Tourner à tue-tête
J’ai longtemps aimé le cinéma… À cause, surtout, de Louisa ma grand-mère, jadis pianiste d’accompagnement dans le temps du cinéma muet. Elle en avait gardé une grande nostalgie qu’elle aimait me faire partager quand elle s’installait le soir au piano pour lancer un appel aux vieilles et vieux fantômes de sa jeunesse. J’avais droit, pour chaque air, à une petite introduction; ça c’était l’air de Theda Bara dans CLEOPATRA, l’air de Nazimova, ou de Pola Negri, de Nita Naldi, de Valeska Suratt, car chaque vamp avait son air propre! Louisa s’intéressait surtout aux actrices… Est-ce parce qu’elle avait été mariée deux fois et “accottée” au moins un nombre égal de fois que les numéros d’acteurs l’impressionnaient si peu? Je laisse ça à votre perspicacité… Ainsi, à l’âge de ma première communion, je savais par cœur les noms et la filmographie de tous les démons femelles de l’écran. Oui, par cœur, avec le petit catéchisme. Ce qui parfois me troublait beaucoup!
(À propos de vamps… Bien des années plus tard, dans une période archéologique —je faisais des fouilles pour retracer la pionnière mondiale du cinéma, Alice Guy —je fis deux découvertes: La première, que le cinéma et la psychanalyse furent inventés en même temps!!! La seconde, que l’apparition de toutes ces vamps-vampires sur nos écrans coïncide parfaitement avec un renouveau des luttes féministes partout en Occident. Nous sommes alors en 1917, époque où les suffragettes lancent leur plus grande campagne offensive pour la reconnaissance nationale de leurs droits. Quelque cinquante ans plus tard, alors que le mouvement féministe international connaît un autre renouveau, nouvelle offensive des faiseurs d’images avec cette fois la pornographie!)
Quand apparaissent à Montréal, à la toute fin des années cinquante, les premiers cinémas de répertoire, je suis depuis longtemps mûre pour la fascination et l’euphorie. Encore là, une femme intervient: elle se nomme Marguerite Duparc et même si elle n’est pas encore l’excellente monteuse et la productrice de films qu’elle deviendra quelque dix années plus tard, elle est déjà la collaboratrice d’un distributeur de films d’art — recyclé depuis dans le porno — et Marguerite Duparc rêve et mange cinéma. Quand elle en parle, ses yeux lancent des éclairs de magnésium! Nous nous sommes rencontrées lors du tournage d’un court métrage: Marguerite déguisée en actrice principale et moi en scripte. Un film assez médiocre, mais à la fin du tournage, l’amitié qu’elle m’offre, est, elle, d’une très belle qualité. Nous traversions toutes les deux une période explosive et bouleversante… Et en attendant que je me refasse une santé physique et morale, Marguerite décida de m’héberger dans son grand logement de l’avenue de l’Épée. Une chambre vaste et claire que nous eûmes vite fait de transformer en salle de projection privée, car chaque fin de semaine, en cachette, nous sortions projecteur et bobines de chez le distributeur et regardions jusqu’à satiété, les plus beaux films de l’époque: la splendide trilogie de Kobayashi, tous les Bergman disponibles, les premiers films de Resnais, Rivette, Malle, Antonioni, Truffaut, surtout JULES ET JIM pour qui nous avions une tendresse particulière…
Le temps a passé en séquences accélérées et un jour, aux abords de la décennie soixante-dix j’ai commencé à avoir l’impression, chaque fois que j’allais au cinéma, que je faisais un drôle de voyage… Un peu comme si j’embarquais à bord d’une navette — non, non, je n’essaie pas de féminiser le mot navet — spatiale, vous savez bien, ces gros vaisseaux, construits, montés à coup de millions et que tout le monde admire, même s’ils ne vont nulle part…
C’est ainsi que j’ai commencé à me désintéresser du cinéma. Puis dans une deuxième phase évolutive beaucoup plus importante, j’ai ressenti du dégoût, puis de la colère pour un cinéma que je trouvais de plus en plus obsessif, morbide et haineux. Dans une dernière phase, j’ai senti monter en moi une forme de désespérance que je n’avais jamais encore connue. Cette désespérance, ce désespoir m’épouvantaient parce que je savais avec certitude que cela pouvait me détruire comme les expériences les plus dures de mon existence, de la vie, n’ont jamais pu le faire.
