La Québec Productions, un départ en flèche
L’après-guerre marque le réveil de la production cinématographique au Canada. Après toutes ces années de désolation et de ralentissement pour l’industrie culturelle, enfin de nouvelles avenues s’ouvrent ou sont en voie de s’ouvrir et pourquoi ne pas en profiter. À Toronto on construit les studios Queensway et bientôt on tourne BUSH PILOT. À Montréal LE PERE CHOPIN a déjà remporté un succès estimable et la RFD met en branle la construction de studios sur la Côte-des-Neiges 1 et annonce un programme de production. Dans ces circonstances l’aventure du cinéma ne peut manquer d’intéresser quelques individus.
Un de ceux-ci se nomme Paul L’Anglais. Personnalité très connue du monde de la radio, producteur et réalisateur de plusieurs radioromans 2 et d’émissions de variété, L’Anglais à la tête de sa compagnie Radio Programme Producers fend les ondes radiophoniques depuis belle lurette. Mais depuis quelque temps, aux USA, les ondes hertziennes ne portent plus que des sons; les images empruntent aussi ce canal; la télévision est là. L’Anglais mesure d’emblée l’importance du phénomène. Pourquoi ne pas se lancer dans cette nouvelle direction? Déjà l’idée affleure à l’esprit de certaines compagnies comme Famous Players, mais que laisse indifférentes le marché francophone. En 1945, L’Anglais demande donc un permis pour exploiter une station expérimentale. Rien à faire. Bien que les jeux ne soient pas encore faits, il semble que le gouvernement fédéral soit plutôt enclin au monopole d’état par l’intermédiaire de la CBC ou éventuellement de l’autre candidat en lice, l’ONF. L’Anglais ne se laisse pas décourager par cette rebuffade. Il se dit que la télévision, pour vivre, aura besoin de nourriture et qu’à défaut de posséder l’infrastructure, autant se préparer à ce nouveau marché. Or à l’époque, comme le ruban magnétoscopique n’existe pas, toute émission non-produite en direct doit nécessairement exister sur film. Voilà donc la nouvelle voie toute tracée : se lancer dans la production cinématographique.
Sans pour autant abandonner son activité radiophonique, L’Anglais se met en frais de matérialiser ses idées. Certains lui suggèrent que le film publicitaire industriel constituerait un bon terrain d’apprentissage. Sans repousser cette idée, L’Anglais reluque surtout du côté de la fiction et du long métrage, car puisqu’il n’y a pas actuellement de débouchés du côté de la télévision, autant aller là où il y en a, vers les salles. Et déjà certains optent pour cette direction. Toutefois L’Anglais choisit une solution originale pour le Canada : tourner des films en deux versions, anglaise et française.
Au mois de mai 1946, certains journaux (Variety du 24, The Standard du 25) commencent à parler d’une nouvelle compagnie, la Canada Productions, présidée par Paul L’Anglais. Cette compagnie caresserait le projet de tourner un film d’après le scénario de Fédor Ozep RENDEZ-VOUS AU CHATEAU FRONTENAC. Déjà des studios seraient aménagés aux baraques de l’armée à Valcartier. Ces nouvelles proviennent d’Hollywood où L’Anglais se trouve pour régler les détails techniques de cette production. Pour corser un peu la nouvelle, un lecteur du Standard envoie une lettre au journal (publiée le premier juin) où il affirme :
“Do you really not know that it is this Mr Charles Philipp again who with his own company, the Charles Philipp Production Ltd. has set out to give this country its second major production RENDEZ-VOUS AT THE FRONTENAC, this time in the English version as well as in the French one”.
Deux semaines plus tard, dans Le Canada (19 juin), Marc Thibeault ajoute :
“Paul L’Anglais est depuis dimanche soir de retour d’un long séjour à Hollywood à propos du film que réalisera Charles Philipp et que dirigera Fédor Ozep dès le mois prochain, RENDEZ-VOUS AU CHATEAU FRONTENAC… À Toronto, il a vu les bouts d’essais tournés sous la direction de M. Philipp à l’Ermitage de Montréal et, quelques jours avant, à Québec et à leur propos il nous a avoué : “J’ai été enchanté; nous avons décidément beaucoup de jeunes, de promesse et de talent pour le cinéma”.
Nous avons demandé à L’Anglais de nous clarifier cette situation. Selon lui, René Germain 3 et lui-même avaient été approchés par Philipp, à la suggestion de DeSève, avec un scénario intitulé RENDEZ-VOUS AU CHATEAU FRONTENAC. Intéressés au sujet, les deux hommes auraient envoyé Philipp à Hollywood pour matérialiser le projet. Devant le peu de résultats obtenus par celui-ci, L’Anglais doit se rendre lui-même dans la capitale du cinéma prendre les affaires en main et, avec l’aide de son représentant Paul Kohner, engager Ozep, Rian James, Gilbert Mandelik et Eugene Shuftan (sauf ce dernier, tous les autres se retrouveront sur WHISPERING CITY). C’est à cette occasion qu’il parle de la nouvelle compagnie canadienne que les journalistes appelleront Canada Productions. Quant aux bouts d’essais tournés par Philipp, L’Anglais ne s’en souvient pas, mais il est sûr qu’il ne lui a jamais demandé un tel travail et que s’ils furent réalisés, cela fut une initiative de Philipp. Finalement, comme il ne s’était pas entendu avec Philipp, celui-ci fut mis à l’écart du projet.
En ce mois de juin 1946, L’Anglais révise son tir. D’une part l’armée ne veut pas lui céder de baraques à Valcartier et ses projets de studio tombent momentanément à l’eau. D’autre part il abandonne le projet du RENDEZ- VOUS AU CHATEAU FRONTENAC tout en en conservant les acquis : le réalisateur, les collaborateurs hollywoodiens, la distribution par Rank. C’est alors qu’il est à Hollywood à la mi-juin qu’il accomplit cette révision, acquiert les droits d’un scénario intitulé WHISPERING CITY que lui fait lire Paul Kohner et approche des vedettes pour les trois principaux rôles : Helmut Dantine, Victor Francen, Michèle Morgan, Ann Dvorak; seule la première acceptera.
