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Qui parle?
Le paradoxe des vrais perdants

«Des enfants, ça pense, mais ça dit pas toujours ce que ça pense. Pourquoi?» LES VRAIS PERDANTS s’ouvre sur cette question qu’André Melançon pose à Isa­belle et Élisabeth, assises sur un cube rouge posé devant un cyclo noir. Le dépouillement de l’image dit: «attention, écoutez bien, c’est ici que ça se passe». Et de fait, Élisabeth, dans son langage d’enfant sage, parle des rapports de pou­voir entre parents et enfants et résume tout le film. Melançon, subtilement, de main de maître, encadre la lecture de son film et désamorce les réactions négatives qu’il aurait pu susciter chez les adultes. Qui pourrait en vouloir à Élisabeth? Qui pour­rait lui donner tort?

Photogramme : LES VRAIS PERDANTS
Photogramme : LES VRAIS PERDANTS
© ONF

Le film porte sur ces «jeunes talents» que leurs parents poussent à exceller, sou­vent au prix de leur enfance, dans leur dis­cipline respective (ici le hockey, la gymnastique et le piano). Partant de là, c’est la question de l’éducation dans une société compétitive et des rapports de pou­voir entre parents et enfants que le film explore. Mais le ton n’est jamais didacti­que ou moraliste. Le film arrive à ses fins à cause d’un travail subtil et serré sur le sens, particulièrement à travers un mon­tage d’une rare rigueur.

La structure est simple et élégante. À travers un match de hockey entre tous petits, l’introduction présente les thèmes et la structure (préparation, compétition, épilogue) qui seront repris et développés dans le reste du film. Pendant que les joueurs s’habillent, l’entraîneur déclare que le but de l’activité, c’est d’amuser les jeunes, ce qui est démenti par l’attitude des parents devant le match. Les petits ont beau «s’effoirer» comme des chiots sur la glace, les parents leur hurlent d’aller mar­quer comme si leur vie en dépendait. Après le match, dans la chambre des joueurs, le père de Junior (5 ans) tient un dialogue socratique avec son fils :

«— Aimes-tu mieux gagner que perdre, Junior?
— …
— Y’aime mieux gagner. Aimes-tu mieux jouer dans ruelle ou sur la glace?
— …
— Y’aime mieux jouer sur la glace. Pour­quoi, Junior?
— …
— C’est plus le fun quand y’a de la com­pétition, han Junior?»

Encore une fois, tout le film est là, dans cette introduction que clôt une autre inter­vention d’Élisabeth sur son cube rouge. À Melançon qui lui demande si c’est grave quand les parents répondent à la place des enfants, elle répond: «Grave? Non. Décevant.»

La suite du film reprend en élargissant la structure de l’introduction. On voit deux gymnastes, deux hockeyeurs et quatre pia­nistes, tous entre 9 et 15 ans, se préparer à une compétition ou un concours puis y participer. Suit une section où parents et enfants épiloguent sur ce qui vient de se passer. La section sur la préparation est montée sur un rythme plutôt lent, faisant alterner des images des enfants au travail et des éléments d’entrevues avec les parents et entraîneurs. La force de cette section tient à la constante contradiction qu’il y a entre les propos des adultes («il ne faut pas trop les pousser») et leur com­portement. Une professeure de piano pousse ses élèves à bout, niant tout ce qu’ils peuvent avoir de sensibilité et impo­sant la sienne, imposant aussi sa musique en chantant à tue-tête ce qu’ils tentent de jouer. La caméra s’attarde; le montage, subtil, élague en donnant l’impression de respecter la durée. Le résultat est dur, insoutenable même dans cette séquence où une entraîneure de gymnastique pousse son élève à reprendre dix fois la même routine malgré ses mains écorchées, malgré ses larmes, malgré le bon sens et au mépris de tout sentiment humain. La séquence est interminable et on finit par se demander comment il se fait qu’il y ait encore de la musique, ou des gymnastes. Melançon répond en insérant une séquence qui mon­tre une professeure de piano qui aime et la musique, et ses élèves, qui ne confond pas le travail du forçat et celui de l’artiste et ne mêle pas discipline et pouvoir. La section se termine sur des parents qui par­lent des sacrifices qu’ils doivent faire («c’est des gros sacrifices, mais on le fait pour elle») et des enfants qui répètent sage­ment ce qu’on attend d’eux : «comme maman dit, j’vas m’ennuyer si je lâche la gymnastique.»

