Une production, plusieurs combats
Projets et discours
Avec le même enthousiasme qui préside à sa fondation et à sa première réalisation, la QP met en marche plusieurs nouveaux projets. Un de ceux-ci fait bien parler de lui : le tournage éventuel du succès théâtral de Walter Huston APPLE OF HIS EYE. À cet effet l’acteur et L’Anglais se rencontrent le 20 octobre 1946 à Toronto et discutent d’un tournage possible à l’automne suivant, en deux versions et en technicolor. Ce projet ne verra jamais le jour, pas plus que SMILING IN THE SNOW confié à Harry Sokal. Pendant plus d’un an effectivement la QP essaie de matérialiser plusieurs projets internationaux 1. Mais comme ces projets anglophones ne semblent pas se concrétiser, la QP se tourne alors vers la France. René Germain, devenu président de la compagnie en mars 1947, contacte Marcel Pagnol lors d’un voyage européen. Maurice de Canonge passe à Montréal en mars 48 voir s’il est possible d’y tourner MARION DES NEIGES. Bref la valse des projets tourne bien pour QP et le publiciste Jean-Louis Laporte se charge d’alimenter les journaux au moindre signe avant-coureur, ce qui favorise naturellement les bobards.
Une autre activité qui occupe Paul L’Anglais durant les années 47, 48, 49, ce sont les causeries. À chacune d’elles, L’Anglais ne rate pas l’occasion de proclamer sa foi en l’avenir du cinéma canadien. Club Kiwanis, Chambre de commerce, partout il exprime ses convictions :
“Nous manquions jusqu’à il y a quelques années de compagnies cinématographiques pour permettre aux comédiens et aux artistes dramatiques de se développer intégralement, à moins de s’exiler chez nos voisins du sud… Ces compagnies ne vous apporteront pas de tactiques nouvelles et ne renverseront pas les lois actuelles du cinéma, mais elles produiront petit à petit des films qui seront essentiellement canadiens et qui auront par le fait même plus de valeur nationale à l’étranger que tout autre film d’adaptation… Ce qu’il nous faut, c’est de nous débarrasser de notre complexe d’infériorité en laissant à leurs idées fixes ceux qui veulent continuera vivre en arrière de leurs horizons sous prétexte qu’il est impossible d’atteindre le succès. C’est la seule condition de notre succès, mais nous pouvons être assurés que si nous nous mettons à la hauteur de cette condition, nous serons reconnus par le monde entier”.
Voilà ce qu’il déclarait au Club Kiwanis St-George le 19 août 47. Le 14 octobre, à la Palestre nationale, il débat avec le père Émile Legault de la supériorité du cinéma sur le théâtre. Le 13 novembre, devant le MRT Theatre Club de Montréal, il récidive sous le titre “Can Canadian Motion Pictures Help the Theatre in Canada”. Le 17 novembre, c’est le Junior Advertising and Sales Executives Club qui entend son plaidoyer en faveur de la publicité en français au Québec, une publicité originale et non une traduction :
“Soyez aussi français dans le Québec que vous êtes anglais dans le reste du Canada et Québec vous écoutera. Le bilinguisme n’est plus une malédiction sur ce pays; il est devenu une arme à deux tranchants, une arme puissante que l’on peut utiliser non seulement au Canada, mais à l’extérieur du pays. Ne perdons pas cette ressource naturelle extraordinaire; exploitons-la avec intelligence et dans toute sa valeur…”
Le 30 du même mois, c’est la Jeune chambre de commerce de Joliette qui a droit à ses “commentaires sur le film canadien”.
Entre l’Angleterre et les USA
Mais il y a parfois loin de la foi à l’espoir, surtout lorsqu’entre les deux s’interpose le “signe de piastre”. Durant ces années 47-50, plusieurs batailles se mènent de front qui ont toutes trait à l’établissement d’une industrie cinématographique au pays et auxquelles QP participe de plain-pied. Le premier combat concerne les mesures protectionnistes prises par l’Angleterre à l’égard du film étranger. Tout comme le Canada, l’Angleterre d’après-guerre est aux prises avec une balance des paiements déficitaire et veut réduire la sortie de ses devises. Or sur ce plan le cinéma joue un rôle appréciable. L’Angleterre décide donc de geler sur son sol toutes les recettes provenant des films américains et d’imposer une taxe de 75% pour les films étrangers. Les USA, les premiers visés par cette dernière mesure, répliquent en menaçant de fermer leurs frontières aux films britanniques. Cette perspective effraie J.A. Rank. Après plusieurs voyages aux USA et plusieurs rencontres avec le président du Motion Picture Association of America (MPAA) E. Johnston, celui-ci exerce des pressions pour que son pays assouplisse sa position car pour le magnat britannique, le marché domestique ne peut suffire à amortir ses coûts de production (il ne rapporte au mieux que $800,000. par film).