J’espère que vous excuserez cette longue introduction, mais il me semble important, vital même d’identifier le lieu d’où l’on parle. Itou parce que je connais fort bien les préjugés que la tribu humaine entretient avec satisfaction vis-à-vis à peu près n’importe qui et n’importe quoi… En particulier vis-à-vis de femmes comme moi. Ce qui ne signifie nullement que moi, je n’ai pas de préjugés… Mais au moins, je le sais!
Et me voici, à mon Etang aux Oies, en train d’écrire ce texte avec plaisir et beaucoup d’émotions parce que je considère que j’ai une dette de reconnaissance vis-à-vis Anne Claire Poirier et son équipe. J’ai aussi une dette de reconnaissance vis-à-vis d’autres femmes du cinéma québécois et j’en parlerai dans un autre paragraphe… Mais avec Anne Claire Poirier c’est une dette particulière! Rappelez-vous… 1974, année de la FEMME! Beaucoup de bouffons sinistres s’agitent en secouant leurs hochets! Le mouvement féministe américain est en ébullition, car là-bas circule une rumeur… Toute une rumeur! Des plus modérées aux féministes les plus radicales, on dit que c’est impossible… Voyons donc! Ça ne se peut pas! On dit que des cinéastes tournent des films pornographiques montrant des meurtres authentiques… Des femmes, de préférence enceintes, qu’on éventre et qu’ensuite on dépèce. Le tout est tourné bien sûr — raffinement esthétique oblige — au ralenti. Dernière touche d’humour: il n’y a pas de générique! Les féministes les plus incrédules s’effondrent quand, en plein midi de Times Square, le premier film SNUFF distribué commercialement prend l’affiche. Dans les médias de l’état de New York, du New Jersey, producteur et cinéaste protestent de leur bonne foi et jurent sur la tête de leur “vieille mère’’ que dans leur film à eux c’est différent parce qu’on fait seulement semblant de dépecer des femmes…
Quelque part, dans un entretien, Paule Baillargeon parle “d’une douleur de l’image…” et dans son Journal des années 47-55, Anaïs Nin écrit ceci qui peut s’appliquer à la réaction de toutes les femmes en face de la pornographie: “Le moment le plus tragique dans les relations humaines, c’est lorsqu’il nous est donné de voir l’image que l’autre porte en lui de nous-mêmes, et que nous apercevons un être inconnu, ou bien une caricature de nous-mêmes, ou le pire aspect de notre Moi grossi et plus grand que nature, ou une distorsion complète”. À partir de 74 et jusqu’à maintenant, le cinéma des femmes est parmi mes priorités. L’autre cinéma, soi-disant universel, à gros ou petit budget fait partie de la catégorie navette spatiale. Sauf quelques exceptions…
Mon premier film d’Anne Claire Poirier : LES FILLES DU ROY! Je l’ai perçu comme un film historique qui rend visible le travail invisible des femmes et d’autre part comme une œuvre de fiction où une cinéaste nous montre clairement dans l’espace de ses images, ce bruit de cœur, ce bruit de temps ainsi qu’un long rituel dans la vie de chacune. LES FILLES DU ROY raconte la productivité créatrice des femmes : TOUT, TOUT ce que nous produisons sur nos tables de travail dans nos cuisines, nos bureaux, nos manufactures, nos ateliers et autres tables d’accouchement.