La section sur la compétition est montée sur un rythme très vif, autour du match de hockey qui oppose deux équipes de pee wee en finale de division. En parallèle, on voit une compétition de gymnastique et un concours de piano. On est fasciné par la concentration des enfants, par leur effort, par leur douleur dans la défaite. Mais les parents sont le sujet véritable de cette sec­tion. Il faut les voir dévorer des yeux leur progéniture, se tordre les mains de nervo­sité, s’extasier devant leur succès. Peu à peu, Melançon nous mène vers cet épilogue où les parents apparaîtront enfin comme les véritables responsables du drame: c’est, avant tout, de leurs désirs qu’il s’agit, de leurs rêves et, en fin de compte, de leur pouvoir. La petite Élisa­beth vient clore le film : Melançon lui demande comment elle élèvera les enfants qu’elle aura peut-être. Elle répond, en substance, qu’elle sera à leur écoute et qu’elle tâchera de se mettre à leur niveau pour les comprendre. Le cercle est bou­clé, la démonstration est faite, la vérité sort de la bouche des enfants.

Ce qui fait la force des VRAIS PER­DANTS, c’est la rigueur de sa construc­tion et le contrôle très sûr du sens du film dont ont fait preuve Melançon et Josée Beaudet, dont le travail de montage est exceptionnel. Le spectateur ne peut pas se méprendre, c’est monté pour ça: on utilise savamment les contradictions et on accom­pagne chaque événement des éléments nécessaires à son interprétation. Et on revient sur chaque thème, plusieurs fois si nécessaire, en ajoutant chaque fois à la force de la démonstration. C’est d’une pédagogie très efficace, d’autant plus que le spectateur n’a jamais l’impression de se faire faire la leçon. Pas de voix off omnis­ciente, pas de tête parlante analysant le comportement des intervenants. Seulement les faits; enfin, seulement ces faits-là et dans cet ordre-là.

LA GUERRE DES TUQUES Coll. Cinémathèque québécoise
LA GUERRE DES TUQUES
Coll. Cinémathèque québécoise

Aucun documentaire n’y échappe. Pas d’image sans choix. Pas de montage sans investissement de sens. Le film de Melan­çon est un exemple de comment tout ça peut se faire en douceur, et de ce que le métier et la sensibilité peuvent accomplir. Seulement, c’est un peu gênant: dans ce film où les parents parlent par la bouche de leurs enfants et à leur place, Melançon, qui les fait tous parler, parle à son tour par la bouche d’Isabelle et d’Élisabeth, les petites filles trop sages au cube rouge. Éli­sabeth pense ce qu’elle dit, n’en doutons pas, mais elle le dit aussi pour plaire: com­ment y échapper devant la caméra? C’est le paradoxe de ce film exceptionnel, et à mon sens son seul défaut véritable.

Qui parle? Le cinéaste, toujours. C’est une immense responsabilité et un travail d’équilibriste que de devoir à la fois être fidèle à un sujet et respectueux face aux protagonistes, tout en imprimant à l’ensemble sa propre vision. La fiction, évidemment, échappe à ces problèmes, mais il y a un prix à payer. Dans les der­niers longs métrages de Melançon, LA GUERRE DES TUQUES et BACH ET BOTTINE, les enfants font face à des pro­blèmes difficiles, l’escalade de la violence et l’éclatement de la famille. Mais les solu­tions sont artificielles et tout s’arrange un peu trop bien. C’est le genre qui veut ça et personne ne s’en plaint. Melançon nous charme, pour notre plus grand bonheur et celui de nos enfants. Seulement, on regrette un peu LES VRAIS PERDANTS, sa qualité de réflexion, et sa nécessaire indignation. On se demande aussi ce qui est arrivé à ces enfants qu’aucun happy end n’est venu rescaper.

Bernard Émond


Recherchiste et scénariste pour Inuit Broadcasting Corporation, Bernard Émond a publié plusieurs arti­cles sur le cinéma ethnographique.