De retour à Montréal le 16, le premier souci de L’Anglais est de convoquer la presse à l’Arsenal des Fusilliers Mont-Royal (dont il est officier) pour lui annoncer LA grande nouvelle : la fondation d’une nouvelle compagnie de cinéma au Canada : la Québec Productions Corporation. Il en est le président mais c’est un homme d’affaires prêt à risquer quelques centaines de milliers de dollars au poker cinématographique qui le supporte et lui apporte les fonds nécessaires : René Germain, encouragé dans ce choix par son homme de confiance Roland Giroux, futur président de l’Hydro-Québec. Cette compagnie, dont les lettres patentes 4 sont accordées le 3 juillet, produira d’abord un film en deux versions : LA FORTERESSE/THE STRONGHOLD. Elle n’a pas en vue pour l’instant de construire des studios, entrevoyant d’utiliser pour ce film les studios torontois de Queensway, propriété de Rank qui sera appelé à distribuer le film. Après LA FORTERESSE viendra le temps de la construction de studios ultra-modernes, “les plus modernes au monde” de déclarer L’Anglais.
LA FORTERESSE en production
Durant tout le mois de juillet, L’Anglais travaille à mettre au point les derniers détails de la production. Dantine et Lukas signent leur contrat au début du mois. Puis le 21 ce sont les studios Queensway qui donnent leur accord. On peut présumer qu’en agissant ainsi QP préservait ses arrières et optait pour le moindre mal car trois semaines plus tard, la compagnie est fière d’annoncer qu’elle installera ses studios dans les casernes de la Marine à St-Hyacinthe dont la salle d’entraînement fait 225 pieds par 85. Cette acquisition s’effectue avec l’aide du président de la Chambre de commerce de St-Hyacinthe, Paul-Emile Poirier qui sera bientôt actionnaire et directeur de la QP. Pour aménager cette salle en studio, plusieurs personnes seront mises à concours dont Oscar Marcoux de Radio-Canada et Saul Scoppa, le dirigeant de l’IATSE qui viendra spécialement de New-York pour évaluer les besoins et enverra les techniciens.
Par la même occasion, la QP annonce que le premier tour de manivelle est prévu pour le 9 septembre. Mais tout n’est pas encore réglé, loin de là; interrogé par les journalistes, L’Anglais ne peut ni dire qui sera la vedette féminine de la version anglaise, ni donner de noms pour les vedettes francophones. Tout au plus envisage-t-il certains comédiens et, fait cocasse, parmi ceux-ci ne figurent ni Paul Dupuis, ni Nicole Germain.
Le mois de septembre arrive. Le 5 on annonce que c’est Mary Anderson qui sera la vedette féminine anglophone 5. Le 12 on apprend le retour d’Angleterre de Paul Dupuis. Puis c’est au tour d’André Mathieu de voir son troisième concerto choisi pour le film. Mais la question des Américains qui viennent travailler au Canada n’est pas encore réglée avec les syndicats US :
“ Voyez-vous ça! Ce sont les chefs d’union qui vont nous dicter à qui nous devons donner la responsabilité d’une entreprise de $600,000.00. Oh! ces unions! Ce sont elles qui nous présentent le plus d’obstacles!… Musiciens, cameramen, opérateurs, ingénieurs, acteurs, nous sommes un peu sous leurs ordres, vous savez! Mais je vous parie une chose, c’est que nous allons les vaincre et réussir du film canadien, prenez-en ma parole”.
Voilà ce que déclare alors Paul L’Anglais au reporter de RadioMonde.
Le dimanche 15 septembre, gala d’ouverture sous la présidence du secrétaire de la province Orner Côté. 200 invités, certaines vedettes sont là. Le studio est prêt; cinq semaines pour aménager des baraques : une prouesse. On peut débuter le 18. Entre-temps, le 17, QP profite de la présence de Lukas et Dantine pour tourner sa première production, un film publicitaire pour le gouvernement fédéral destiné à encourager la vente de bons de la victoire. Ce rôle “humanitaire” convient bien à Dantine car ne déclarait-il pas à des journalistes, quelques minutes après son arrivée à Montréal :
“La liberté politique est bien peu de chose. Les peuples ont besoin d’une liberté humaine spiritualisée. L’action immédiate est requise. La Russie opère systématiquement et avec rapidité. Elle obtient des résultats et c’est ce que veulent les gens de l’Europe aujourd’hui : des résultats. Seuls les groupes communistes semblent avoir actuellement un but. Seuls les jeunes du monde entier, s’ils se connaissent mutuellement, pourront apporter un espoir de paix. Le cinéma jouera un rôle important pour établir une paix durable en faisant connaître les peuples les uns aux autres”.
Avec de telles idées, comment ne pas vendre des bons de la victoire… et comment ne pas songer à la compréhension mutuelle des peuples amenée par WHISPERING CITY.
Le 18, la machine se met tranquillement en branle : en anglais. C’est que si toutes les vedettes anglophones sont sur place, tel n’est pas le cas des vedettes francophones. Paul Dupuis est encore en Angleterre à l’emploi de Rank; il attend un avion pour venir au Canada. Pour ce qui est des autres comédiens, L’Anglais annonce le 19 que Jacques Auger et Nicole Germain, reine de la radio 1946, seront les vedettes de la version française; mais il ne peut préciser quand on en commencera le tournage. Finalement Paul Dupuis arrive le 29… L’Anglais peut enfin relaxer; si la version anglaise a pris une bonne longueur d’avance, maintenant la version française ira bon train. En route donc immédiatement, tout le monde pour Québec : on commence les extérieurs.
À la mi-octobre, l’équipe revient en studio. Maintenant le tournage est vraiment bilingue : d’abord en anglais, ensuite en français. Les relations entre les comédiens des deux langues semblent cordiales bien que Nicole Germain se souvienne aujourd’hui d’une certaine condescendance de Mary Anderson à son égard. Le caractère bilingue pose néanmoins certains problèmes de compréhension aux techniciens américains qui ne saisissent pas toujours ce qui est dit lors du tournage de la version française. Il semble toutefois que ces difficultés furent vite contournées au prix de quelques compromis 6.
Durant tout le mois d’octobre, le tournage va bon train et presque chaque jour la presse en donne des échos. Au bout d’un mois les anecdotes commencent à se ressembler et le silence s’abat sur la forteresse. Cela n’empêche pas le travail de continuer. Voilà décembre qui arrive. C’est d’abord la version anglaise qu’on termine et les deux vedettes masculines s’empressent de retourner aux USA. Puis le vendredi 13, dans une atmosphère surchauffée, forte de tensions et de fatigue, après 71 jours ouvrables, le tournage se termine. 210,000 pieds (ou 250,000 selon les sources) de pellicule impressionnée en dépit des restrictions qui pèsent encore sur le matériel cinématographique et qui sont censées obliger les producteurs à faire des économies 7. Malgré tout on trouve encore la force de filmer l’après-midi deux bouts d’essais, un en français avec des aspirantes sans avenir, l’autre en anglais avec Jacques Auger et Nicole Germain : l’agent hollywoodien de QP, Paul Kohner y tient énormément car il croit que ces vedettes sont destinées à une brillante carrière américaine. Après ce dernier effort, dans le studio même, c’est la fête : la compagnie offre un party d’adieu.