Le Canada est lui aussi touché par la mesure qui sonne le ralentissement subit de sa production naissante. La Film Producers Association of Canada demande au gouvernement de faire pression sur le gouvernement britannique pour qu’il privilégie la solidarité entre pays du Commonwealth, traite le film canadien comme un film britannique 2 et assouplisse ses positions. Mais comme ces souhaits ne sont pas encore réalité, il ne faut pas se surprendre de voir dans les journaux de l’automne 47 3 des articles qui annoncent que la QP doit suspendre son plan de travail et de production pour les mois à venir, histoire de voir quels développements vont survenir dans cette affaire de taxe britannique et si Rank va continuer à être partenaire de la compagnie une fois ces problèmes résolus.
Un préjugé favorable envers les USA
La seconde bataille est nettement plus importante. Elle concerne les relations cinématographiques entre le Canada et les USA. Nous venons de voir à quels gestes la Grande-Bretagne a eu recours pour éviter une hémorragie de numéraire et en même temps favoriser certains secteurs de sa propre industrie. Celle-ci n’est pas le seul pays à avoir été tenté par la combinaison taxe/quota. D’autres pays européens, comme la Suède, envisagent cette voie. A l’intérieur du Commonwealth, l’Australie donne aussi l’exemple; si en septembre 1947, elle impose à l’industrie étrangère l’obligation de réinvestir 30% de ses recettes cinématographiques dans l’industrie cinématographique locale (autrement dit elle limite l’exportation de capitaux de cette manière), trois mois plus tard elle hausse ce pourcentage à 50%. Dans ce contexte, avec une industrie en croissance, il peut sembler probable que le Canada soit tenté de suivre l’exemple de nations avec lesquelles il entretient des liens privilégiés.
D’ailleurs les Américains eux-mêmes envisagent avec crainte cette possibilité. Le 10 février 1948, le Department of Commerce des USA rend public une étude sur la situation de l’industrie cinématographique au Canada. Présentée par Nathan D. Golden mais rédigée en réalité par le consul général des USA à Montréal John Peabody Palmer 4, cette étude envisage sérieusement le fait que le Canada puisse geler temporairement les recettes cinématographiques américaines au Canada. Par contre le Department ne croit pas que le Canada imposerait une taxe comme la Grande-Bretagne ou hausserait ses droits de douane. Mais existe-t-il au pays un mouvement quelconque qui puisse faire croire que les appréhensions américaines soient fondées? D’une certaine manière, oui. C’est pour ça que le gouvernement canadien devient partie prenante d’un projet qui sera baptisé Canadian Coopération Project (CCP) dont on retrouvera en annexe I les grandes lignes et qui affectera sur certains points l’activité de la QP. Mais puisque cette bataille contre l’impérialisme américain au pays se termine en défaite, il ne faut pas s’étonner de voir Paul L’Anglais, grand défenseur du nationalisme canadien, à l’avant-garde du troisième combat mené par les producteurs pour favoriser le développement de leur industrie.
Une commission d’enquête, des maisons de production
Cette troisième bataille est celle de l’Association of Motion Picture Producers and Laboratories of Canada (AMPPLC) devant la Commission royale sur l’Avancement des Arts, des Lettres et des Sciences (dite Commission Massey) formée en 1949.
Le 19 avril 1950, l’AMPPLC 5 soumet son rapport à la commission. Ce rapport traite globalement de la situation du cinéma au Canada 6. Après avoir déposé son rapport, l’AMPPLC, représentée par Norman Robertson, Jack Chisholm, W. J. Singleton, W. Z. Estey et Paul L’Anglais doit répondre aux questions des commissaires. Que nous apprennent ce rapport et cet interrogatoire?
De façon bizarre, peu de choses sur la situation réelle du cinéma au Canada. Par exemple, personne ne parle du CCP. Quant aux problèmes de distribution et d’accès aux salles pour les films canadiens, le sujet est à peine effleuré. Par contre 90% du rapport et de la comparution devant la commission porte sur l’ONF qu’il faudrait, sinon liquider, du moins ramener au service de l’entreprise privée. Pour comprendre la teneur de ce rapport, il faut souligner que si l’AMPPLC est composée de 17 membres, le poids de chacun y est fort inégal et que les laboratoires y occupent une place prépondérante. Or les labos canadiens tirent 98% de toutes les copies de films présentés au pays, car les producteurs étrangers préfèrent payer les droits d’entrée sur un seul contretype plutôt que sur plusieurs copies et profiter en plus des bas prix pratiqués par les laboratoires locaux. Autrement dit, les gros canons de l’AMPPLC sont objectivement vendus aux intérêts américains; ils en vivent. Point leur viendrait à l’idée de proposer quoi que ce soit qui désavantagerait tant soit peu l’étranger pour aider la production locale. Ils craignent bien trop d’éventuelles représailles et “un tiens vaut mieux que deux tu l’auras”. En effet qu’est-ce que la production locale? ASN avec ses CANADIAN CAMEO (mais ASN bénéficie déjà des faveurs des majors établis ici en ayant accès aux salles et sa production représente peu en termes de volume d’affaires en comparaison avec les tirages qu’elle effectue), Crawley, Québec Productions et finalement quelques compagnies qui ont très peu de films à leur actif. On voit maintenant quelles contradictions traversent l’AMPPLC et pourquoi elle préfère s’attaquer unanimement à un ennemi secondaire, l’ONF, plutôt que d’être divisé sur l’ennemi principal.
