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Un nouveau radioroman à l’écran : LE CURÉ DE VILLAGE

Et tel sera le leitmotiv de Paul L’Anglais tout au long de l’année 49 dans les multiples causeries qu’il est appelé à donner 1 et dont nous avons déjà vu quelques échantillons. Mais L’Anglais ne fait pas que parler. Chez lui, un projet en chasse un autre. Par exemple, comme au moment où UN HOMME… passe à l’écran, TIT-COQ fait un malheur à la scène, L’Anglais approche Gélinas pour lui demander s’il est cette fois-ci prêt à mettre TIT-COQ sur film (idée qu’avait déjà eue Delacroix en janvier 49). Mais, Gélinas trouve cela prématuré. L’Anglais se tourne alors vers un autre succès radiophonique, LE CURÉ DE VILLAGE, tout en caressant l’espoir de donner bientôt une suite à UN HOMME

L’œuvre de Robert Choquette est bien connue au Québec depuis 1935 pour avoir été diffusée à la radio. Comme elle l’avait fait avec C.H. Grignon, QP demande donc à l’auteur de produire un scénario original à partir des héros de son radioroman. Choquette s’attelle à la tâche et le 19 juillet le tournage peut débuter. Le rôle principal est confié à Lise Roy qui vient d’être couronnée Miss Radio. Malgré les critiques qui reprochaient au film précédent son maigre budget et son peu de temps de tournage, on prévoit pour celui-ci un budget moindre encore 2 et un temps plus court. Non seulement pour des raisons d’économie, mais aussi parce que les projets ne manquent pas. L’Anglais n’annonce-t-il pas durant le tournage que peu après débutera la suite d’UN HOMME… et que des pourparlers sont en cours pour RUE PRINCIPALE et CEUX QU’ON AIME. Car, selon ses calculs, la compagnie doit tourner 3 longs métrages par année pour rentabiliser ses investissements (studios) et se payer des permanents (soulignons que L’Anglais ne touche qu’un montant forfaitaire pour chaque production réalisée).

La politique de QP maintenant, c’est le radioroman « parce que ce sont des œuvres typiquement canadiennes-françaises, que leurs personnages sont déjà familiers à la masse et que leur mise en boîte n’est pas trop onéreuse… L’aventure de LA FORTERESSE fut une erreur qui nous a appris que nous devons nous en tenir à des sujets typiquement canadiens et aux acteurs de chez nous. UN HOMME ET SON PÉCHÉ a marqué un énorme progrès et LE CURÉ DE VILLAGE posera un autre jalon d’importance sur la route du film canadien-français. Il n’est plus question d’imiter Hollywood; il est question d’être nous-mêmes. Nous croyons vraiment que le secret de la réussite artistique et financière du film canadien réside pour le moment dans cette sage décision » (propos rapporté par Renaude Lapointe dans Le Soleil).

La première : Robert Choquette, Jean Boisvert, Ovila Légaré, Paul Guèvremont, Lise Roy, Denis Drouin, Paul L'Anglais
La première : Robert Choquette, Jean Boisvert, Ovila Légaré, Paul Guèvremont, Lise Roy, Denis Drouin, Paul L’Anglais
Coll. Cinémathèque québécoise

Le tournage se déroule sans anicroche, bien que certains se rappellent aujourd’hui de quelques opinions divergentes entre Gury et Choquette. Le film ne connaît que deux seuls pépins mineurs: 1- Le premier jour de tournage, le premier Québécois à être directeur de la photo, Roger Racine, se fait écraser un pied et doit travailler le reste du temps avec un plâtre et en béquilles. 2- Les laboratoires connaissent des problèmes qui retardent le tournage de deux jours. Mais le 10 août, le film est tout de même en boîte, dans le temps prévu. Le montage, le mixage et les travaux de laboratoire s’effectuent aussi à la même cadence. La première est prévue pour l’automne.

