, il n’y a pas moins de mauvais « direct », pas moins de films stéréotypés, pas moins de cinéastes dans leur coin qui font des choses aussi inauthentiques dans leur genre que les « mauvaises fictions » dans le leur. Je crois qu’il faut se défier, dans tout cela, des points de vue puritains. Ce qui différencie les films, finalement, dans tous les registres et tous les modes de production, c’est la personne qui est là, dans le film, qui l’a fait dans le cinéma direct comme dans le cinéma hollywoodien. Le cinéma, c’est un mode d’expression que l’on pourrait, comme tous les autres arts, pratiquer de cent façons di­verses. On pourrait faire des fictions de sept heures, des documentaires de quatre minutes, des séries avec des épisodes de deux minutes. Malheureusement, nous n’avons pas les moyens de le pratiquer ainsi. Si l’on vit le cinéma en artiste, en pensant à ses potentialités, avec le désir de les explorer, légitime, c’est un état de fait extrê­mement frustrant. Mon rêve, à moi, n’est pas de choisir entre fiction et réalité, mais de pouvoir explorer toutes ces directions. Lorsque je pense à ce qui pourrait être fait au Centre Méditerranéen, c’est à ces sortes d’essais que je pense.

L’avantage du cinéma direct, documentaire, c’est que c’est le seul domaine où l’on n’est pas obligé d’écrire à l’avance pour avoir le financement. Ça fonctionne sur la présence d’une personne. Qu’est-ce qui prouve la présence d’un auteur dans ce cinéma-là? Si vous en réussissez un, vous donnez aux autres la preuve que vous êtes capables de faire ce type de cinéma. Quand vous avez réussi une fiction, vous avez seu­lement prouvé que vous êtes capable de faire cette fiction-là. Ce n’est pas un hasard, à cause des données dans lesquelles on trouve l’argent pour faire des films, que ce soient les cinéastes du réel qui sont le mieux en mesure d’exercer leur liberté. Parce que, dans leurs pratiques, il est posé qu’ils sont au-delà des conventions. Quand vous voulez réa­liser une histoire imaginée — pour ne pas dire fiction — avec acteurs, etc., vous avez des problèmes artistiques extrêmement ardus à résoudre. En plus, on a la loi des sté­réotypes qui joue…

Mais pourquoi Pierre Perrault, cinéaste du réel, ne parle-t-il jamais de lui dans ses films, alors que René Allio, cinéaste de fiction, revendique de parler de lui?

P.P. Parce que je regarde la lune. Parce que, ayant un jour par hasard entrepris d’écouter et de regarder les hommes à travers cette mémoire fabuleuse, je reste séduit par l’entreprise. Après chaque film j’ai l’impression d’être au bout du chemin. De frôler l’impossible. Et je récidive inlassablement. Chaque fois me paraît la dernière. Chaque fois j’envisage une hypothèse de fiction. Chaque fois je me laisse séduire par une réalité, par des hommes, par une poésie, par une géographie autrement inac­cessible il me semble. Et puis je n’ai pas envie de parler de mes états d’âme. Je me sens exclu de la littérature. Étranger à toute introspection. Et si je me pose des questions c’est pour savoir mon rapport à l’autre. C’est pour me laisser approfondir par la densité de l’autre. Par des pans de silence que j’ai l’impression de tirer de l’oubli. Je suis un archéologue du présent. Je recueille ce qui ne laisse pas de trace. Cette fragile vibration que fait la pensée d’un homme qui parle sur la pierre dure des mémoires. Je rescapé le présent au lieu de l’imaginer. Je suis en quelque sorte devenu mon violon, mon outil. Je suis la caméra qui marche de Brault, la caméra qui parle de Gosselin, la caméra qui rit de Leclerc. Et avec leur consentement, avec leur complicité je mémo­rise des morceaux de l’instantané, des parcelles de vécu.