Néanmoins, sous l’impulsion de L’Anglais, les producteurs de films de divertissement soumettent un complément au rapport de l’AMPPLC pour bien faire connaître leur point de vue spécifique qui, selon eux, ne figure pas dans le rapport principal. Que lit-on dans ce complément?
“At the same time we should appreciate the incentive to the development to Canadian culture, arts and sciences afforded by entertainment film production. No other single undertaking in these fields employs the range of skills and arts as does such a film production.
“These Canadian producers are in the process of establishing a new commercial industry and like most pioneers, are finding financing a major problem. Perhaps only because of unfamiliarity of lending institutions, the financing of productions is difficult and because of time lag between putting the film in production and its completion and the receipt of returns therefrom, continuous operation stops until the revenue from the film exhibition comes to hand to supply the necessary revenue from the film exhibition comes to hand to supply the necessary revenue to allow the producer to commence another picture. As the capacity of local producing companies becomes better known, no doubt local commercial sources of financing will be more readily available, but in the meantime, Government assistance in establishing satisfactory financing would be of great assistance. It is further submitted that assistance in production financing as contrasted with plant financing, of the commercial producers by loan with interest, and without cost to the public purse, would contribute more materially to the diversified development of Canadian Arts and Culture than monies laid out to enlarge the activities of a government body engaged in the production of films. The infant film industry is not asking for assistance on any different basis than that accorded any other free enterprise activity and the amount of any assistance so made available would surely be controlled by the natural forces of competitive free enterprise which does not apply to monies annually voted for film production by a State agency.
In connection with financing mention should also be made of the impact of custom duties on equipment used by the commercial industry as a whole. Cameras, raw film, lighting equipment, make-up, etc. as used by the industry are not made in Canada and the overall duty recovered from these items can not add substantially to the country’s national revenue. However in a new industry such as this, the customs duties constitute a substantial burden of expense and although this must be insignificant to the Government the item is extremely significant to the industry. This situation is in contrast with the fact that foreign production units coming into Canada to make pictures on Canadian locations bring ail their equipment including raw film into the country duty free save for a small administrative charge. This last reference is not made by way of objection but towards equality of treatment.
The Canadian producers (all of whom are Canadian owned) of 35mm. entertainment films find considerable difficulty in securing what is considered adequate exploitation both at home and abroad. Effective competition comes from similar industries long established and well integrated with established distribution facilities.”
Comme on le voit, ce document décrit de plus près la situation des producteurs de films au Canada. Mais L’Anglais trouve qu’encore là, on ne va pas assez loin; il soumet donc en son nom propre un rapport où il demande rien de moins que l’obligation pour les compagnies cinématographiques étrangères de laisser au Canada une partie de leurs revenus pour que celle-ci soit réinvestie dans la production locale, ainsi que cela se produit dans d’autres pays. Lors de la comparution de l’AMPPLC devant la Commission, Guy Roberge demande aux représentants de l’AMPPLC ce qu’ils pensent de la proposition L’Anglais. Pris de court, ceux-ci patinent pour finalement dire qu’un quota ne changerait rien à la production canadienne. Or ce que propose L’Anglais, ce n’est pas un quota. Mais peu importe pour Singleton et Robertson, car ce qu’ils veulent, c’est de ne pas toucher aux Américains. On retrouve encore ici une des contradictions qui traverse la bourgeoisie canadienne: celle qui oppose sa fraction nationaliste qui parle de culture nationale, d’art canadien, d’indépendance, etc. à sa fraction pro-étrangère, pro-américaine, qui vit et profite de cette alliance. Dans le cas présent, c’est cette dernière qui tient le gros bout du bâton car elle sait que le langage qu’elle parle trouve un écho favorable dans les hautes sphères gouvernementales; à preuve, le CCP. Les tenants de l’identité nationale devront, pour ce qui est du cinéma, se porter à la défense de l’ONF, donc d’un secteur à part qui ne vient pas concurrencer réellement l’industrie, et surtout pas son secteur distribution et exploitation. Ce sera finalement ce que la Commission suggérera en affirmant que “seule une organisation nationale était en mesure de protéger la nation contre une commercialisation et une américanisation excessives’’. Le combat 7 de L’Anglais n’aura donc pas trouvé d’écho auprès de la Commission. Mais de notre point de vue, il éclaire bien le sens du travail entrepris et poursuivi à l’époque par L’Anglais. 8