Paul L'Anglais et son épouse
Paul L’Anglais et son épouse
Coll. Cinémathèque québécoise
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Coll. Cinémathèque québécoise

Effectivement le 11 novembre, le film débute sa carrière au St-Denis 3. Cette fois-ci, les échos de la presse sont nettement plus partagés, malgré l’indulgence de base que tous manifestent envers une production locale. Voyons d’abord le camp des opinions favorables qui va de Renaude Lapointe dans Le Soleil du 14 (“Une peinture agréable et fidèle de nos mœurs villageoises”) à Robert Morin dans L’Action catholique (“La trame du film met en lumière le rôle délicat et noble du pasteur… O. Légaré fait un bon curé sans atteindre à l’authenticité cléricale, toutefois”) :

UN CURÉ DE VILLAGE

 “Ce dernier-né de notre produc­tion est de bonne taille et semble voué à une vie heureuse… UN CURÉ DE VILLAGE fait déjà, par un léger contraste sur les produc­tions canadiennes précédentes, un film plus ‘international’, et, par conséquent, peut s’adresser à un plus grand nombre de gens, dans plus de pays. Voilà un progrès très intéressant. C’est un pas marqué vers la production de films nettement inter­nationaux qui prendront place sur le marché mondial. Nous notons aussi que ce film est plus solide que les autres, quant au scénario et aux dia­logues, ce qui a facilité la tâche du metteur en scène et des artistes. Enfin, ceux-ci ont travaillé sur un sujet logique et susceptible d’être à la hauteur de leur talent”.

André Lecompte, Le Petit Journal 12-11-49

Tournage : Dennis Mason (Perche), Roger Racine, Claire Miron (de dos), Paul Gury, Lise Roy
Tournage : Dennis Mason (Perche), Roger Racine, Claire Miron (de dos), Paul Gury, Lise Roy 
Coll. Cinémathèque québécoise
Tournage : P. L'Anglais, P. Gury, P. Colbert, P. Guèvremont.
Tournage : P. L’Anglais, P. Gury, P. Colbert, P. Guèvremont.
Coll. Cinémathèque québécoise

 

Malgré certaines longueurs, LE CURÉ DE VILLAGE n’en demeure pas moins une production charmante

LE CURÉ DE VILLAGE nous donne un amusant et captivant tableau de la vie qui se mène dans un petit village. Robert Choquette a le sens de l’observation et ses personnages sont tirés de la réalité; ils sont vivants, typiques, charmants. Quant au dialogue, il est de qualité supérieure à tout ce qu’on a eu dans le passé. Il a de la fraîcheur, de l’humour. Ce qu’il y a de moins réussi dans le film, ce sont les scènes d’amour entre Lise Roy et Denis Drouin. Elles sont d’une naïveté qui frôle la niaiserie”.

Roland Côté, Le Canada 14-11-49

LE CURÉ DE VILLAGE

“Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Un cinquième film, LE CURÉ DE VILLAGE vient s’ajouter à la brève histoire du cinéma canadien. Comme certain confrère pointilleux, je pourrais dire beaucoup de mal et peu de bien de ce film. Mais je crois que certains facteurs d’ordre écono­mique, liés à la production des films canadiens jusqu’ici, m’incitent à tempérer mon jugement. Il ne faut pas oublier que nos compagnies de cinéma sont relativement pauvres et qu’elles ne doivent tabler, pour la distribution, que sur un public, somme toute, assez restreint… LE GROS BILL avait apporté à l’his­toire du cinéma canadien une tech­nique fraîche; LE CURÉ DE VILLAGE lui donne son premier vé­ritable scénario. Oui, vraiment, on le sent : le cinéma canadien va exister”.

Jacques Giraldeau, Le Front ouvrier, 17-11-49

LE CURÉ DE VILLAGE, à Québec

“La première moitié du film n’est, il est vrai, qu’une sorte de documentaire où sont écoutés dans un mauvais stéthoscope, les battements de coeur d’un village québécois. Ce documentaire plaira aux cinéphiles québécois toujours heureux de voir à l’écran des paysages, des scènes et des silhouettes qui leur sont familières. Le scénario, conçu par M. Robert Choquette, est intéressant, vraisemblable et de pensée canadienne”.

Roland Lelièvre, RadioMonde 19-11-49

Monsieur le Curé

“This reviewer went to LE CURÉ after seeing two expensively produced American films. Comparisons would be odious except that it was like stepping out of one world into another. Everything was different, the pace, the photography, story, dialogue and, above all, the spirit… The point is that in dealing with such a simple and obvious theme, Robert Choquette reveals himself as a true poet. It is only after you have seen LE CURÉ and left the theatre that you begin to realize that here is something more than just another of the 250 films shown in the city in the course of a year. This is a Creative act” 4.

