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Présentation de TEMPÊTE D’IMAGES

De Melkweg (La Voie lactée), centre multimédia et foyer de la contre-culture installé dans les bâtiments d’une ancienne laiterie, est une création de l’esprit des années soixante. Semaine après semaine, un public international y voit apparaître une profusion déconcertante d’images et de sons. C’est une sorte de refuge où le slogan sur la tolérance néerlandaise a encore quelques fondements.

À l’intérieur et à l’extérieur du Melkweg j’ai fait un film. TEMPÊTE D’IMAGES, une composition rythmique de moments poétiques, théâtraux et musicaux. C’est aussi le premier film dans lequel j’ai travaillé de façon un peu plus approfondie avec la musique électrique, le rock, le new wave, l’afro-caraïbe. Il y a cinq personnages (le cinquième est en fait composé de deux personnes), qui nous permettent de jeter un coup d’œil dans leur vie. D’opinions et de milieux différents, avec des perspectives d’avenir pas très roses, ils vivent sur la berge de la société ou rament à contre-courant.

Le film a soulevé un certain nombre de questions, comme : comment définir la contre-culture, comment déterminer la bonne distance (critique) par rapport aux gens que l’on filme? Lors d’une discussion au sujet du film, le cinéaste néerlandais Rudolf Van Den Berg, tentant de le caractériser idéologiquement parlant, a lancé le terme marcusien « le grand refus ».

Tel que je l’ai compris, Marcuse nous a montré comment la négation et la position négative ont été bannies de la pensée philosophique et scientifique en faveur d’une pensée instrumentale, à l’intérieur de laquelle l’observation et la morale sont dictées par les exi­gences et les frontières de la société technique en développement. À l’extérieur de cela, il n’y a plus de pensée pensable.

Contre cette évolution, on a vu surgir, plusieurs fois, de nouveaux mouvements cul­turels, qui sans doute n’ont jamais été totalement exempts de toute ambiguïté. Ainsi l’impressionnisme en peinture a réclamé une place privilégiée pour les pulsions, mais cette autonomie du sentir et du voir ne peut être détachée de l’attitude fondamentale de la science au XIXe siècle : attitude qui divise le monde en terrains bien séparés de recherche empirique.

On constate une ambiguïté semblable dans la soi-disant contre-culture (qui n’est pas du tout à penser comme d’une seule pièce, qui change beaucoup et rapidement dans ses formes et qui est nourrie par des subcultures assez divergentes). Beaucoup d’expressions de cette contre-culture nous frappent par leurs refus radicaux du monde automatisé, mais leur dépendance de l’appareillage, de la technique et de l’électricité est plus grande que jamais auparavant. Il y a pas mal de micros, de tuyaux, de commutateurs, d’amplifica­teurs et de tiroirs-caisses dans le champ de l’image.

On peut affirmer des différentes formes de la musique rock ou pop qu’elles sont basées sur les schémas de la musique bourgeoise des siècles précédents et qu’elles ont plus ou moins consciemment digéré les rythmes de la musique noire américaine. Mais si vous affirmez cela, vous ne dites encore rien quant à ce que cette musique produit : l’origine et l’actualité sont traitées de la même façon assez brutale; le désir, la colère, l’angoisse sont présentés comme des faits parmi des faits. Des faits massifs de bruit. « Gefühl und Hârte » (sentiment et dureté), voilà ce que je lis sur les murs de Berlin. Ce sont des Aussteiger (marginaux) qui ont écrit ces slogans sur les murs, et lorsque je les lis, je me trouve chez Wagner et même pire. Mais cela ne signifie pas que cela. L’histoire ne se répète jamais tout à fait. Les contre-mouvements ne sont jamais purs, eux non plus, ils absorbent ce qui a précédé.