En attendant la sortie du film
Un mois plus tard, la QP peut faire voir un montage de la version anglaise aux responsables américains de la Eagle Lion qui se disent fort intéressés à distribuer le film. On parle à cette occasion de tourner de nouveaux plans pour étoffer un peu le récit. Cela n’aura pas lieu. Mais le montage ne va pas sans occasionner quelques problèmes. En cette période des fêtes, certains techniciens américains préfèrent retourner dans leur pays en laissant QP en plan. P. L’Anglais devra faire appel à son ami, le réalisateur britannique Michael Powell, qui viendra à St-Hyacinthe quelques jours pour l’aider à se dépêtrer dans ce montage. Pendant que les techniciens travaillent à la finition du film, Paul L’Anglais voit à de nouveaux projets et s’adonne à un de ses sports préférés : les causeries, car il aime prendre la parole et faire connaître ses intentions et ses idées. Ainsi le 26 janvier, devant la Chambre de commerce de St-Hyacinthe, il déclare :
“Pour notre premier film, 17% du personnel était étranger. Pour le prochain film peut-être aurons-nous que 8 ou 9% du personnel technique qui sera étranger. Peu à peu nos gens apprendront les secrets du métier et nous aurons des films canadiens de première classe. Éventuellement nous aurons une industrie du cinéma contrôlée, administrée, dirigée par des gens de chez nous”.
Un peu plus tard, devant les membres du Junior Advertising and Sales Club of Montreal, L’Anglais prononce une conférence intitulée “Les ambassadeurs canadiens de demain”. Il y affirme notamment :
“Si nous travaillons avec intelligence, nous réussirons à faire du Canada, dans la radio, le cinéma et plus tard dans la télévision, le centre artistique bilingue du monde et nous deviendrons les ambassadeurs canadiens de demain. Nous sommes bien favorisés parce que nous vivons dans un pays bilingue. Or il est admis dans les affaires que si l’on peut parler français et anglais, on peut atteindre presque toutes les parties du monde. Nous avons deux moyens mis à notre disposition: la radio et le cinéma. Aucun pays ne peut rivaliser avec nous sur ce point. Nous sommes très bien outillés pour produire des films bilingues, artistiques, à bon marché, qui pourraient être vus dans toutes les parties du monde”.
Ce nationalisme canadien, Paul L’Anglais en fera toujours un cheval de bataille. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
LA FORTERESSE et la presse
Trois mois plus tard, le 23 avril, à l’occasion du dixième anniversaire de l’Union des artistes, LA FORTERESSE connaît son avant-première mondiale au His Majesty’s. Pour un film qu’on dit avoir coûté environ $750,000. 8 c’est l’épreuve de vérité.
Cette avant-première se révèle avant tout un succès mondain; la publicité n’invite-t-elle pas à ne pas manquer la parade des vedettes. En effet on en remet pour la galerie ce soir-là et La Patrie du lendemain va jusqu’à décrire en détail les toilettes des dames célèbres présentes, de Mme Camillien Houde à Nicole Germain. La presse, déjà acquise au film par la brillante astuce qui consistait à engager les principaux journalistes cinématographiques de Montréal pour jouer le rôle des journalistes dans LA FORTERESSE, donne du film un écho qui n’est pas sans rappeler celui entendu lors du PÈRE CHOPIN. Voyons-en quelques extraits :
Le film LA FORTERESSE
“Le cinéaste Ozep a surtout évité de verser dans les excès du genre; son récit ne cherche pas à bouleverser mais à intéresser. Cette qualité de la mesure est le premier atout de l’œuvre. Ensuite, à parts égales, il y a l’interprétation et le paysage de la ville de Québec. Disons tout de suite que la photographie, la lumière sont sans défauts; quelques réserves toutefois pour de légers sifflements dans le son et un montage d’un rythme pas toujours assez nerveux. Les trois vedettes, Paul Dupuis, Nicole Germain et Jacques Auger méritent des éloges. Auger a de la puissance, Nicole Germain de la spontanéité et Paul Dupuis de la sincérité”.
Léon Franque, La Presse 19-4-47
LA FORTERESSE souligne le talent de Paul Dupuis
“Malgré un dialogue assez indigent et un rythme parfois inégal, la première réalisation de la Québec Productions se fait aisément pardonner son caractère conventionnel, par un sympathique manque de prétention qui fait aussi le charme de ses interprètes… En considérant les difficultés de l’inexpérience et les restrictions de moyens limités pour une entreprise d’une telle envergure, il nous est permis d’être fiers de cette première production essentiellement canadienne. Il faut féliciter M. Paul L’Anglais d’avoir eu l’audace de tenter un tel essai et d’avoir eu le courage de la mener jusqu’au bout. La viabilité d’un cinéma canadien conçu et interprété par des Canadiens est désormais prouvée. Il ne reste plus qu’à le perfectionner sans cesse pour l’exploiter au niveau de concurrence honorable des productions d’Hollywood, de Paris et de Londres”.
Godfroy Marin, Photo-Journal 24-4-47
Premiere of LA FORTERESSE
First All-Canadian Film
“The story it tells is a routine melodrama which lacks originality and is frequently suggestive of all the old stage tricks connected with this type of dramatic entertainment… LA FORTERESSE is not a sensational thriller, and it would be unfair to pass final judgment upon the acting capacity of the cast from their work in such a film”.
S. Morgan-Powell, The Montreal Star 24-4-47
En représentation spéciale, LA FORTERESSE
“Il serait exagéré de dire que c’est une réussite complète, mais si l’on tient compte de l’effort que représente la réalisation d’un film à long métrage au Canada, on doit admettre que le résultat n’est pas tant décevant qu’on aurait pu s’y attendre. Bien sûr il y a des longueurs, du décousu, et chez la plupart des interprètes, à l’exception de Nicole Germain, Paul Dupuis et peut-être Jacques Auger, un manque de métier remarquable. Toute la première moitié du film cahote lamentablement, il n’y a aucun enchaînement, ça traîne, ça tourne en rond. Mais dès que l’action se dévoile vers le milieu du film, certaines scènes atteignent une très grande puissance dramatique… On peut dire que, malgré de nombreux handicaps, ce film réussit à nous faire beaucoup espérer pour l’avenir”.
