Le cinéma et la conscience
Anne Claire Poirier est une cinéaste de la conscience. Une conscience d’être femme qui transparaît tout d’abord dans le choix des sujets de ses films, mais aussi une conscience de faire du cinéma qui se double d’un profond désir de l’affirmer. Cette affirmation a pour résultat des films qui se présentent comme tels, des films dont la mise en scène nous rappelle souvent à l’ordre en soulignant le fait que nous, spectateurs, sommes confortablement assis, devant un écran, dans une salle sombre.
C’est donc une mise en scène qui ne se dissimule pas que nous offre Anne Claire Poirier. Dans ses plus grandes réussites — MOURIR À TUE-TÊTE et LES FILLES DU ROY — comme dans ses essais moins concluants — LA QUARANTAINE — elle a pratiquement toujours su introduire, souvent par de simples procédés, le recul nécessaire. De personnels qu’ils étaient au départ, les drames qui constituent le coeur de ses films prennent ainsi de l’expansion pour devenir sociaux.
On retrouve dans MOURIR À TUE-TÊTE, sûrement l’oeuvre la plus accomplie de la réalisatrice, les exemples les plus probants de cette distanciation. Qu’on se souvienne de la séquence du viol, admirable parce qu’absolument odieuse, où une caméra subjective nous fait voir par les yeux de la victime, et où le réalisme le plus cru, l’hyperréalisme, est soudainement remplacé par un plan d’une réalisatrice et d’une monteuse (Monique Miller et Micheline Lanctôt) discutant de la séquence précédente devant une table de montage. Didactisme? Non. Plutôt admirable cassure de rythme, syncope qui vient prolonger un temps fort, arrêt brusque qui permet à la fois au spectateur de mesurer l’ampleur de ce qu’il a vu et à la cinéaste de dissiper toute ambiguïté sur ses intentions.
C’est d’ailleurs dans ces brisures de rythme que se retrouve l’art d’Anne Claire Poirier, sa conception de la mise en scène. Ses films sont en quelque sorte des rhapsodies cinématographiques, des pièces composées très librement et inspirées par l’histoire, le passé et le présent, des femmes. Ainsi, MOURIR À TUE-TÊTE va de l’éprouvante séquence du viol à l’étonnante discussion entre la réalisatrice et la monteuse, et de la stylisation de la séquence du tribunal aux images d’archives traitant de clitoridectomie et de viols collectifs. Ainsi, dans LA QUARANTAINE, film au récit linéaire plutôt conventionnel, Monique Mercure s’adresse directement à la caméra pendant la séquence d’ouverture et, plus loin, des bouts de films d’archives viennent montrer la guerre. Ainsi, LES FILLES DU ROY fait figure de film composite, véritable mosaïque de séquences, où plusieurs éléments très différents finissent par donner un film d’une grande unité qui utilise toutes les ressources disponibles pour montrer l’histoire des femmes au Québec.
Jamais Anne Claire Poirier n’aura réalisé un film qui coule allègrement d’un point à un autre sans prendre de détour, sans faire des pauses qui permettent de mesurer la distance parcourue, d’évaluer le chemin qui reste à faire et de scruter les horizons qui entourent la route. Toujours elle choisira de faire des films qui se pensent eux-mêmes, des films qui contiennent à la fois une réflexion sur le monde et une réflexion sur leur existence.
Quand, lorsqu’elle réalise LA FIN DES ÉTÉS en 1964, elle décide de pénétrer au coeur de la fiction, de faire un film qui n’a pas la portée sociale qui allait caractériser l’ensemble de son oeuvre, elle ne se contente pas de raconter simplement une histoire; elle crée plutôt un film au récit compliqué par les souvenirs du personnage qu’incarne Geneviève Bujold. Ce film, s’il a bien mal vieilli, dénote quand même la forte préoccupation qu’a la réalisatrice pour la forme (une forme qui, dans ce cas, doit énormément au scénariste Hubert Aquin); on y sent fortement l’influence de Resnais, ce grand homme de cinéma qui comme tel, fut d’abord monteur.
D’ailleurs c’est sûrement là, à la salle de montage, seul lieu où le cinéma est palpable et où on peut le voir naître, qu’Anne Claire Poirier a acquis ce que je désignais au début de ce texte comme étant de la conscience de faire du cinéma. C’est là qu’elle a été en contact direct avec les multiples possibilités qu’offre un nombre donné de bouts de pellicule. C’est aussi là qu’elle a été confrontée aux limites de ses mêmes bouts de film. Alors, ne nous étonnons pas qu’Anne Claire Poirier ressente le besoin de recourir à des films d’archives, de naviguer entre le documentaire et la fiction. Elle croit au montage et ne craint pas de l’utiliser pour élargir la portée de ses films. Ne nous étonnons pas non plus du fait qu’elle ressente le désir de nous rappeler que nous sommes au cinéma, que la réalité qu’elle nous montre passe à la fois par son oeil et celui de la caméra. Enfin, ne nous étonnons pas de sa volonté de faire jaillir, grâce au montage, l’unité d’un film comme LES FILLES DU ROY, un film fait de morceaux d’histoire, un film à la structure complexe qui se laisse volontiers revoir.
C’est donc cette conscience, ce souci de la construction et de la distanciation, qui donnent aux films d’Anne Claire Poirier une réelle valeur formelle qui s’ajoute à la richesse de leur contenu. Cinéaste audacieuse, originale, elle a su élever une voix de femme à l’ONF en imposant des sujets neufs et essentiels. Et même si, aux yeux de plusieurs, la pertinence et la force de ses propos a pris toute la place, n’oublions pas que ses films sont d’une écriture singulière et nouvelle. Elle occupe vraiment, sur tous les plans, une place à part dans notre cinéma.
Marcel Jean
Critique de cinéma à Spirale et à L’Analyste, Marcel Jean collabore aussi au journal Le Devoir et à Nuit Blanche.