Thomas Archer, The Gazette 19-11-49

Siméon Castonguay se confie au notaire et au curé
Siméon Castonguay se confie au notaire et au curé
Coll. Cinémathèque québécoise
La grande rencontre : O. Légaré, E. Daignealt,  P. Guèvremont, L. Roy, D. Drouin
La grande rencontre : O. Légaré, E. Daignealt, P. Guèvremont, L. Roy, D. Drouin
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Les opposants sont moins nombreux mais parfois plus virulents:

Idylle lentement racontée dans LE CURÉ DE VILLAGE

“Le cinéma canadien veut spontanément rester jeune, candide, inof­fensif. Il craint, s’il devenait adulte, de vieillir. Il ne fait pas confiance au spectateur ou il le juge trop enfantin pour se complaire à autre chose qu’à l’eau sucrée et à la Bibliothèque Rose. Et puis, nous ramenant aux premiers pas de notre littérature, il expose, explique, démontre, reprend encore la commère du village pour que l’on comprenne bien qu’elle est bavarde, nous remontre le village pour qu’on soit sûr d’être à la cam­pagne, suit le curé pas à pas, nous montre bien chaque bouton de sa soutane pour qu’on soit bien sûr qu’il est curé. Après quoi… il s’engage lentement dans l’action. Ce qui fait qu’un film de trois quarts d’heure dure une heure et demie”.

Jean Béraud, La Presse 12-11-49

LE CURÉ DE VILLAGE

“Le scénario de Robert Choquette est honnête mais on avait droit de s’attendre à un texte plus substantiel de cet auteur, du moins dans l’ensemble… Le film met un temps considérable à démarrer, ce qui est toujours une faute cinématogra­phique… Ici on s’attarde trop à exposer le sujet et les personnages jusqu’au point de saturation. Tech­nique nouvelle? Calmant pour les nerfs? Thérapeutique par le cinéma? Peut-être… C’est un film sympathique, rien de plus… Ce n’est pas encore un film remarquable. L’ac­tion y est trop lente, le scénario trop ténu, par contre la photo est belle et certaines scènes sont excellente”.

Maurice Huot, La Patrie 12-11-49

LE CURÉ DE VILLAGE

“Du strict point de vue cinéma LE CURÉ DE VILLAGE est unmauvais film : scénario sans intérêt, exposition lente, interprétation quel conque, et montage raté. Du point de vue production canadienne, c’est un film de tradition… Les décors intérieurs sont pauvres, se répètent con­tinuellement et, par un curieux phé­nomène, le metteur en scène a égale­ment économisé sur les prises de vues extérieures… N’empêche que l’écran, qui jusqu’à nouvel ordre demeure avant tout un moyen de distraction, exige un bon sujet. Celui du CURÉ DE VILLAGE est lamentablement ‘bibliothèque rose’, moins toutefois le charme épisodique qui caractérise les petits livres de la com­tesse de Ségur. Il faut attendre environ une heure avant que le dialo­gue crée un sourire ou même une détente. Les personnages ne vivent pas”.

Jean Vincent, Le Devoir 12-11-49

Caricature parue dans The Gazette 19-11-49
Caricature parue dans The Gazette 19-11-49
Coll. Cinémathèque québécoise

Tout cela n’empêche pas le film de mériter, lors du deuxième Canadian Film Awards, le grand prix du palmarès; pour être honnête, il faut signaler qu’il était le seul long métrage en compétition et que par ailleurs c’était l’ensemble de l’effort de la QP que l’on récompensait.

Malgré toutes ses déclarations antérieures, la QP se demande toujours si elle doit se résigner à amortir ses films uniquement sur le marché local. Elle s’essaie donc une autre fois à montrer son film aux exploitants français. Comme pour UN HOMME… on peut présumer que ceux-ci ne donnent pas le fond de leur pensée quant à la qualité du film. Ils préfèrent porter le débat sur un autre terrain (et cela n’a pas changé) : La langue. Ce film sera incompréhensible au public. Cette nouvelle fait sursauter Le Devoir qui le 7 mars 50 lance une grande enquête : “Pour ou contre le canadianisme dans la littéra­ture dramatique”. Le journal pose donc à plusieurs personnalités du monde théâtral et cinématographique la question suivante : “A votre avis, un auteur canadien doit-il employer des expressions canadiennes dans ses écrits? Et si oui, ne risque-t-il pas de réduire à l’avance son public et de s’interdire l’universalisme”. Les réponses reçues, même celle de Grignon, sont brèves et n’éclairent pas beaucoup le débat.