P.-L. G, Le Petit Journal 20-4-47
LA FORTERESSE
“Au point de vue technique, le film se compare aux meilleures productions du genre venant de France ou d’Hollywood. D’ailleurs c’est à un personnel technique étranger qu’il a bien fallu s’adresser pour cette partie capitale du film… Le directeur de la photo Guy Roe a bien fait ressortir les beautés devenues classiques de la ville de Québec et des environs. Ces paysages forment un fond qui enrichit toute la production. Le son est à tous les stages parfait. Le scénario de George Zuckerman et Michael Lennox est ainsi construit qu’il ménage jusqu’à la fin l’intérêt du spectateur. Neil Chotem se fait entendre au cours du film dans le très beau concerto d’André Mathieu et la musique de fond est assurée par un orchestre sous l’habile direction de Jean Deslauriers… Nul doute que LA FORTERESSE sera un film bien accueilli partout. Il a été monté avec un grand soin et sa valeur est désormais consacrée”.
Maurice Huot, La Patrie 24-4-47
Brillante première de LA FORTERESSE
“Mais on peut dire sans hésitation que le public de cette première n’a pas été déçu. Au contraire il a trouvé dans LA FORTERESSE un témoignage des multiples talents des nôtres et de la vitalité dont fait déjà preuve, dès ses débuts, la société Québec Productions. Il ne s’agit pas bien entendu d’un super-film monté a coups de millions, et il faut voir LA FORTERESSE sans sortir l’œuvre de la catégorie à laquelle elle appartient. C’est un film de type policier, qui se distingue de la moyenne des productions du même genre par le soin particulier qu’on a apporté à la réalisation et à la photographie. Il s’ensuit que LA FORTERESSE sera acceptée comme production de première classe par les grandes agences internationales…
Le rythme de l’action, des séquences n’est pas toujours assez vivant, la façon de tourner l’intrigue, pas toujours assez vraisemblable ou naturelle. Nous pouvons aussi reprocher à l’adaptation française de n’être pas continuellement ‘cinéma’. Plusieurs répliques sont du théâtre…
De même le metteur en scène Fédor Ozep n’est pas sans défaillance, bien qu’il ait fait un magnifique travail. Mais ces restrictions ne peuvent faire oublier l’enthousiasme avec lequel on accueillait hier soir LA FORTERESSE, qui est vraiment un succès que l’on peut qualifier d’extraordinaire si l’on tient compte du fait qu’il est une première tentative, une première audace”.
Jacques de Grandpré, Le Devoir 24-4-47
Le cinéma : art social
“Le dynamisme d’un film, c’est son écriture; sa vérité jaillit de l’histoire qu’il raconte, et sa beauté habite le jeu des comédiens. Ces qualités indispensables sont conditionnées aux éléments caméra, mise en scène, dialogue et musique. On devient vite indulgent quand on songe à tous ces facteurs. Mais le progrès hallucinant des sciences techniques nous incite à déplorer la médiocrité des films. Le Canada assiste à l’éclosion de cette nouvelle industrie. On conçoit aisément les nombreuses difficultés de nos cinéastes pour se faire accepter sur le marché européen et pour contourner l’embargo levé par l’Angleterre contre les films américains. Il existe aussi un danger pour nous à multiplier le nombre des compagnies cinématographiques. Ne serait-il pas mieux pour l’instant de rassembler tous nos talents au lieu de les disperser à droite et à gauche? ‘L’Union fait la force’, surtout aux heures d’incertitude… Nous avons eu la preuve, avec LA FORTERESSE, du talent des acteurs et de la réponse enthousiaste du public. Il faudrait, toutefois, pour que notre cinéma connaisse un rayonnement important, qu’il fixe ses normes hors des données d’Hollywood, de Paris ou de Londres pour puiser à même sa propre inspiration son apport de beauté dans la marche de l’art cinématographique”.
Solange Chaput-Rolland, L’Echo du Nord 19-9-47
LA FORTERESSE
“Le cinéma est un art qui avale trop de capitaux pour que l’amateurisme y soit longtemps permis et c’est pour cette raison que nous faisons les réserves suivantes sur ce second film canadien. Fédor Ozep est un metteur en scène très limité, tout à fait dénué d’imagination et d’audace et il est inutile de pérorer, je crois, en affirmant qu’un cinéma canadien ne pourra être accepté de l’étranger qu’en autant qu’il sera audacieux et original. Nous ne pourrons jamais rivaliser sur le marché étranger avec Hollywood ou Paris pour ce qui est des films somptueux ou sensationnels. Le seul plan sur lequel nous pourrons combattre est celui de l’originalité et pour cela il nous faudrait un metteur en scène jeune, imaginatif et capable de conceptions audacieuses. Tous les défauts de ce film retombent sur le metteur en scène. C’est le deuxième film que ce technicien vient tourner chez nous et nous y trouvons les mêmes défauts de mise en scène que dans LE PÈRE CHOPIN, à savoir : ordonnance malhabile des scènes, exposition du sujet qui dure la moitié du film, nombre de scènes complètement inutiles, manque de concision. Si l’on a remarqué que nos artistes se conduisent devant la caméra comme des automates et qu’il y avait une sorte de gêne dans leurs allées et venues, cela est dû en grande partie au metteur en scène qui n’a pu tirer d’eux le maximum. Je ne désire aucunement m’afficher comme mauvais coucheur mais je suis convaincu que ce serait rendre un service dangereux aux artisans de ce film que de ne pas leur dire ces choses”.
André Langevin, Notre Temps 26-4-47
Bravo pour LA FORTERESSE
“Il est assez significatif et d’heureux augure que la première production cinématographique canadienne soit en langue française. LA FORTERESSE est un bon film. C’est un film honnête, soigné, bien joué, bien tourné, avec un dialogue un peu lent parfois mais où l’on sent toujours le souci d’être juste et vraisemblable. LA FORTERESSE est un bon film policier. L’action est assez bien menée pour qu’on oublie au cours du film de noter certains aspects qui ont cependant leur valeur. Ils nous reviennent à la pensée après avoir poussé un soupir de soulagement : tout finit bien!