Peut-être ai-je été dépouillé de ma propre réalité par les Écritures. Il reste que parfois je me raconte dans un poème en parlant des autres. Je me raconte au pluriel. L’individu Perrault ne tient pas beaucoup de place. Et il ne le regrette pas. Je vis à travers les vies d’une collectivité outrageusement méprisée par les athlètes de la mo­rosité, cet alibi de la lâcheté. Je reconnais l’importance de la forme dans l’écriture, qu’elle soit littéraire ou cinéante, mais je n’arrive pas à comprendre comment on peut devenir formaliste. La forme est un résultat de la vie. Elle n’existe pas par elle-même. C’est un vécu, une histoire, une géographie, une dramatique du réel qui devrait sollici­ter la forme. Je ne vois pas comment la forme en soi pourrait interpeller le créateur. Mais ce qui m’inquiète plus que la colonisation par la forme ou l’écriture des autres, c’est la colonisation par l’écriture elle-même. La déification de l’écriture et du cinéma. Le modèle proposé aux hommes toujours condamnés à choisir ses modèles parmi ceux qu’on lui propose. Je crois qu’un homme peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui, écrit quelque part Jean-Paul Sartre. Comme si l’homme plus que jamais était condamné à être modelé de l’extérieur. Et qu’il devait toujours se re­commencer. Se libérer. Reprendre son âme. Puisqu’on le passe sous silence. Le fameux Siècle des Lumières n’a jamais parlé des hommes du XVIIe siècle. Ce siècle a produit des images princières. Un imaginaire princier. Et on a imposé une écriture et un langage à des gens qui avaient un langage et n’avaient pas d’écriture. Mais pour les civiliser on les a dépouillés. On les a policés. Ils se cherchent une âme, à faire quelque chose de ce qu’on a fait d’eux. Chaque époque produit des images royales, des images qui normalisent. C’est l’occupation du territoire de l’âme par un pouvoir. De plus en plus puissant d’ailleurs. Électronique. J’ai donc appris à vivre dans cet imaginaire. Mon âme était conditionnée par des siècles d’Académie française. Par l’écriture je devenais étranger à mon propre entourage. Supérieur. Je parlais moins joual. Je culti­vais mon accent pour passer inaperçu ailleurs! Mais par contre je n’arrivais pas à dire un fleuve de mon parentage. C’est alors que je me suis intercédé Alexis, et Grand-Louis et Léopold et Joachim et toute l’Île-aux-Coudres et petit à petit tout le Québec. Pour savoir qui j’étais en dehors de l’écriture. Privé d’images je me suis regardé dans la réalité. Et je me suis trouvé aimable. En sorte que pour me dire il me suffit de leur donner la parole. Puisqu’ils sont ma littérature.

J’irais jusqu’à dire que les jardins de Le Nôtre ont imposé à la France une image d’elle-même qui n’est pas la France. Les hommes ont peut-être besoin des mythes, moi je m’intéresse aux hommes. Je ne veux pas faire naître encore des mythes mais per­mettre aux hommes de naître à eux-mêmes, d’éviter les mythes, d’échapper aux modes, de contourner les Écritures. Je voudrais que les hommes s’écrivent eux-mêmes en se libérant des Écritures. Est-ce une chimère? Peut-être bien! C’est la mienne.

R.A. Mais le paysan que tu es pourrait parler.

P.P. Non, parce que j’ai été colonisé par le paysan que vous n’êtes pas, par Le Nôtre. J’ai appris à lire en lisant dans des livres qui obéissaient à la géométrie de Le Nôtre pour être élus à l’Académie de Richelieu.

R.A. Mais il y a dans la tradition deux types de paysans, celui qu’on déguise en paysan, et le vrai, à qui on marche sur la gueule. Je note tout de même que lorsque tu te réfères à la culture française, tu parles de la culture louisquatorzième, et qu’il y a eu ensuite des ruptures.