Caricature de Claude Jutra parue dans Le Front ouvrier 19-11-49
Caricature de Claude Jutra parue dans Le Front ouvrier 19-11-49
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LE CURÉ DE VILLAGE

noir et blanc, 88 min. 2 sec. (7926″)

Réalisation, adaptation et découpage : Le Gouriadec (Paul Gury). Scénario original et dialogue : Robert Choquette. Musique : Morris C. Davis. Orchestration : Giuseppe Agostini. Chef d’or­chestre : Jean Deslauriers. Décors : Jacques Pelletier. Montage : Jean Boisvert. Assistant monteur : Pierre Jalbert. Son : Oscar Marcoux. Coiffeur : Bernard’s. Directeur de la photo : Roger Racine. Directeur de production : Richard J. Jarvis. Costumes : Marie-Laure Cabana. Maquillage : Denyse Ethier. Assistant réalisateur : Paul Colbert. Accessoires : Jean Billard. Scripte : Claire Miron, Andréanne Lafond. Photographe : Roméo Gariépy. Production : Paul L’Anglais. Direc­teur de production : Richard Jarvis. Caméraman : Andrew W. Bellenot. Assistant-caméraman : José Ména, Benoit Jobin. Perchiste : Denis Mason. Interprétation : Ovila Légaré (le curé), Paul Guèvremont (Leblanc), Lise Roy (Juliette Martel), Denis Drouin (Lionel Théberge), Camille Ducharme (le notaire), Guy Mauffette (Noiraud), Jeannette Teasdale (Mme Théberge), Blanche Gauthier (Honorine), Jeanne Quintal (la veuve Sirois), Eugène Daigneault (le bedeau), Fanny Tremblay (Mlle Latendresse), Juliette Huot (Mlle Jolicoeur), Arthur Groulx (M. Théberge), Roland D’Amour (le détective), Lionel Bousquet (Sylvio), Margot Lavoie (Mlle Bissonnette), Palmiéri (Siméon Castonguay), Louis Belmont (Pierrot Picotte), Georges Bouvier (Gédéon), Jeannette Légaré De Guire (Mlle Gratton), Ernest Guimont (le père Jodoin), Claude Robillard (le garçonnet), Charles Landry (M. Brunet), Françoise Sullivan (Angèle Gratton), Gisèle Willette (une petite fille), Denyse Proulx (Mlle Thé­berge), Albert Latulippe, Denyse Ethier, Marthe Beauregard, Marie Olivier, Pierre Beauregard, Stanislas Desnoyers, Claire Gingras, Marcelle Dupont.

Comme dans tous les petits villages de la province de Québec, le curé de Saint-Vivien se voit intimement mêlé aux problèmes de ses ouailles. Aux reproches de sa ménagère, qui trouve qu’il se laisse beaucoup trop accaparer:

— Je ne fais que remplir les tâches de mon ministère, répond le brave homme. Un prêtre est en quelque sorte le grenier spirituel où chacun a le droit de venir puiser un peu de courage, d’espérance, de confiance…

Parmi ces problèmes il est un secret que le curé partage avec le notaire, et qui con­cerne une orpheline de la paroisse: Juliette Martel. L’enfant est née aux Etats-Unis, sa mère, bien qu’originaire de Saint-Vivien, ayant épousé un Franco-Américain. Mais la fillette perdit son père et sa mère en bas-âge, et fut élevée à Saint- Vivien par ses grands-parents maternels, les Siméon Castonguay. Juliette Martel, âgée de vingt- et-un ans, est maintenant seule au monde. Mlle Bissonnette, l’institutrice, partage avec elle la maison héritée de ses grands-parents. De son grand-père, décédé l’an dernier, Juliette a aussi hérité les fonctions de « maître de poste ».

Comme elle ignore ce secret qui la touche, elle serait une jeune fille heureuse, aimée de Lionel Théberge, le fils du maire, et le payant de retour, si elle ne rencon­trait pas chez Mme Théberge une sourde opposition à leurs amours.

Mme la mairesse ignore pourtant ce secret concernant Juliette. Quelles sont sesraisons, pour agir ainsi? Est-ce parce que le notaire Bellerose, élégant célibataire frisant la quarantaine, ne se gêne pas pour bourdonner autour de la jeune fille? II n’est pourtant pas jusqu’aux commères du village, Mlle Latendresse et Mme Jolicoeur, qui ne soient forcées d’admettre que Juliette refuse d’y goûter, aux phrases mieilleuses du “beau phraseur diplômé », comme l’appelle Lionel. D’ailleurs, bien loin de reprocher au notaire sa conduite, Mme Théberge cherche à obtenir de lui des arguments qu’il serait susceptible de connaître, lui qui a réglé la succession Castonguay. Mais cela, c’est trop demander! A toute enquête de ce genre, Antoine Bellerose, très digne, se dérobe.