On peut alors analyser que le film n’a pas craint de montrer à la fois la splendeur de la vieille capitale, et ses taudis de la basse-ville. Il n’a pas craint non plus de laisser voir que tout n’est pas nécessairement pour le mieux dans le meilleur des mondes de notre ‘aristocratie’ québécoise. Ajoutons enfin que la variété des noms de ceux qui sont responsables de la production du film reflète bien qu’on a recherché le talent ‘sans distinction de nationalités’ ce qui est encore bon signe. LA FORTERESSE est une bonne production du Québec, c’est aussi une bonne production canadienne, nationale. Bravo et continuons”
Danièle Cuisinier, Combat, journal ouvrier 7-6-47.
LA FORTERESSE
“J’ai dit plus haut que tout l’apport canadien mérite des félicitations. Et c’est vrai. Peut-on en dire autant du reste? Non. On est allé chercher un scénario aux États-Unis. Un drame policier qui finalement ne s’avère pas très bon. Ce que je dis de LA FORTERESSE ne vise pas à servir d’éteignoir, au contraire. Mais je voudrais tellement que s’établisse une fois pour toutes, l’industrie cinématographique de chez nous, qu’il me semble qu’on se doit tous de réfléchir, et de chercher une solution. Et j’en suis à me demander si on ne fait pas fausse route sur l’idée de base même. On veut faire du film qui atteindra tous les publics… Eh bien je crois qu’on a tort de vouloir rivaliser avec Hollywood ou Paris. Je crois sincèrement que nous ne sommes pas mûrs pour la production dite ‘sophisticated’. Il faut chercher la beauté dans l’extrême simplicité. Et je crois qu’il faut essayer de puiser chez nous l’idée maîtresse du scénario. Ou alors ne choisir qu’une idée susceptible de s’adapter à nos us et coutumes. Ou encore choisir un thème neutre, une histoire d’amour par exemple, la placer dans un cadre bien canadien. Et pourquoi? Parce qu’alors on atteindra tous les publics internationaux.
Il faut une intrigue solide qui empoigne n’importe quel auditeur. Par cette intrigue on aura la masse… Lorsqu’on annonce un film tourné par une compagnie du Québec, on peut voir, non seulement le promontoire de Québec, mais quelques coins de l’âme de ce pays tellement peu connu du monde entier… Devons-nous dans le dialogue éviter nos expressions purement régionales? Je ne le crois pas. Au contraire. Et surtout lorsqu’on a en main une intrigue mettant en scène des personnages de différentes classes sociales. La même observation se fait pour la diction qu’on doit exiger des interprètes”.
Jean Desprez, RadioMonde 3-5-47
Un Québec en plaqué
“Trêve de charité chrétienne. Maintenant qu’il s’agit d’exportation, de linge sale et de la famille. Comme LE PÈRE CHOPIN, de mélancolique mémoire, LA FORTERESSE sera pour de nombreux Français, Belges, Suisses, la première image du Canada qu’ils aient jamais vue. Supposons que notre devoir soit de leur annoncer l’événement. Ma foi, je ne vois pas qu’on puisse le faire, sauf en leur tenant à peu près ce langage :
C’est un film à la Hollywood qu’on vous passe via le Canada : c’est-à-dire, pauvres amis, ce qu’il y a de plus stéréotypé… Vous verrez des acteurs dont les noms ont des résonnances qui vous feront sûrement plaisir : Nicole Germain qui est photogénique, qui sourit beaucoup, est élégante, mais n’a peut-être pas l’émotion des plus communicatives; Paul Dupuis, une carrure athlétique, un faciès qui au 19e siècle aurait forcément été romantique, mais qui a des expressions parfois ahurissantes au 20e; Jacques Auger, qui joue — souvent sur une seule note, une remarquable voix. Vous pourrez voir aussi des extérieurs qui sont magnifiques et qui, sur l’écran international, sont à coup sûr inédits…
Plaquer un mélo comme celui-là sur les jupes paisiblement provinciales d’une cité comme Québec, c’était une gageure perdue d’avance (sauf pour le ‘critique’ de l’amusant hebdo Combat, Mlle D.C. Celle-ci trouve en effet que cette invraisemblable histoire démontre par A plus B que ‘tout ne va pas pour le mieux dans la sacro-sainte bourgeoisie du vieux Québec! — presque sic — C’est rigolo : les ombres du Comintern à la rescousse d’un reflet d’Hollywood).
D’autant plus que cet informe scénario a été adapté par une main d’une gaucherie et d’une mollesse peu ordinaire. Aux défauts de l’auteur américain — soigneusement montés en épingle — ce piètre traducteur ajoute sa propre banalité, qui est d’une constance méritoire. De la femme de peine jusqu’au criminaliste célèbre, tout le monde parle à peu près la même langue : diffuse, incolore, sans saveur, où les phrases s’organisent en incidentes de discours académique. Bref, on reconnaît sans cesse la plume sans corps ni pointe de ce pitoyable hebdomadaire, RadioMonde. Or, chers amis, ce n’est pas là — pas encore tout à fait — le centre culturel du Canada… On vous permettra sans doute, un jour, d’admirer de nous un portrait qui soit de meilleure main”.
René Lévesque, Le Clairon 8-7-47
Le 2 mai, le public montréalais peut enfin voir à l’Orpheum ce film qu’il attend avec impatience 9. Six semaines plus tard la publicité proclame: “Un succès retentissant. Plus de 100,000 personnes ont acclamé LA FORTERESSE 10”. Six semaines, c’est un record de longévité dans la métropole. Mais le film ne sort pas seulement à Montréal. Il est diffusé pratiquement en même temps dans la plupart des grandes villes de la province. Ainsi le 2 mai, il prend l’affiche au Capitol de Québec. Un incident cocasse marque cette première dans la vieille capitale. Après la représentation le président de QP, René Germain, prend la parole et exprime l’espoir que ce premier pas soit suivi de nombreux autres qui porteraient dans le monde entier le nom du Canada. Emporté par son patriotisme, il invite alors le public à se lever pour chanter God Save the King. Mais la foule lui préfère Ô Canada et entonne cet hymne tandis que le haut-parleur diffuse l’hymne officiel. Comme quoi la confusion peut hanter le nationalisme pro-canadien.
