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Naissance d’une passion

Personne ne conteste aujourd’hui l’importance d’Anne Claire Poirier dans le cinéma québécois. Mais cela fut-il toujours le cas? L’idée me vient de voir ce qui s’est écrit dans les livres sur le cinéma québécois parus il y a quelques années; je cherche la moindre men­tion, la moindre référence, la piste indiquée dans les index. Dans Daudelin (1966) : rien. Dans Prédal (1967): rien. Dans Marsolais (1968): rien. Dans Patry & al. (1968): rien (on ne signale même pas dans le répertoire des longs métrages DE MÈRE EN FILLE!). Dans Noguez (1970): rien. Dans Lever (1972): rien. En fait, durant ses dix premiè­res années de carrière, Anne Claire Poirier fut pour ainsi dire ignorée; nul ne signale l’étoile montante, nul n’attire l’attention sur le fait qu’elle soit pratiquement la seule réa­lisatrice en activité durant cette période. D’ail­leurs, dans le numéro de COPIE ZÉRO consacré aux cinéastes québécoises, elle signa­lait cette singularité.

Geneviève Bujold dans LA FIN DES ÉTÉS
Geneviève Bujold dans LA FIN DES ÉTÉS
© ONF

Évidemment, elle arrive dans le décor au moment où le direct triomphe, où certaines affirmations nationales et sociales masquent d’autres préoccupations qui leur sont cousi­nes, l’exemple le plus flagrant en étant la secondarisation de DE MÈRE EN FILLE qui aborde pourtant avec une sensibilité neuve un sujet devenu depuis l’objet d’une attention plus soutenue. D’autre part Poirier semble aussi à contre-courant parce que ses films du début empruntent à une orientation littéraire ou expressive des éléments formels qu’on relie davantage à un cinéma ancien, dépassé: par exemple, choisir une certaine fiction psychologisante, faire appel au commentaire, etc.

Or revoir aujourd’hui les premiers films de Poirier, les mettre non seulement dans la perspective de l’évolution de l’auteure, mais éga­lement du cinéma en général, permet de balancer l’indifférence des premières années. Ainsi, dès 30 MINUTES MISTER PLUMMER, se manifestent des choix stylistiques qui deviendront à certains égards, des constantes de l’oeuvre. Par exemple le film nous indi­que que Poirier est préoccupée par la qualité littéraire du texte de son film et par la théâ­tralité des situations; j’attribue d’ailleurs à une certaine pudeur de Jacques Bobet, sachant qu’il se démarque de la dominante de l’épo­que, le fait de ne pas avoir signé au généri­que un commentaire dont il n’a aucunement à rougir. Pour ses films subséquents, la réa­lisatrice fera appel à Hubert Aquin, Michèle Lalonde, Marthe Blackburn, ouvrant ainsi carrément son jeu.

Ce qui étonne le plus dans 30 MINUTES, MISTER PLUMMER, c’est cette manière de rendre le texte indépendant de ce qui se déroule à l’image, signe d’une modernité qu’on dit durassienne. Ce texte est dit par une voix de femme qui n’apparaît pas à l’image, qui utilise le Je, qui est celle de l’auteure (entendre en plus qu’elle en est la narratrice) et qui prévient le spectateur que le film se situe “trente minutes avant ce spectacle que nous ne verrons pas ce soir, et qui, pourtant, en un sens, sera tout entier achevé, sous nos yeux, dans trente minutes.” Cette mise en voies parallèles du texte et de l’image peut déjà sembler — c’est là l’ambiguïté de la démarche —, soit un relent de pratiques anté­rieures où le commentaire doublait l’image — et alors Poirier ne s’inscrirait pas dans le renouvellement du documentaire onéfien —, soit une tentative de fictionnaliser le documen­taire par le texte en appauvrissant volontai­rement l’information visuelle, en la blanchissant pour ainsi dire, laissant au texte le pouvoir coloriant — et alors Poirier se démarque de la majorité des tentatives pas­sées où de toute manière la voix se voulait har­monique à l’image, en quelque sorte homogène, ne se désignant pas au spectateur comme véritablement off; ici, amplifiant lit­téralement l’espace où se situe le film (les cou­lisses), elle se donne comme l’envers du décor, envers du décor de la représentation et envers du décor documentaire —. Une chose semble néanmoins sûre, la cinéaste ne paraît pas attirée par le direct et, doit-elle réa­liser un documentaire sur un comédien, elle choisit une méthode de tournage différente. Par exemple, elle n’utilisera le son synchrone que pour les séquences de théâtre. Les autres séquences, au lieu d’être filmées avec beau­coup de diversité, seront ramenées à des mises en place simples: loge où Plummer ou Reid se maquillent, Plummer en vélo, Plummer chez lui avec son corbeau; au total, très peu d’emplacements et une action simplifée, volontairement inexpressive, absolument sans son synchrone, dans chacun de ces emplace­ments; bref des situations idéales pour la pré­gnance du texte.