Ces attentions du notaire, qui rendent Lionel furieux, quelqu’un d’autre en souffre: Mme veuve Sirois, que Bellerose courtise par intervalles, modérément, raisonnable­ment. Pauvre Florida Sirois!

Telle était la situation générale, et combien de temps aurait-elle duré, si, un beau samedi du mois de juillet… Car c’est maintenant juillet, sur le coquet village de Saint-Vivien. Dans les ormes pleins de soleil la cigale grésille, en réponse aux roulades des oiseaux touristes. Oui, combien de temps eût duré la situation si, un beau jour, un camion de la ville n’avait déposé à Saint-Vivien cet étranger complètement dépaysé, à voir avec quelle gaucherie il cherche à s’orienter? Il n’a pas l’allure d’un touriste, celui-là…

L’homme fait signe à un garçonnent à bicyclette. Il lui demande s’il connaît Siméon Castonguay. L’enfant, étonné, répond que M. Castonguay est mort depuis un an.

— Mort? fait l’homme, vivement décontenancé.

Il va pour poser une autre question, mais la phrase se perd dans un vague geste de remerciement; et l’homme se remet en route.

Mlle Latendresse, toujours aux aguets, interpelle le garçonnet et l’interroge. L’en­fant répond ce qui en est, — et qui n’est pas beaucoup, trouve notre commère désap­pointée. Toutefois, pendant que la bicyclette s’éloigne, l’imagination de Mlle Laten­dresse se met à fonctionner plus vite qu’une navette de machine à coudre. Notre de­moiselle cherche à déchiffrer par elle-même quel peut être cet étranger. Elle ira trouver son amie Mme Jolicoeur: deux imaginations valent mieux qu’une…

Pendant que l’étranger erre à travers le village, le notaire Bellerose a un entretien avec M. le curé, au presbytère. Le notaire est venu par affaires, mais le curé profite de l’occasion pour une discrète mise au point. Ne vaudrait-il pas mieux que le notaire s’attarde moins longtemps au guichet du bureau de poste?… Bellerose répond qu’il a eu lieu de se croire encouragé.

—Vous voulez dire, corrige le curé, qu’ayant à vous voir au sujet de ce quelle a hérité des grands-parents, Juliette s’est trouvée en quelque sorte à votre merci.

— Admettez quelle aurait pu l’être infiniment plus, monsieur le curé. Vous savez à quoi je fais allusion.

— Sur ce point je suis tranquille: le secret professionnel vous scelle la bouche. Jus­qu’à ce que moi, j’aie décidé d’éclairer Juliette, selon les dernières volontés de Siméon Castonguay. Au revoir, notaire. Et sans rancune ?

Comme le notaire quitte le presbytère, l’étranger y arrive, toujours indécis… Il sonne.

Bellerose, en route vers son étude, est forcé de faire acte de présence sur la véranda de Mme Sirois.

— Vous passiez distraitement, notaire, tout perdu dans vos pensées.

— En effet, chère amie, j’étais tout à mes réflexions.

— Un homme qui travaille tellement de la tête! Mais profitez de « votre » chaise. Je cours vous préparer une bonne limonade glacée. Vous retournerez à vos occupations avec des idées reposées.

Bellerose se sent d’autant moins ardent, que M. le curé a aussi laissé entendre que Mme veuve Prudent Sirois attend toujours une réponse…

Mme Sirois ne se rend pas directement dans sa cuisine. Elle avise sur le piano le portrait de son défunt mari. Elle l’en retire et le fait disparaître dans le banc du piano!

Cependant, l’attention de M. Bellerose, resté seul sur la véranda, s’est portée vers un groupe de villageois rassemblées dans un terrain vague, de l’autre côté de la rue. Des jeunes gens y font une partie de fer à cheval. Lionel est là, et Juliette. L’effronté du village, Noiraud Toupin, frère du barbier, ose interpeller le notaire. Est-ce qu’il ne traverserait pas leur faire l honneur de sa présence, — voir jouer Lionel Théberge?