En route vers WHISPERING CITY
Le 28 avril, au moment même où paraît sur les écrans québécois “ce film canadien qui parle français mais pense américain” selon le mot du correspondant de L’Écran français à Montréal, la QP convoque à Toronto la presse et lui fait visionner les deux versions de son film. La projection a lieu aux studios Queensway sous la présidence d’A.J. Laurie, gérant de la Eagle Lion au Canada. Ce visionnement n’est pas programmé au hasard car Rank lui-même doit arriver sous peu dans la capitale ontarienne et un écho favorable autour de lui pourrait le décider, espère-t-on, à se lancer dans l’aventure du film bilingue.
Règle générale la presse locale semble assez bien apprécier cet effort bilingue et canadien; elle marque toutefois une légère préférence pour la version française du film à cause de la supériorité des acteurs… Ainsi l’Evening Telegraph du 3 mai écrit : “Nicole Germain, une brune aux jolis yeux expressifs et à l’agréable voix grave joue d’une manière qui surpasse complètement Miss Anderson qui a pourtant plus de métier”. Et comparant Paul Dupuis à Helmut Dantine: “Encore ici l’interprétation de l’acteur canadien est plus convaincante”. Même opinion sous la plume de Jack Karr du Toronto Daily Star qui titre sa chronique du 29 avril: “Nicole outshines Mary in a new Canadian movie”. Karr, tout en reconnaissant aux films certaines faiblesses, en louange la qualité photographique et le choix des extérieurs. Finalement pour lui l’important c’est que ce film soit canadien 11.
Cet été-là, tout va donc à merveille pour la QP. Sa première aventure est loin d’être un échec financier 12. Elle peut donc sans craintes lancer sur le marché à la fin mai des certificats de garantie pour la somme de $750,000. et actions ordinaires d’une valeur nominale de $5.00. La compagnie se permet même d’inscrire LA FORTERESSE au Festival de Bruxelles et d’en reprendre la projection quelques mois plus tard sous les auspices de l’Association Belgique-Canada; au pays de la frite, c’est le jeu de Paul Dupuis et le concerto de Québec qui remportent les honneurs.
Mais la QP sait que la grande épreuve n’est pas encore passée : la projection publique de la version anglaise. C’est pourquoi elle organise quelques visionnements, histoire de tâter le terrain et préparer la publicité. Le verdict qui ressort de tout cela : convenable 13. Finalement le 20 novembre, à Birmingham, Alabama, ville natale de Mary Anderson, c’est le grand saut, l’avant-première qui annonce le lancement américain du film. Quel accueil la presse américaine fait-elle au film en ce mois des morts
WHISPERING CITY
“Estimate : Fair meller will need plenty of push.
X-ray : Featuring a highly involved story, this will need plenty of push. Made in Canada, it is much too slow. However, an undercurrent of suspense sweeps the film, and frequent moments of dramatic impact are highly effective. The presence of Lukas and Dantine might aid in the selling. The musical score is stimulating, featuring “Quebec Concerto” by André Mathieu.
Ad lines : “This Will Find You Limp When You Leave The Theatre”;
“A Thrilling Mystery Told With Ail The Power Which Can Be Inserted Into One Film”;
“She Was Ready To Risk Her Life To Uncover A Scheming Murderer”
The Exhibitor, 26-11-47
WHISPERING CITY
“WHISPERING CITY” is a routine murder drama embellished by several good sequences and interesting on-the-spot location shots photographed in Quebec. On the debit side is the clumsy unfolding of the complicated plot and the seeming indifference on the part of several members of the cast. Paul Lukas accounts for the film’s only strong performance, the balance of the acting ranging from adequate to poor.
Some interesting music is heard at several points in the developments. An original piece, “Quebec Concerto”, serves as the musical high point.”
JUST ROUTINE
The Independent Film Journal 22-11-47
WHISPERING CITY
“Produced in Canada, this psychological murder melodrama, with a classical music background, is a pretty fair entertainment of its kind, although it never rises above the level of program fare. The story is fairly interesting, and there is considerable suspense in several of the sequences, but it is handicapped by a leisurely pace and by a perplexing series of events intended to trap the villain into revealing himself as a killer. This phase of the story is so poorly developed that it serves to confuse one rather than heighten his interest in the proceedings. The performances, while not outstanding, are acceptable, and the marquee value of the players should mean something at the box office. Worked into the story is an excellent concerto by André Mathieu, which will be appreciated by music lovers. The production values are good, with the factual Montreal and Quebec backgrounds interesting. The opening and closing scenes, in which a talkative sleigh driver relates the story to a young couple, seem unnecessary and could be cut of the film to good advantage.” 14
Harrison’s Report 22-11-47
Par ailleurs si on lit dans le Variety les comptes-rendus des entrées, on s’aperçoit que le film se compare avantageusement aux autres films qui sortent au même moment que lui. Par exemple :
San Francisco, 2 décembre, $25,000. d’entrées au Paramount, une salle de 2646 places où les prix varient de 65 ¢ à 95 ¢
St-Louis, 16 décembre, programme double, $20,000. d’entrées au Fox (5000 places, 50-75 ¢)
On peut se demander pourquoi WHISPERING CITY est d’abord distribué aux USA. Selon F.H. Fisher, de la Eagle Lion, il fallait aller chercher d’abord une reconnaissance internationale susceptible de rassurer le public canadien non seulement sur la valeur du film mais aussi sur celle du cinéma canadien en général. Voilà pourquoi l’avant-première montréalaise n’eut lieu au Palace que le 21 janvier 1948 à minuit, au profit de la Légion canadienne. Même pour ce lancement nocturne, on fait appel au cérémonial qui avait présidé au lancement de la version française, Camillien Houde et tout le tralala encore en tête. La première a lieu le surlendemain. Qualifié “d’un des événements les plus importants de l’année dans le domaine cinématographique du film”, WHISPERING CITY ne tient l’affiche qu’une semaine. Comme quoi les Canadiens-anglais ne réagissent pas du tout comme les Québécois face à la production locale. La presse manifeste peu d’opinions nouvelles quant à cette version anglaise. Notons seulement celle de René Lévesque dans Le Clairon du 11 avril :