TEMPÊTE D'IMAGES
TEMPÊTE D’IMAGES
Photographie Gerda van der Veen

La nouveauté se produit comme un flash pour celui qui la vit et qui la reconnaît immé­diatement, au moment même de son surgissement. Après cela la nouveauté devient « style », c’est-à-dire : échange, compromis ou conflit sur les frontières flottantes entre culture et contre-culture, entre centre et périphérie.

« La Voie lactée » est une entreprise culturelle qui opère précisément dans cette zone frontière. Elle a déjà été, pendant sa courte existence, marquée par des traditions — ou des lieux communs? — : « L’imagination au pouvoir ». Mais sa tendance est constamment modifiée par des styles nouveaux qui ont un mot clé en commun : « La réalité » : la réalité de la survie quotidienne, réalité à laquelle de plus en plus de gens aujourd’hui sont con­frontés. Pour des groupes aussi distincts entre eux que les punks désabusés, les Wintis du Surinam avec leur rapport magique à la nature, les jeunes immigrés —qu’ils soient ou non Européens — et les féministes actives, qui a des moments différents et pour des motifs différents fréquentent « La Voie lactée » (on ne les trouve pas que là, mais ils sont là aussi…), cela signifie : ne pas se laisser subjuguer par une majorité de moins en moins silencieuse.

Naturellement, pendant les vacances, on y trouve aussi beaucoup de hippies allemands et une partie d’entre eux viennent y faire ce qu’ils n’ont pas le droit de faire chez eux : fumer tout leur saoul. Ce qui n’est pas toujours très stimulant à voir. Mais, sont-ce nos adversaires parce qu’ils sont Allemands et hippies? Nous est-il impossible de comprendre leur fuite hors des villes où l’on ne fait que travailler et dormir comme Francfort, Wuppertal et Stuttgart? L’ironie avec laquelle ce groupe est rejeté se passe sur fond d’une atti­tude de résistance nouvelle, plus prosaïque, mais aussi et surtout à cause d’une intolérance petite-bourgeoise qui depuis très longtemps a voulu régler ses comptes à cette crapule. Et voilà : ils sont toujours là! Je ne me sens quant à moi aucune envie d’y participer. J’ai toujours plus d’admiration pour un hippie « surâgé » que pour des jeunes gens et des jeu­nes filles qui « sont devenus sages ».

Outre une entreprise culturelle, « La Voie Lactée » est aussi une véritable usine, un lieu réel, un espace architectonique qu’en principe on ne peut pas reproduire sur une sur­face plane. Des détails, des coupes de l’intérieur projetés sur l’écran rappellent cet espace. Mais, en même temps, avec les détails, quelque chose d’autre est composé : le lieu de rencontre hypothétique où un certain nombre de récits se rejoignent pour la durée d’un film — un peu de la même manière que celle dont les récits se rejoignent dans RASHOMON sous la porte de la ville, pour la durée d’une averse. Peut-être que les narrateurs auraient pu aussi se rencontrer ailleurs, mais ceci est le décor choisi et ce décor influence à son tour le cours des narrations. Les plans de détails de l’usine, les coupes de l’intérieur offrent encore une troisième possibilité : perdre leur place et devenir des signes dans des séries d’images, libres, associatives; fournir un commentaire sur des situations qui n’ont rien à faire avec le concept ou le bâtiment de « La Voie lactée ». Dans des situations pareilles, ils peuvent alors fonctionner comme des extérieurs, comme des images qui viennent litté­ralement du dehors. De cette manière, les rapports entre « extérieur » et « intérieur » sont inversés. On ne sait pas toujours où l’on se trouve. Cette « Voie Lactée » existe et n’existe pas, tout comme la « Forteresse blanche » dans le film du même titre existe et n’existe pas; tout comme la révolte du quartier du Jordaan, dans UN FILM POUR LUCEBERT ne fournit à ce film qu’un début supposé : et pourtant elle existait aussi. Dans TEMPÊTE D’IMAGES, l’unité du lieu est posée de façon plus accentuée que dans les films précé­dents, excepté peut-être LE MAÎTRE ET LE GEANT, mais aussi détruite plus radicale­ment. Les images se perdent presque. Cette désorientation détermine les rapports entre toutes les composantes du film : textes, sons, musique, impressions lumineuses, images.