— Venez vous distraire de vos problèmes! renchérit quelqu’un. Ce quelqu’un est Pierrot Picotte, qui remplit à Saint-Vivien la double occupation de chef de police et de chef des pompiers volontaires. Aussi bien, “Beau-Verbe » porte-t-il. épinglées sur sa chemise, deux insignes, qu’il astique constamment du revers de sa manche.

Jugeant que l’absence de Mme Sirois se prolongera de quelques minutes, Bellerose se joint au groupe. Et puis, ce geste de se rapprocher de Juliette va à l’encontre des conseils de M. le curé et cela réhabilite un peu Bellerose à ses propres yeux. Après tout, on ne le fait pas marcher au doigt comme un élève de Mlle Bissonnette! Il accepte même de se mesure contre Lionel, le champion reconnu.

Sur les entrefaites, Mme Sirois paraît sur sa véranda. Elle aperçoit — ô surprise! — M. Bellerose s’apprêtant à lancer le fer. Et Juliette à ses côtés!… Mme Sirois pi­rouette violemment sur ses talons et rentre dans la maison, — droit vers le salon! Elle soulève le couvercle du banc du piano… et voilà Prudent revenu à l’honneur!

De l’autre côté de la rue, Bellerose s’apprête à lancer son premier fer. Il le tient du bout des doigts comme s’il mangeait un beigne à la trempette. A vec ce résultat que le fer prend une direction inattendue: il casse net la pipe du bonhomme Jodoin! Le bon­homme fulmine. Voir un peu si le bon Dieu a inventé ça pour tuer le monde, les fers à cheval! Espèce de gaucher de la main droite de notaire Bellerose! Cependant que Noiraud Toupin, plein de candeur hypocrite, fait remarquer que le notaire n’est tout de même pas aussi habile que Lionel.

— C’est que, rectifie le notaire, je n’ai jamais eu l’ambition de me sentir à l’aise avec des fers à cheval aux mains. J’ai toujours préféré briller dans le domaine intellectuel.

— Mais ça prend moins avec les créatures, par exemple…

— Ça, répond Bellerose, regardant un peu Noiraud et regardant surtout Juliette, c’est une chose qui n’est pas prouvée…

Juliette bondit. Lionel dresse le poing. Mais c’est Juliette qui veut parler.

— Faut que vous compreniez une fois pour toutes, monsieurs Bellerose! J’ai déjà essayé de vous le dire aimablement, mais là je vous parle en mots carrés; vous n’avez aucune chance, c’est Lionel que j’aime! D’abord… vous êtes trop vieux pour moi!

Le visage du notaire se crispe affreusement. Il quitte le groupe, du pas rapide d’un homme qui saura bien venger sa vanité blessée, et la venger le plus tôt possible. Noiraud fait remarquer à Pierrot Picotte qu’en sa qualité d’agent de la paix, il aurait dû intervenir. Ebahissement de Picotte, — qui sort d’un rêve. Il était tellement inté­ressé à écouter chaque mot, qu’il ne le sentait même plus, qu’il était agent de police!…

Quant à Lionel, est-il besoin de dire comme l’attitude de Juliette lui a fait plaisir? Quel argument à mettre dans le plateau de la balance, lorsqu’il parlera de Juliette à sa mère! « Un argument de quatorze carats’’, comme il dit. Oui!… leur bonheur a fait un grand pas de l’avant, aujourd’hui; leur bonheur est en route.

Le notaire, aussi, est en route. Comme il reprenait sa serviette de cuir, laissée sur la véranda de Mme Sirois, il s’est vu aborder par le garçonnet à la bicyclette, le petit Victor Rivet. Histoire de se rendre intéressant auprès d’un adulte qui vient d’être le point de mire, l’enfant lui raconte son entrevue avec l’étranger, et que celui-ci venait voir M. Siméon Castonguay. Sursaut du notaire, vite réprimé. L’homme a-t-il demandé autre chose?

— Il a eu l’air de vouloir, répond l’enfant, mais il a ravalé sa phrase.

— Bon!… c’est bien, mon petit Victor… Je te remercie.

Et Bellerose se remet en route, d’un pas plus vif encore. Mais non plus vers son étude. C’est vers le magasin Théberge qu’il se dirige; vers Mme la mairesse… Lui qui a déjà refusé de répondre aux petits coups d’hameçon de Mme Théberge, se pourrait-il qu’il aille, de lui-même trahir le secret professionnel?