Notes:
- Par exemple elle discute d’un film éventuel avec le scénariste Ted Allan et l’acteur britannique Michael Redgrave. Mais le projet qui vient le plus près de se matérialiser est celui de TWO SOLITUDES. Ce célèbre roman qui a déjà été joué à la CBC à Stage 47 représente pour Paul L’Anglais le prototype même du sujet canadien qui peut affirmer la personnalité cinématographique du Canada et enrichir sa culture. En janvier 47 les journaux nous apprennent que QP négocie l’achat des droits du roman. Le problème réside dans le type d’adaptation à donner à l’œuvre. QP fait donc appel à l’adaptateur radiophonique du roman, Hugh Kemp, qui fournit un premier scénario de 59 pages précédé de 14 pages de notes. Kemp, au nom de la QP, y explique en détail la méthode qu’il emploie pour adapter et resserrer le roman et les qualités de cette histoire du point de vue d’un public international. C’est là que perce le point de vue nationaliste canadien de la compagnie. Voyons-en un exemple :
“As an independent production company we have been advised by some pretty first rate film executives not to go into competition with Hollywood. That is, not to try to make the kind oj pictures that they are equipped to do so much better than we.
This present story is obviously not Hollywood’s meat. But it is very much ours. It is up from our roots quite as much as from MacLennan’s. All of us approach it with a degree oj reverence. We want to do this picture and our hearts are in it.
Our instincts would be pretty sound about the casting because we’ve lived for years with the people themselves. The picture of Quebec parish life which so enchanted readers of the book is engraved in our minds. For this picture we can find the actual Quebec village, the actual Seigniory house, and the ploughed fields with the St. Lawrence beyond. And we can direct the camera with a discorning eye when it stands on the mountain overlooking Montreal, or watches Athanase Tallard move through the lawns of our Parliament buildings in Ottawa. In summary, to us at Quebec Productions, this looks like our picture.” ↩
- Comme en 1927, ce qui permit à la production canadienne de profiter des quotas mis en place par l’Angleterre. Voir LES CINEMAS CANADIENS pp. 22 et 27 ↩
- Variety 10-9-47, Variety 5-11-47, Montréal Herald 17-11-47 ↩
- On peut trouver le résumé de ce rapport dans le Canadian Film Weekly du 2 juin 1948. ↩
- Cette association est composée des membres suivants : Associated Screen News, Montréal; Audio Pictures, Toronto; Canadian Motion Picture Productions, Toronto; Crawley Films, Ottawa; Fraser Films, Montréal; Ashley & Crippen, Toronto; Francis J.S. Holmes, Winnipeg; Peterson Productions, Toronto; Phoenix Studios, Montréal; Québec Productions, Montréal; Queensway Studios, Toronto; Renaissance Films Distribution, Montréal; Shelley Films, Toronto; Sym Photographic Laboratories, Winnipeg; Thatcher Film Productions, Toronto; Véga Films, Montréal; Vernon Productions, Montréal. ↩
- Pour savoir ce que pense alors l’AMPPLC de l’ONF, le lecteur peut se référer au dossier L’OFFICE NATIONAL DU FILM L’ENFANT MARTYR. ↩
- Pour connaître aujourd’hui l’opinion de Paul L’Anglais sur ce combat, on pourra se référer à son témoignage dans HAS ANYBODY HERE SEEN CANADA? où l’on verra qu’il ne mâche pas ses mots. ↩
- Il est marrant de constater que neuf ans plus tard, dans le mémoire qu’elle soumet en octobre 59 au gouvernement canadien au sujet du développement de l’industrie cinématographique canadienne, l’AMPPLC diminue de beaucoup ses attaques contre l’ONF, trouve un nouveau bouc-émissaire en la personne de Radio-Canada (qui devrait être au service de l’entreprise privée en lui fournissant des contrats de production) et formule les recommandations suivantes:
– On devrait établir pour les films de divertissement présentés au Canada un certain pourcentage de contenu canadien;
– On devrait réserver une proportion raisonnable du temps-écran au long métrage canadien;
– Le gouvernement devrait fournir aux compagnies de propriété canadienne qui produisent des films pour la télévision ou les salles une certaine aide financière. Et pour appuyer davantage ses dires, l’AMPPLC rappelle en annexe que le Canada fut toujours favorable aux quotas, mais que C.D. Howe préféra une solution plus imaginative… Comme quoi, en ayant la mémoire courte, on peut se blanchir les mains. ↩