WHISPERING CITY
Avant d’en terminer avec ce film, allons jeter un petit coup d’œil du côté de Paris. Il est bien évident que la QP ne voulait pas amortir sa version française uniquement sur le marché local; elle visait le marché européen. C’est pourquoi le 9 avril elle organise à Paris une présentation corporative du film. Le Courrier du Centre du cinéma du 21 lui réserve un accueil assez favorable :
“La particularité d’être le premier film canadien parlant français projeté en France confère déjà à elle seule un attrait certain à cette production qui vaut également par un grand intérêt dramatique et le jeu d’excellents interprètes”. C’est pourquoi Le Courrier insiste pour que la publicité soit basée sur cette première et exploite “la sympathie que l’on porte aux choses canadiennes”. C’est finalement le conseil que l’on suit lorsque le 17 novembre 1948 le film sort aux Portiques et Ciné-Opéra pour ses trois semaines d’exploitation. Mais malgré toute l’estime que sont censés nous porter les Français, et malgré plusieurs précautions en ce sens de la part de la critique, celle-ci ne peut faire autrement que d’être à son tour sévère envers un film sans personnalité et au jeu théâtral. Toutefois, le film n’est pas véritablement un échec commercial. Ça console…
WHISPERING CITY (CRIME CITY — USA 1952)
Noir et blanc, 90 min. 46 sec. (8I68’)
Réalisateur : Fédor Ozep. Scénario : Rian James, Léonard Lee, d’après un sujet original de George Zuckerman et Michael Lennox. Dialogues additionnels : Gina Kaus, Hugh Kemp, Sydney Banks. Concerto de Québec : André Mathieu. Musique : Morris C. Davis. Superviseur musical : Jack Shaindlin. Direction et arrangements musicaux : Jean Deslauriers. Piano : Neil Chotem. Directeur de la photo : Guy Roe. Cameraman : William Steiner. Directeur artistique : Walter Koessler, assisté de Jean Damphousse. Superviseur du montage : Léonard Anderson. Monteurs : Douglas Bagier, Richard J. Jarvis. Electricien : Harry Sundby. Photo de la deuxième équipe : Charles Quick. Producteur délégué : Roger Woog. Assistant réalisateur : Gilbert Mandelik. Son : Edward Fenton. Maquilleur : Otto Lederer. Directeur des dialogues : John Pratt. Décorateurs : Dan Doran, Hans Berends. Effets spéciaux : Nat Sobel. Effets sonores : Marcel Giguère, Marc Audet. Coiffure : Max Lemeny. Costumes de Mlle Anderson : Helen A. Myron. Directeur de production : George Marton. Producteur : Paul L’Anglais. Chef électricien : Paul Whitcombe. Assistants cameraman : John Foster, Jean Vézina. Accessoiriste : Sydney Banks. Scriptes : Jacqueline Descary, Noëlla Pigeon. Interprétation : Helmut Dantine (Michel Lacoste), Mary Anderson (Mary Roberts), Paul Lukas (Albert Frédéric), John Pratt (M. Durant), Joy Lafleur (Blanche Lacoste), George Alexander (inspecteur de police), Arthur Lefebvre (cocher), Mimi d’Estée (Renée Brancourt), Henri Poitras (sous-inspecteur), Ovila Légaré (détective), Richard J. Jarvis (John), Louis-Philippe Hébert (garçon d’hôtel), Albert Cloutier (écrivain) Palmiéri (archiviste), Neil O’Keefe (messager), Germaine Lemyre (pensionnaire), Lucie Poitras (infirmière), Réjane Desrameaux (ursuline), Teddy Burns-Goulet (régisseur), Blanche Gauthier (concierge), Jean Deslauriers (chef d’orchestre), Guy Dugas (secrétaire), J. Léo Gagnon (domestique), Roland D’Amour (policier), Jean Vézina (avocat), Jean Lajeunesse (reporter). Gordon Jones (reporter), René Lecavalier (policier), Roger Champoux, Fernand Denis, Vince Lunny, Ernest Pallascio-Morin, Henri Poulin, Marc Thibeault, Roly Young (journalistes).
LA FORTERESSE (105 min.)
L’équipe est la même que pour la version anglaise, à ceci près :
Directeur des dialogues français : Henri Letondal. Montage : Jarvis, Bagier, Jean Boisvert. Interprétation : Nicole Germain (Mary Roberts), Paul Dupuis (Michel Lacoste), Jacques Auger (Albert Frédéric), Henri Letondal (rédacteur en chef Durant), Armande Lebrun (Renée Brancourt), Mimi D’Estée (Blanche Lacoste), Henri Poitras (inspecteur de police) George Alexander (sous-inspecteur), Roland Bédard (Jean), Louis Rolland (messager).
Techniciens membres de l’IATSE.Trois meurtres, l’un véritable, l’autre suggéré, et le troisième deviné, apportent au film un élément dramatique qui ne se démentit jamais, et l’action se déroule dans les magnifiques décors de l’ancienne capitale de Québec et des chutes de Montmorency.
Albert Frédéric, membre d’une importante famille de Québec, riche avocat et mécène des arts, est obsédé par un besoin quasi sadique de respectabilité.
Lorsque Marie Roberts, une journaliste américaine qui travaille pour un journal québécois, trouve une piste d’indices traitant d’un vieux mystère; elle arrive graduellement à entrer dans la vie de ce Frédéric qui semble avoir été mêlé à une ancienne histoire d’assassinat.
A ce moment, Frédéric est à la veille de voir un de ses rêves les plus chers se produire : c’est le succès artistique d’un jeune compositeur de talent qui est son protégé. Le jeune musicien, Michel Lacoste, a en effet composé un superbe concerto qui doit être joué en grande première mondiale. Le succès du jeune artiste est cependant menacé par les nombreux ennuis que lui cause son épouse, Blanche, une névrosée. Elle meurt cependant à ce moment opportun, mais dans des circonstances mystérieuses pouvant par surcroît incriminer positivement son mari.
Lacoste ne sait vraiment s’il n’a pas tué sa femme lui-même alors qu’il était en état d’ivresse. Frédéric, pour un, l’en convainc et lui signale encore le fait que lui seul, avocat puissant, peut le sauver de la potence. Pour le moment, lui conseille Frédéric, le jeune compositeur doit se cacher et se tenir loin de la police. Le prix de cette protection, demande Frédéric, est “l’élimination” de la jolie journaliste américaine, laquelle menace de plus en plus la tranquillité, l’honorabilité et le rang social du célèbre avocat.
Frédéric impose à Lacoste de disposer pour lui de Marie Roberts, et sous un nom d’emprunt le compositeur se fait connaître à la journaliste et à deux reprises vient près de la tuer. Mais il hésite chaque fois, à la dernière seconde, parce qu’il sent en lui un sentiment de grand amour envers la jeune femme.