Cependant, au presbytère, l’étranger cause avec M. le curé. C’est un nommé Leblanc, un Franco-Américain. Castonguay, qu’il venait voir, est mort et enterré, mais n’avait-il pas quelqu’un avec lui?… l’enfant de sa fille?

— Juliette? précise le curé.

— Ouais,… Juliette… J’aimerais à lui parler. Ici dans votre presbytère. Ça serait possible?

— Avez-vous l’intention de me dire à quel sujet vous désirez voit cette jeune fille?

— J’ai des raisons importantes. J’ai déjà connu ses parents, voyez-vous.

— Ah! … vraiment!

— Sa mère, on l’appelait Georgina. Georgine en français, mais aux Etats c’était Georgina. Son père lui, on l’a toujours appelé “Frenchy”. Je les ai ben connus dans le temps. Pour ça que j’aimerais à voir leur fille.

Mais le curé s’est laissé aller à une rêverie intense qui le reporte au chevet de Cas­tonguay mourant, Castonguay libérant son coeur d’un lourd secret. Puis, revenant à Leblanc, le curé lui conseille avec instance de ne pas chercher à donner suite à son projet… Qu’il revienne plutôt dans quelques années…

On demande M. le curé dans la cuisine. Leblanc en profite: il file vers le bureau de poste… et le voici devant Juliette Martel. Comme au curé tout à l’heure, il apprend à la jeune fille qu’il a connu ses parents, aux Etats-Unis, “dans le temps”. La jeune fille, émue, invite l’homme à la suivre dans la cuisine, où elle lui donnera à manger.

Coup de théâtre : Mme Théberge se présente au bureau de poste!… Juliette, étonnée, inquiète, la reçoit dans le salon.

— Ça fait longtemps que tu veux connaître certaines de mes raisons de m’objecter aux amours de mon garçon? Eh ben, je t’en apporte une, ma petite Martel née aux Etats. Y a un Franco-Américain, en ce moment, au presbytère…

Nouveau coup de théâtre : M. le curé paraît, accompagné de Lionel! Mme Thé­berge, bredouillant, explique qu’elle voulait que Juliette l’accompagne au presbytère
— “n’est-ce pas, monsieur le curé? » — ce Franco-Américain susceptible d’avoir connu le père de Juliette pourrait lui en parler, de ce Martel dont on ne sait même pas s’il est mort dans sa religion.

Et voici la grande scène. Leblanc parait dans la porte. Il a tout entendu. Il fait trois pas vers Mme Théberge. Et là, les yeux dans les yeux, il parle de Martel comme seul un ami défend un ami.

— Oui, je l’ai connu, Frenchy Martel! J’ai travaillé avec lui dans les automobiles, à Détroit, Michigan, et je l’ai vu mourir d’accident sous mes propres yeux. Et si vous osez le mentionner comme un homme qui n’avait pas le coeur à la bonne place, vous aurez affaire à moi!

Mme Théberge reste bouche-bée. On sent qu’elle rage contre Bellerose, qui lui a fait faire cette embardée. Si encore il lui avait dit des choses précises! … Mais ces vagues suppositions qu’il lui a mises dans l’esprit, tout en ajoutant qu’un notaire ne peut faire davantage… Il se sera moqué d’elle, voilà tout!

Dans le grand silence qui suit les paroles de Leblanc, M. le curé prend charge de la situation; il met la main au gouvernail. Jusqu’ici, et pour des raisons qui lui appar­tiennent, il s’était abstenu de chercher à modeler le cours des événements. Mais à présent que Leblanc a parlé, M. le curé fera peser toute son influence sur l’esprit de Mme Théberge.

Il attire Mme Théberge à l’écart, près d’une fenêtre. C’est depuis longtemps qu’il s’était promis de lui parler. Il s’était même dit que si la chose devenait nécessaire, il laisserait tomber une allusion du haut de la chaire, devant toute la paroisse réunie. Mais il préfère s’adresser aux sentiments chrétiens de Mme Théberge. Elle aime Lionel, oui, mais elle l’aime mal. C’est ça, la raison de sa conduite. Ce n’est pas vrai­ment à Juliette qu’elle s’oppose, c’est à la pensée qu’il lui faudra partager Lionel avec une autre. Qu’elle regarde dans son coeur comme si le bon Dieu y regardait en même temps qu elle, et elle va tout comprendre. Que Mme Théberge fasse plaisir au bon Dieu, et aussi à son représentant, le prêtre qui porte sur ses épaules le fardeau des autres, les chagrins des autres, avec les détours, les subtilités, les inquiétudes, les ruses que comporte toute conscience, et qui sombrerait souvent dans le pessimisme, s’il n’avait cet espoir, cette certitude de rencontrer de temps à autre un trésor, un joyau comme serait le repentir de Mme Théberge.