P.P. Il y a eu des ruptures mais on dirait qu’elles ont toutes été récupérées par le pouvoir. Une vieille tradition du pouvoir qui se reforme derrière les révolutions. Une aristocratie indécrottable. Et de très haute qualité. Même ce film que j’aime beaucoup L’Année dernière à Marienbad me parle de château, de jardin. La vieille dame indigne et Le cheval d’orgueil sont l’exception qui confirme. Mais derrière eux se reforme le jardin. Paris-Match s’écroule devant les princesses et les comédiennes. Je veux bien. Mais je me sens exclu par cette vénéra­tion. En refusant le culte, je n’exprime pas une vérité. Mais seulement mon sentiment. La France qui m’intéresse je ne la trouve guère ni dans les livres ni dans le cinéma. Je ne veux même pas dire que les faits s’accordent à ma perception. J’exprime seulement la sensation d’être exclu par tout ce beau monde. Sentiment paysan sans doute. Et que j’ai souvent ici à Montréal quand il m’arrive… mais cela m’arrive rarement!

Un royaume vous attend
Un royaume vous attend : « Mon rapport au cinéma est d’abord un rapport à l’histoire et un rapport à la vie » (P.P.)
© ONF

G.M. Quand on s’insurge contre l’imaginaire des autres, il faut noter que l’imaginaire des autres est une dynamique pour n’importe quelle culture souveraine, qui s’appar­tient; il s’inscrit dans un réseau d’échanges des cultures. Pour le colonisé, ce n’est pas un enrichissement, c’est quelque chose qui l’atomise, qui l’empêche d’exister, puisque c’est un imaginaire qui l’investit. Il y a par ailleurs une ambiguïté par rapport à l’ima­ginaire français qui nous a investis, qui nous a tenus en tutelle pendant longtemps. C’était aussi un refuge, contre le nouveau colonisateur, celui de 1760. Il est arrivé un moment où cet imaginaire s’est retourné contre nous, nous a maintenus dans une dépendance plus longue qu’elle aurait dû. Ce qu’il faut comprendre dans cette éjection de l’imaginaire des autres, c’est qu’elle s’est constituée en trajectoire de la prise de conscience. C’est ce qu’il faut voir dans le cinéma de Pierre, dont les premiers films sont carrément un appel à la naissance d’un pays. C’est un cinéma de décolonisation. Il faut tenir compte de cette grille pour saisir toutes les ambitions politiques du cinéma de Pierre. Le colonisé, pour se reposséder, doit éjecter complètement l’autre, toutes les conduites qu’il a intériorisées de l’autre, et auxquelles il tend à s’identifier. Il doit même les éjecter de façon violente, sinon il ne se libérera jamais.

Il y a, en ce sens, une idée centrale dans l’œuvre de Pierre, c’est l’idée de maîtrise. Si on ne fait pas son pain, si on ne fait pas son cidre, ce sont les autres qui le font. C’est la même chose quand on aborde la réalité humaine. Je crois qu’il y a aussi une maî­trise d’un métier et des formes, mais de formes qui ne sont pas leur objet. Si tu re­gardes la réalité autrement, comme le disait René Allio, forcément tu vas inventer de nouvelles formes pour la dire, sinon ça reviendra au même. Même si tu t’en défends, dans ton cinéma, comme dans ta poésie, tu crées de nouvelles formes. Chaque fois que je revois un de tes films, comme Le règne du jour, je ressens la même émotion. Pourquoi? Parce que ce n’est pas un document historique, parce qu’il y a des formes qui portent cette émotion-là. Homère crée encore du sens pour nous, même si ce n’est pas le même que pour les Grecs, parce qu’il a créé des formes pour regarder le réel.

Pour la suite du monde (1963)
Pour la suite du monde (1963)
© ONF
L'Acadie l'Acadie (1971)
L’Acadie l’Acadie (1971)
© ONF
La bête lumineuse (1982)
La bête lumineuse (1982)
© ONF
Photographie Martin Leclerc