Pour certains spectateurs, c’est encore un pas difficile à franchir de voir que les décors ou les coupes de ces décors fonctionnent en même temps sur des niveaux réels et fictifs, comme des documents et comme des inventions, comme des indications de lieux bien pré­cis et comme des éléments d’une construction purement conceptuelle. La tension entre ces deux niveaux n’est jamais vraiment résolue. On ne néglige, dans cette démarche, ni le plus élevé ni le plus banal. Même si mes films incarnent, de temps en temps, une idée — par exemple l’idée de liberté — ce ne sont pas des films idéalistes.

Tous les narrateurs qui se rencontrent dans ce décor semi-réel de « La Voie lactée » ont eu des expériences qui les ont amenés à quitter le centre de la société. Leurs récits, qui sont aussi des coupes, des fragments — ils commencent à peine et ils se terminent à mi-chemin — nous laissent deviner ces expériences. D’autres fragments textuels, poéti­ques et théâtraux élaborent ces conjectures d’une manière à la fois spécifique et collec­tive. Tous les narrateurs, malgré les différences qui les séparent, sont à même de voir ce que la société, en tant que totalité, produit : la destruction. En ceci, ils se différencient d’un certain nombre d’autres individus que j’ai filmés ces dernières années. J’ai montré plusieurs fois comment des gens peuvent prévoir à la longue les conséquences négatives de leurs actions, mais ces actions étaient déterminées une fois pour toutes par des valeurs bien établies (l’idée par exemple d’expansion continue) et au moment où valeurs et con­séquences étaient posées les unes à côté des autres, le dialogue s’arrêtait parce que la pen­sée était suspendue.

Je crois que la dissonance entre valeurs et conséquences n’existe pas de cette manière-là, chez les narrateurs de TEMPÊTE D’IMAGES. Cela ne provient pas du fait qu’ils vivent totalement sans valeurs, mais parce qu’ils ont écarté leurs valeurs comme inutilisables, trop vulnérables ou trop menaçantes. Ces valeurs ne peuvent pas supporter l’épreuve des rapports réels. Parce que les gens ne peuvent sans doute que très difficilement vivre sans échelle de valeurs individuelle et sociale, ces narrateurs-ci vivent à l’intérieur des codes et du langage de leurs milieux respectifs dans un état que l’on pourrait comparer à l’émigration intérieure des Allemands des années trente : le monde intérieur et le monde exté­rieur ne coïncident plus (nous avons d’ailleurs vu qu’au niveau même de la forme du film l’extérieur et l’intérieur ne sont plus combinables).