L’orgueil de Mme Théberge va-t-il crouler?

Le curé la laisse seule avec les amoureux; il entraîne Leblanc dans la rue, vers le presbytère. Pour Leblanc, cette visite à Saint-Vivien a pris un tour bien différent de ce qu’il avait anticipé! Que fera-t-il? M. le curé lui trace sa ligne de conduite…

Que pensent de tout cela — s’ils y ont compris quelque chose — les frères Toupin, et Pierrot Picotte dit Beau-Verbe, et surtout Mlle Latendresse et Mme Jolicoeur? Ce qui est certain, c’est que M. le curé a un problème de moins sur les bras, et peut-être deux, si Antoine Bellerose, frustré dans sa tentative de vengeance, veut bien enfin ré­pondre aux longs soupirs de “Mme veuve ».

Ah!… on demande M. le curé au parloir. Mais ça, c’est une autre histoire.

Ainsi au gré des événements passent les jours à Saint-Vivien. La paix du paisible village a été un moment troublée par la venue d’un étranger porteur d’un secret, mais le choc produit par sa révélation a été amoindri par le tact et la sagesse du curé.

Quel rôle délicat que celui du pasteur du troupeau! S’il n’y avait que les problèmes moraux à résoudre… Dieu donne au prêtre les grâces requises pour cette délicate mission. Mais chaque jour le bon curé doit entendre des doléances de diverse nature, les difficultés matérielles de ses ouailles lui sont révélées. Il lui faut diriger la barque, faire en sorte que ses paroissiens évitent les écueils de la vie qui n’est pas toujours facile, allez. Est-il plus beau rôle?

Il n’est pas de geste plus noble que celui qui consiste à prêter main forte aux faibles, éclairer la route des humbles, faire briller la lumière dans les yeux de ceux qui n’ont plus confiance.

A Mme Théberge le curé aura fait comprendre que l’égoïsme de son amour mater­nel est une faute, en quelque sorte, puisqu’il est une entrave au bonheur de deux jeunes gens attendant tout de la vie et qui ont droit, eux aussi, à leur légitime part de joie. M. le curé, une fois de plus, aura fait preuve de tact et de sagesse.

Au soir de ce samedi, M. le curé peut se dire qu’il n’a pas perdu sa journée. Les bonnes actions portent en elles-mêmes leur récompense et le curé maintenant songe au jour où, au pied de l’autel, Juliette et Lionel viendront se jurer fidélité, respect et amour.

Notes:

  1. Vg. Trust commercial et professionnel le 21 avril. Le Club canadien le 10 juin, le Montreal Rotary Club le 23 août, la Chambre de commerce de Victoriaville le 17-1-50, Le Club des anciens du Ste-Marie le 13-3-50, etc. À toutes ces occasions, L’Anglais répète son credo : avoir la foi en nos productions, en notre cinéma et prouver que peu importe les difficultés, le cinéma canadien peut être profitable. Ces idées sont si fondamentales pour L’Anglais qu’elles ne varient pas au cours des ans, ainsi qu’en témoignent ses notes de conférence.
  2. Moins de $100,000; on dira $65,000.
  3. La première a lieu sous les auspices du comité des œuvres sociales de la Chambre de commerce de Montréal. Le prix des billets est de 50¢ en matinée, 75¢ en soirée, taxes incluses. Le film ouvre le même jour à Québec, Trois-Rivières, Hull et Sherbrooke. Selon Parlons Cinéma, les recettes sont un peu moins bonnes que pour les autres films canadiens bien qu’il estime “qu’il finira par montrer un profit moyen son exploitation terminée”.
  4. Il faut noter qu’en général les journalistes anglophones accordent du crédit à ce qui différencie le film (et même le cinéma québécois) de la production hollywoodienne alors que les journalistes francophones, sans toujours se l’avouer, privilégient les modèles dramatiques hollywoodiens qui servent d’aulne à leurs critiques. Il est d’ailleurs notable que la critique anglophone ( ils sont moins nombreux, c’est sûr, à couvrir le cinéma québécois) est généralement plus tendre à l’égard du cinéma québécois que la critique de langue française.