La Cinémathèque québécoise

Collections en ligne

Ce site est rendu possible grâce à la fondation Daniel Langlois

Anciens périodiques

Télécharger pdf

Réflexion sur un succès

Qu’est-ce qui fait le succès d’un film? Mystère et boule de gomme… ! On a beau analyser les films à succès dans toutes leurs composantes, rien n’y fait. Une constante se dégage pourtant : il n’existe pas de recettes infaillibles. Pourquoi le film LE DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN a-t-il tant de succès en France? Plusieurs éléments qui, en soi ne sont rien d’autre que des atouts, y contribuent.

Les journaux comme les réseaux de télévision canadiens ont largement fait état du phénomène qu’est devenu LE DÉCLIN, par sa percée sur le marché français et ce, de façon exagérée. Pourquoi? Parce que le cinéma québécois n’a pas l’habitude du succès, il est, par tradition et de fait, peu confiant. Sentez-vous des relents de colonialisme dans cette recherche de reconnaissance? Imaginez Antenne 2 à Montréal, comme Radio-Canada l’a fait pour LE DÉCLIN à Paris, interviewant monsieur et madame tout le monde à la sortie de MANON DES SOURCES et présenter en topo ces témoignages au téléjournal! C’est ridicule.

Avec Robert Wise, président de l'« Academy of Motion Picture Arts and Sciences » Photographie Long Inc.
Avec Robert Wise, président de l’« Academy of Motion Picture Arts and Sciences »
© ONF
Photographie Long Inc.

Par ailleurs, il n’est pas simple de vendre un film québécois à Paris. Les critères d’évaluation sur la rentabilité possible d’un film diffèrent énormément entre la France et le Québec. Si l’on prend à titre d’exemple le choix des comédiens au Québec, le «star system» n’existe pas, dans le sens où le nom d’un comédien ou d’une comédienne, quel qu’il soit, n’attirera pas automatiquement les foules. En France par contre, un Montand, un Depardieu, une Adjani, ont un public attitré; donc au niveau de la rentabilité, ils sont des garanties. Nous n’avons pas d’équivalent au Québec. D’ailleurs les distributeurs québécois n’évaluent pas les films selon les mêmes critères que leurs confrères français qui regardent d’abord le «casting». Ce n’est qu’un exemple des différences entre l’industrie cinématographique française et québécoise. Pour vendre nos films, il faut comprendre le système très hiérarchique de la France et s’y adapter.

Qui vend nos films à l’Europe? Il n’y a pas de règle absolue : rarement les producteurs, plus souvent les distributeurs. Les institutions comme la Délégation générale du Québec à Paris ou Téléfilm Canada sont mandatées pour faire la promotion de notre cinéma. Téléfilm Canada dispose de 2,5 millions pour assurer la présence du Canada à toutes les manifestations cinématographiques internationales. La Délégation du Québec à Paris organise projections, entrevues et lancements pour favoriser la vente. Ces activités n’ont malheureusement pas une grande portée sur le marché du film. Les journalistes canadiens, en reportage à Paris, en font largement état dans la presse québécoise pour que nous, contribuables, soyons assurés que l’argent du trésor n’est pas gaspillé en vain. La presse française, elle, en fait peu de cas. Par contre on parle beaucoup des films, canadiens ou autres, moussés par des Français.

Nicole Liss organise à Cannes, pour LE DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN, une bonne couverture de presse pendant la durée du festival. Neuf mois plus tard, à Paris, Gabrielle Mairesse de la maison de distribution UGC prend le film en charge pour son exploitation commerciale. Une campagne de presse précède le film : des milliers d’affiches sont collées un peu partout dans la ville. Denys Arcand passe trois fois en quatre jours à France-Inter, la radio d’État. Avant même la première séance, tous les quotidiens parisiens publient un article sur le film. Dès le premier jour, le 3 février, le film fait 6 258 entrées dans quinze salles différentes; à la première semaine, 58 871 entrées à Paris et périphérie, et en province 45 745. Les entrées augmentent à la deuxième semaine et le film est encore à l’affiche à Paris en octobre. Le distributeur compare l’audience de la première semaine à celle du film de Coppola PEGGY SUE GOT MARRIED.

LE DECLIN bénéficie d’une bonne mise en marché : «savoir-faire » et moyens financiers. Le producteur-distributeur René Malo connaît bien le marché français, il a de nombreux contacts établis et de plus il a du flair en tant que distributeur. Rappelons qu’à ce titre, il avait misé sur le film DIVA de Beinex bien avant sa reconnaissance. Après le succès de Cannes, l’équipe de Malo a battu le fer pendant qu’il était chaud, elle n’a pas chômé. À Paris, la Délégation générale du Québec sous la demande expresse des producteurs, a investi le maximum dans le party du DÉCLIN. De plus, la Délégation paie une allocation quotidienne aux comédiens, venus gratuitement en première classe sur les ailes d’Air Canada, faire la publicité du film. Le distributeur français UGC investit 500 000 dollars dans le film. Tout cela sans parler de la promotion faite par Téléfilm Canada et l’Ambassade du Canada.