TEMPÊTE D'IMAGES
TEMPÊTE D’IMAGES
Photographie Gerda van der Veen

Ces narrateurs ne sont pas des héros. Ils ne sont pas plus tragiques que d’autres mino­rités. Leurs souffrances et leur résistance ont peu de poids dans le drame social : pire, ces narrateurs choisissent pour leur propre plaisir, pour leur propre satisfaction, leur pro­pre jouissance, leur propre façon d’être eux-mêmes ou quelque soit le nom qu’on puisse donner à cette tendance. Ils ne communiquent pas l’analyse unique, l’expérience inouïe. Ils parlent dans l’idiome de leur subculture et, à l’intérieur de cet idiome, leurs mots sont très quotidiens. Là où leurs mots présentent des lacunes, là où ils clochent, ne s’enten­dent pas les uns avec les autres, à cet endroit précis, ils racontent quelque chose d’absolu­ment substantiel et personnel à propos des hommes : leurs rêves et souhaits cachés, leur amour de l’art et de la vie (de pareilles choses ne peuvent décemment être couchées sur le papier, je le sais). Ces gens nous sont montrés alors qu’ils effectuent des actes assez quotidiens. Ceux-ci sont examinés très attentivement; tout comme leurs mots sont égale­ment écoutés très attentivement. Chaque fragment de la narration a sa propre place dans le film, là où le flux associatif des images, des textes et des bruits se fait plus doux. Lorsqu’on reconnaît un lieu propre à la narration, si incomplète et si brisée qu’elle soit, on cède à un besoin conventionnel. C’est dire qu’on laisse encore intacte la continuité de la personnalité, on accentue le personnel face au général. Ceci est une espèce de convention avec l’ancienne culture dominante qui est restée ici telle quelle et à juste titre. Parce que, face à ces gens-là, les narrateurs dans TEMPÊTE D’IMAGES, je n’ai pas voulu prendre une position didactique comme cela m’est arrivé dans certains de mes films précédents. Ils éprouvent les contradictions que je veux montrer dans leurs corps mêmes, et ils les comprennent. Mes films plus didactiques circulent toujours. L’image qui en surgit, je la considère toujours comme valable. C’est l’image d’un monde qui investit plus dans les machines que dans les hommes; l’image de l’absence d’harmonie et de l’inégalité qui sont condition et conséquence de cette manière de travailler; image de la violence qui ne peut être évitée si cette situation n’est pas renversée. C’est une image du monde capitaliste que je montre dans le monde capitaliste. Parce que je vis dans ce monde et que ma pensée est formée par lui, tout comme la pensée de mon entourage le plus large est formé par lui. Je sais que dans les états bureaucratiques et militaires du monde communiste l’homme est également bafoué. Mais puisque ces états nous sont présentés comme nos ennemis, ce n’est sûrement pas là-bas que nous devons aller chercher l’identification qu’il nous faut briser en nous-mêmes. Même si beaucoup de slogans de gauche ont été contredits par l’histoire, nous devons continuer la lutte pour l’égalité et des échanges équitables si nous voulons nous attaquer sérieusement aux problèmes de ce monde. Même si actuellement la droite a le vent en poupe : il n’y a pas d’autre choix.

En 1968, lorsque je fis L’ESPRIT DU TEMPS, j’avais quelque espoir de voir surgir une nouvelle génération qui serait inutilisable pour les buts de la société existante. Cette génération inutilisable, vulnérable et parfois blessée, se dessine plus précisément aujourd’hui. Elle désigne, de toute façon, une phase qui se termine, la décadence, mais peut-être aussi quelque chose de nouveau, un comportement qui serait peut-être moins porté vers la domination physique, l’accumulation et la consommation non réfrénées de biens matériels.

Il n’y a pas de solutions simples : les rêves cachés et l’énergie latente des individus qui ont quitté le centre de la société sont encore tournés vers l’intérieur et divisés. La grande méfiance, d’ailleurs justifiée, envers les leaders et les institutions, et le refus de sacrifier sa propre personnalité pour une idéologie, rendent difficile le développement d’un mouvement de résistance large et concret. Et encore, pareil mouvement ne peut réussir s’il n’arrive à aspirer de plus en plus de gens hors du centre de cette société, des gens ordinaires qui en fait, sont déjà refoulés de ce centre, mais qui ne le voient pas encore ou qui ne veulent pas le voir.

Dans TEMPÊTE D’IMAGES on regarde vers le passé, on pose des questions, on cherche, on attend aussi longtemps que la narration a lieu. Ce n’est que lorsque la narra­tion s’arrête que l’on passe à l’acte : l’ordre est dérangé — c’est tout ce qu’on peut faire à ce moment-là — l’ordre qui rassemble des centaines de milliers de personnes pour une démonstration de la force aérienne, pour acclamer la violence par laquelle ils se détrui­ront eux-mêmes. On hurle contre cet ordre, on hurle contre la meute qui regarde aveuglé­ment vers le haut et qui sacrifie ses enfants à des dieux jaloux.

(Texte de présentation de TEMPÊTE D’IMAGES, 1982.
Traduction de Frans de Haes et Michèle Audureau)