Mais pour voir davantage si et comment une personnalité créatrice réussissait à s’affirmer, j’ai cru préférable de jeter un coup d’oeil du côté de LA FIN DES ÉTÉS. Ce n’est pas un film sur lequel on s’attarde beaucoup aujourd’hui. Houle et Julien écrivent: “Quant à LA FIN DES ÉTÉS, sombre histoire de culpabilité sur fond familial bourgeois d’après un scénario d’Hubert Aquin et de la réalisatrice, il témoigne une fois de plus d’une volonté d’expérimentation mal maîtrisée et d’un total déracinement de la réalité québécoise.” Quant à Francine Prévost, dans un texte substantiel plus récent, elle écrit : “LA FIN DES ÉTÉS reflète les abus d’une caméra qui joue avec les possibilités et tombe ainsi, comme plusieurs films de fiction de débutants, dans le maniérisme. (…) Ces deux films ouvrent la voie aux autres qui suivront. Ils sont déjà dans leur forme très peu linéaires. Le montage des images crée une tension qui brise les règles de la continuité. C’est dans cette ligne que Poirier poursuivra la recher­che d’un style cinématographique qui oscil­lera toujours entre un cinéma dialectique et un cinéma de type plus classique.”

Voyons un peu comment s’est élaborée la problématique du film. Il s’agissait d’une commande d’un groupe de films portant sur le courage. Hubert Aquin avait hérité du troisième volet. Dans son premier rapport de scé­narisation (29-5-63), il affirme que “le courage est un acte (ou une série consistante d’actes) qui se définit par un non-courage qu’il surmonte.” Il imagine d’abord une situation impliquant une femme qui doit prendre soin de son jeune frère et que cette cohabitation bouleverse. “Le courage est là: c’est un drame, un acte manifestement double fait de faiblesse et de résolution, d’amour fraternel et de volonté.” Il précise enfin que le style de ce film doit être rigoureusement incorporé au sujet, ce qui implique un choix de comé­diens judicieux et un rejet total du tournage en studio pour qu’il y ait coïncidence entre l’environnement et l’action.

Après ce premier rapport, Aquin poursuit avec Poirier ses recherches en vue de trou­ver définitivement une esquisse de scénario sur laquelle bâtir le film. Il constate dans un deuxième rapport (14-6-63) : “Nous avons dû aussi oublier provisoirement que notre film devait traiter du courage, car cet impératif nuisait considérablement à notre liberté d’inven­tion. Inutile d’insister sur le freinage servomoteur qu’a constitué, tout au long de nos errements imaginatifs, le fait que notre film serait considéré comme un produit de l’Office gouvernemental pour lequel nous tra­vaillons.” La deuxième intrigue que les scé­naristes inventent n’a presque rien à voir avec la première. “Nous avons choisi de situer notre histoire dans un milieu social très élevé. Même si cette classe sociale est minoritaire par le nombre, cela ne nous dérange pas, car nous ne cherchons pas dans nos personnages une forme de représentativité. (…) Nous ne faisons pas le portrait d’une classe possédante-dirigeante en tant que telle; et si nous utili­sons ses décors et sa liberté de mouvement plutôt que de nous confiner à ceux de l’homme moyen ou petit-bourgeois, c’est que nous trou­vons dans ces décors, ce mode de vie, ces moeurs, des capacités plus grandes d’expres­sion et de fascination.” À ces “prolégomè­nes dramatiques” s’enchaîne une longue description de la situation et de l’action (les trois quarts du rapport) qui, signalons-le tout de suite, n’aura rien à voir avec le scénario final, sinon qu’on en conservera le cadre social cossu et quelques noms de personnages.

Le 25 juillet apparaît enfin un premier scénario, toujours signé Aquin. Le film y est bien arrêté, et surtout sa structure alternant présent et flash-back mémoriels. Les héros ont à peine vingt ans; leur tristesse ou leurs amours n’en seront que plus pathétiques. On a repris au premier rapport l’idée d’une liai­son frère sœur très chaleureuse, mais la mala­die mentale dont on affligeait le frère s’est transformée en un handicap physique causé par un accident de voiture.

Un mois plus tard, le 26 août, Poirier et Aquin produisent un scénario dialogué de vingt-huit pages, découpé en vingt-cinq séquences. Dans un mémo à Grant McLean daté du 3 septembre, Pierre Juneau trouve ce scénario bien construit et bien écrit, mais constate que ses rapports avec le thème original, à savoir le courage, lui semblent bien subtils. Cela a-t-il une quelconque influence sur la dernière mouture du scénario? Une comparaison très serrée m’incite à penser que non, car on y retrouve principalement des précisions et des resserrements de dialogues; rien qui ne modifie la thématique de l’oeuvre sauf une petite finale où la jeune fille, Marie, affir­mant qu’elle s’occupera de son frère handicapé, répond à son frère aîné qui remarque que “c’est une bien grosse responsabilité pour toi toute seule”: “Je ne suis pas seule…”. Mais comme cette finale ne correspond pas à celle qui fut tournée, je ne lui accorde pas plus d’importance que ça.