Après toutes ces années — le film fut tourné en 1974 — j’ai gardé en mémoire une séquence qui m’avait particulièrement touchée: autour d’une table, la cinéaste et quelques femmes de son équipe regardent avec nous des photos couleur sépia… Sur ces photos, des femmes dignes, leurs enfants, l’époque… puis on entend Marthe Blackburn raconter un peu l’histoire de ces femmes, la royauté, la vaillance… Pendant ce temps, au bout de la table, une femme plus âgée et silencieuse, regarde et écoute avec toute la lumière de son être… On comprend bientôt que c’est la mère de la cinéaste…
En 1975, c’est le temps de l’avortement, LE TEMPS DE L’AVANT, quand une femme dérive entre la ville et sa maison au bord du fleuve… Quand une femme, fait avec une autre, un petit voyage du côté de la condition féminine, s’interrogeant sur ses valeurs, ses besoins, le bonheur, le couple et la maternité. Quand une femme dialogue avec une autre femme, sur la vie… Et toujours elles sont plausibles, réelles, en dehors des stéréotypes les plus éculés et les plus véhiculés.
En 1979, MOURIR À TUE-TÊTE va frapper la conscience collective et provoquer un débat et aussi beaucoup de réactions ambiguës de malaise, de rejet. Pièce majeure dans l’œuvre de la cinéaste, MOURIR À TUE-TÊTE connaîtra une carrière internationale, du Festival de Cannes au Japon en passant par un premier prix d’interprétation pour Julie Vincent au festival de Chicago. C’est quoi un viol? C’est ça répondent Anne Claire Poirier et la scénariste Marthe Blackburn. Réponse sans bavure! Présenté le 11 janvier 1981 au réseau national de notre chère télévision d’État, MOURIR À TUE-TÊTE va rejoindre 1,144,000 téléspectatrices et téléspectateurs, soit une augmentation de 744,000 personnes par rapport à la cote d’écoute habituelle. Il y a bien plusieurs milliers de voyeurs dans le tas, mais quand même… Anne Claire Poirier dira à la sortie du film : “Mon cinéma est politique, engagé dans le mouvement de libération le plus important de l’époque. Mais quels que soient les sujets que j’aborderai, que je parle de vieillissement, d’amour ou de guerre, mon cinéma sera toujours au féminin”.
Son film le plus récent LA QUARANTAINE, ausculte lui, les contradictions et les angoisses existentielles d’une génération trop vite au bout de son âge et de son souffle. J’ai l’impression que LA QUARANTAINE est une œuvre intermédiaire que, personnellement, je n’ai pas trouvé très convaincante.
J’aime le cinéma d’Anne Claire Poirier qui est sobre, clair dans ses intentions, son propos. Ni racoleur ni voyeur! J’aime beaucoup le cinéma de Mireille Dansereau — il y a trop longtemps depuis L’ARRACHE-CŒUR —, le cinéma de Micheline Lanctôt: que de talent! que de talent! Autant comme directrice d’actrices et d’acteurs que comme interprète dans LA VRAIE NATURE DE BERNADETTE et L’APPRENTISSAGE de vous savez qui… Et Luce Guilbeault cinéaste et interprète du remarquable film de Denys Arcand, RÉJEANNE PADOVANI, montage de Marguerite Duparc. Et Paule Baillargeon dans sa vitriolique CUISINE ROUGE avec son alliée Frédérique Collin… Et le cinéma de Diane Létourneau, Marilù Mallet, lolande Cadrin-Rossignol, Dorothy Todd Hénaut, Léa Pool…
Le cinéma des femmes d’ici et d’ailleurs — ailleurs c’est ALLEMAGNE MÈRE BLAFARDE, LES ANNÉES DE PLOMB, L’HÉRITIÈRE etc… — parvient toujours à insuffler la liberté de la vie. C’est un cinéma qui me permet encore de croire! Croire à la culture, à la communication, à la bonté et à la dignité humaine, à la compréhension, à la révolution comme à l’amour (J’ai besoin de croire à l’amour parce que je pense que l’amour est le sentiment capable de révolutionner une société.) Et croire est un des grands plaisirs de l’existence!
JOVETTE MARCHESSAULT
Étang aux Oies,
janvier 1985
Auteure dramatique, romancière et peintre, Jovette Marchessault a publié, entre autres, Comme une enfant de la terre, La mère des herbes et Lettre de Californie. Professeure d’écriture dramatique à l’UQAM, elle est aussi connue pour sa pièce La saga des poules mouillées.