Mais Frédéric a encore une carte à jouer, et il la croit assez forte pour forcer définitivement la main qu’il veut meurtrière, de Lacoste.
Dans une fin-surprise, le récit trouve enfin son dénouement et l’on trouve la solution aux trois questions que l’intrigue pose : Est-ce que Frédéric est vraiment coupable de meurtre et si oui, restera-t-il libre? Lacoste est-il un assassin et sinon, peut-il prouver son innocence? Et enfin, est-ce que Marie Roberts, la reporter, peut échapper avec sa vie à cette toile d’araignée, tissée d’amour et de haine, dans laquelle elle est prisonnière?*
* Ce résumé ainsi que la plupart de ceux qui vont suivre, a été établi par la maison de production (ou par le distributeur).
Notes:
- Voir LE SUCCÈS EST AU FILM PARLANT FRANÇAIS, Cinémathèque québécoise. ↩
- Dans le répertoire de la littérature radiophonique, publié par P. Pagé son nom revient environ 300 fois de 1934 à 1957. En fait, il débute à CHLP en 1932 et fonde en 1943 Radio Programme Producers. ↩
- Dirigeant notamment la Société Générale de Finance. ↩
- Ces lettres patentes sont les plus courtes jamais émises pour une compagnie de cinéma en ce temps-là : trois paragraphes. Le premier se lit comme suit : “Exercer le commerce et l’industrie de la réalisation, de la distribution et de la représentation sous toutes les manières ou procédés, des œuvres du théâtre, de la cinématographie, de la radiodiffusion, de la télévision et de la publicité”. Comme quoi L’Anglais n’a pas perdu de vue son objectif de pénétrer la télévision… ↩
- Elle a déjà eu des rôles secondaires dans GONE WITH THE WIND, CHEERS FOR MISS BISHOP, LIFEBOAT, TO EACH HIS OWN, etc. ↩
- A ce sujet, Ernest Pallascio-Morin écrit dans La Patrie du 13 décembre :
“On aurait souhaité tout de même, pour les artistes canadiens qui ont tourné dans la version française, un traitement égal — du point de vue des effets d’éclairage, des prises à des angles favorables et autres — que celui que l’on a servi aux interprètes de la version anglaise”.
Ce point de vue du journaliste nous semble tout à fait injustifié. Nous avons comparé les 45 premières minutes des deux versions du film. À l’exception de la séquence d’ouverture, beaucoup plus longue en français et jouant moins sur le parallèle entre le récit du cocher et l’illustration de son propos, on peut affirmer que, règle générale, les deux versions sont équivalentes. L’éclairage semble le même, les prises de vues et le découpage aussi, sauf à deux endroits : 1- À la fin de la séquence où Marie Roberts visite l’appartement de Renée Brancourt. En anglais, M. Roberts trouve le journal intime, entend un chat et la concierge arrive, alors qu’en français le journal est trouvé après les plans du chat. 2- À la fin de la querelle entre Blanche et Michel lorsqu’il compose et qu’elle met un disque de jazz. Le montage peut varier un peu, surtout dans les champs/contrechamps selon les exigences des dialogues ou du jeu des acteurs qui, soit dit en passant, est fort semblable : mêmes gestes, mêmes déplacements, mêmes costumes (sauf pour les deux vedettes féminines). Il n’y a finalement que le jeu vocal et l’expression des acteurs qui peuvent varier et apporter un point de comparaison favorable ou défavorable. Pourtant à la sortie des deux films, la presse ne peut s’empêcher de les comparer, de mémoire, sans vérification réelle. Ces quelques remarques pourront servir à apprécier ces jugements critiques. ↩
- Avec un tel métrage, cela veut dire que l’on a pratiquement tourné pour chaque version du douze pour un! ↩
- Ce montant, donné par certains journaux, couvre les deux versions. On rapporte parfois que 20% de ce montant alla à la version française et 80% à la version anglaise. Interrogé sur les raisons de ce déséquilibre, L’Anglais nous répondit que l’aménagement des studios, les décors, les salaires des techniciens et ceux des vedettes étrangères (plus élevés que pour les vedettes canadiennes) étaient compris dans ce 80% et donc qu’il était inexact de les imputer exclusivement à la version anglaise. Par ailleurs, selon lui, le film coûta en fait 1 million. ↩
- Coïncidence, au même moment le Capitol présente le film d’Henry Hathaway, 13 RUE MADELEINE, dont les extérieurs furent tournés à Québec et dans les environs à l’été 46, donc quelques mois avant LA FORTERESSE. ↩
- L’Anglais déclara en janvier 49 à Parlons cinéma que la version française leur rapporta $75,000. Autrement dit, en présumant que Rank leur donna 20% des recettes, le film rapporta en tout $375,000. ce qui signifie un nombre époustouflant de spectateurs. ↩
- À la fin juillet, la QP convoque la presse montréalaise au visionnement de WHISPERING CITY. Les avis ne recoupent pas exactement ceux des Torontois. Si Roger Duhamel dans le Montréal Matin du 28 considère que “Nicole Germain déclasse nettement Mary Anderson”, il estime par contre que “Helmut Dantine joue avec plus de sobriété que Paul Dupuis” et que dans l’ensemble “le rythme de WHISPERING CITY est beaucoup plus allègre, le montage est moins maladroit”. Même opinion chez Charles Lautrec dans le Notre temps du premier août : “S’il faut absolument donner la palme à l’une des deux versions, c’est à l’anglaise que nous la donnerons pour une plus grande homogénéité dans l’interprétation et pour un dialogue plus cinématographique. Mais celte supériorité reste très relative”. Nous ne pouvons, qu’à ce point, renvoyer le lecteur à notre remarque précédente sur la comparaison simultanée des deux versions. ↩
- Le succès cinématographique de LA FORTERESSE incitera Paul L’Anglais à en préparer une adaptation radiophonique qui sera diffusée aux Feux de la rampe de CKAC le 28 novembre ↩
- Voir le Motion Picture Herald du 6-9-47, le Variety du 12-11-47. Par contre le Hollywood Daily Reporter du 11 novembre est fort sévère. ↩
- Épargnons-nous la critique new-yorkaise (Sunday News et NY Times du 8 mai 1948 et NY Post et NY Herald Tribune du 10) qui est beaucoup plus sévère et dont les positions pourraient se résumer à l’en-tête de l’une d’entre elles : “Let’s Just Whisper about Canadian Film”. ↩