On a fait grief à Poirier de la non-maîtrise affichée par le film. Il est vrai que c’est sa première incursion dans la fiction dite classique. Cela peut expliquer des maladresses. Mais les défis qu’elle et Aquin se donnent ne sont pas des moindres. La majorité des fic­tions québécoises à cette date mise sur les événements nombreux, le pittoresque des lieux, une dramatique voisine du téléroman 1 ; l’action au sens premier domine. Ou encore on a recours à des fictions documentaires qui sont loin des préoccupations de nos auteurs. Ceux-ci optent pour une voie autre: mettre des personnages en situation (en un minimum de situations, comme dans 30 MINUTES, MISTER PLUMMER), révéler ainsi leurs caractères, choisir de jeunes comédiens prêts à incarner des personnages aux dimensions essentiellement psychologiques, trouver des emplacements qui puissent contribuer à don­ner du poids à l’intrigue (et non seulement meubler un cadre de lieux agréables) et de là faire éclater le drame. Qui d’autre alors fai­sait cela?

Aujourd’hui un certain accent ‘à la fran­çaise’ empêche une juste appréciation du tra­vail des comédiens et de la direction d’acteurs à laquelle s’adonne Poirier. Si on peut émet­tre des réserves au sujet d’Étienne Aubray et, peut-être, de François Tassé, force est d’admettre que le travail accompli par et avec Geneviève Bujold correspond aux dimensions du scénario. De la même manière on peut ne pas aimer les drames existentiels ou les dilem­mes cornéliens (ici entre le fiancé et le frère, autrement dit entre l’amour et le devoir mar­qué de culpabilité, entre le naturel et l’excep­tionnel) qui, soit dit en passant, se déroulaient aussi chez l’auteur du Cid dans les classes les plus élevées, comme si leur teneur devait échapper aux contingences des nécessités matérielles. Mais Anne Claire Poirier nous a toujours montré sa prédilection pour les situations dramatiques où la personne — et le plus souvent une femme — doit se repenser et repenser sa vie dans une période où se jouent des enjeux graves, impliquants, déter­minants, appelant plus souvent qu’autrement un choix, un choix où le bonheur est en péril, mais où — et c’est là une illustration de l’opti­misme de Poirier —, grâce au libre arbitre, la personne surmonte sa condition et évite la catastrophe malgré les blessures subies; que l’on songe à DE MÈRE EN FILLE, au TEMPS DE L’AVANT, à MOURIR À TUE-TÊTE et surtout à LA QUARANTAINE, le film dont LA FIN DES ÉTÉS me semble le plus proche, par la condensation du temps d’action, par la détermination dramatique du lieu, par l’enchevêtrement du présent et du souvenir.

Avec LA FIN DES ÉTÉS, malgré certai­nes hésitations, Anne Claire Poirier mettait en place un certain nombre d’éléments psychologiques, thématiques, spectatoriels qui feront désormais partie de sa dramatique et de sa démarche morale. Ce faisant, elle se démarquait de ses collègues onéfiens et de leurs préoccupations cinématographiques et elle apprenait à maîtriser ce qui fera doréna­vant partie de son langage. La dimension féministe actualisée de son questionnement dans un certain nombre de ses films a eu ten­dance à masquer ou à faire oublier l’entièreté de la démarche de Poirier et cela explique en partie le genre de réaction déconcertée pro­voquée par LA QUARANTAINE. Mais jus­tement visionner les premiers films de Poirier permet d’établir des liens, de jeter des ponts éclairants entre les films, de préciser des méthodes de travail, de rattacher des appro­ches de personnages, de sujets, de comédiens, de mettre en lumière les préoccupations exis­tentielles sociales et individuelles qui traver­sent l’oeuvre, bref de montrer la continuité dans la diversité et malgré les faiblesses : d’annoncer la forme intensifiée que revêtiront les films subséquents.

Pierre Véronneau

Notes:

  1. Justifiant le choix d’un milieu familial bour­geois, Aquin écrivait dans son deuxième rap­port de recherches: “Nous voulons faire un film populaire. Mais un film populaire n’est pas nécessairement celui qui offre en consomma­tion au public des types humains qui soient à sa mesure et se meuvent dans des situations analogues à celles qu’il vit. Au demeurant, les ‘con­tinuités’ à la télévision nourrissent abondamment le public en situations quotidiennes et à sa por­tée. La portée du public, selon nous, est celle de son imagination.”