Aucun film n’a bénéficié d’un tel traitement. L’ampleur de ce lancement rappelle un peu celui du film de Gilles Carle LES PLOUFFE, boudé à Paris malgré un investissement de plus de 200 000 dollars et de bonnes critiques. Le film, projeté dans 23 salles à Paris et périphérie, et dans 150 salles en province, n’eut au total que 65 000 entrées après trois semaines complètes. Il ne faut pas que des contacts politiques qui permettent de trouver l’argent pour financer et mousser un film; il faut aussi la connaissance du marché français pour faire reconnaître son produit sans avoir à refaire une partie des dialogues, comme ce fut le cas pour LES PLOUFFE, ou de mettre quelques comédiennes ou comédiens français obligés par la coproduction (qui ne s’intègrent pas toujours bien au scénario) comme dans LES FOUS DE BASSAN de Yves Simoneau.

Si on ne peut attribuer le succès du DÉCLIN uniquement à une bonne mise en marché, on ne peut non plus l’attribuer qu’à son seul contenu, ni à son succès cannois. Car si d’une part, on investit le prix de la production en publicité et que le public ne l’aime pas, rien n’y fera. Qu’on pense à ISHTAR avec des vedettes comme Dustin Hoffman, Warren Beaty et Isabelle Adjani, ou encore HOLD-UP qui ont été des bides monumentaux malgré tout. D’autre part, un bon film ce n’est pas suffisant.

LE DÉCLIN n’est pas le seul bon film que le Québec ait produit et ce n’est pas non plus le seul à gagner un prix dans un festival international aussi prestigieux que celui de Cannes. Récemment le film JAC­QUES ET NOVEMBRE de Jean Beaudry et François Bouvier, gagnant du prix du jury au premier festival international du film de Tokyo, ex æquo avec LE BAISER DE LA FEMME ARAIGNÉE de Hector Babenco, fut lancé à Paris sans succès. Le coût d’ensemble du lancement de ce film, fait directement dans les locaux de la Délégation avec «petits-sandwichs-pas-de-croûte», ne couvre même pas le prix du vin consommé pour le party du DÉCLIN. Le film LES ORDRES de Michel Brault a remporté en 1975, au festival de Cannes, le prix de la meilleure mise en scène, ex-aequo avec Costa-Gavras. Malgré une publicité acceptable, un distributeur important, il n’a eu qu’un succès d’estime. L’absence d’intérêt des Français pour le film a été attribuée à plusieurs éléments : le fameux accent québécois, l’absence de vedettes dans la distribution et la comparaison avec les films de Costa-Gavras qui sont visuellement plus scandaleux. Les deux premiers éléments retiennent davantage l’attention et longtemps on y croira, le troisième étant davantage une question de style. Mais telle était la situation en 1975 et le film avait un contenu plus explosif que LE DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN. Il est d’ailleurs amusant de lire, dans un article de Jack Kapica dans l’édition du 18 avril 1975 du Globe and Mail, question de se remettre dans le contexte, cette définition des films réalisés par les Québécois : «When it came time to choose Canadian entries for the 1975 Can­nes film festival, some selectors began muttering, privately, that Québec seemed capable of making only two kinds of film. The sex farce and the political statement.» On a bien sûr envie de répondre : peut-être, mais le Québec le fait bien et sans le film francophone que reste-t-il comme cinématographie nationale? Le film, primé à plusieurs reprises, ne fut pas un succès financier, même CBC, la télévision canadienne anglaise, refusa d’en acheter les droits.

LE DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN vient faire mentir ce qu’on a toujours dit de l’exportation du film québécois : notre accent n’est pas un obstacle et l’absence de vedettes internationales non plus. Il demeure que pour assurer le succès d’un film, il faut savoir le vendre et savoir à quelle porte frapper pour que la reconnaissance soit rentable, et Dieu sait que le film francophone a besoin de cette rentabilité s’il veut survivre.

Qu’est-ce qui a fait le succès du film LE DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN? Que dire? Un ensemble de choses… Nous ne savons toujours pas ce qui fait le succès d’un film et pas davantage de celui-là.

Marguerite Lemay


Professeure au Collège André-Laurendeau, Marguerite Lemay est aussi coordonnatrice du regroupement des professeurs de cinéma du niveau collégial.