Observation 1, 2, 3…
Comme à travers un mirroir
André Melançon pratique un cinéma qui désarçonne un peu le critique. Il n’y a pas chez lui de ces ruptures, de ces transgressions stylistiques qui font les délices de l’analyste. Et le public auquel il s’adresse souvent, les jeunes, semble lui imposer une manière de faire où l’efficacité narrative occupe une place de choix : Melançon aime divertir et l’utilisation de certains procédés (par exemple les plans descriptifs pour «ploguer» la chanson- thème dans BACH ET BOTTINE) ne le rebute pas.
Pourtant je n’ai jamais été mal à l’aise devant son cinéma, même dans ses moments faibles: la séduction de l’ensemble, son contenu sentimental et dramatique, l’emporte toujours. Face à des œuvres à l’univers compact, aux lourdes recherches d’écriture, aux psychologies chantournées, Melançon arrive avec un style fruité, naturel et qui ne cause aucune aigreur. Son cinéma charnel a un goût de bonne chère comme, dans un autre registre, chez Tavernier. On sent un cinéaste généreux, sensuel, aimant la vie, les sensations et les plaisirs, et pourtant critique. Il ne fait pas que divertir. Il témoigne dans ses films d’un humanisme constant qui se traduit dans les buts qu’il poursuit. Aucune situation, aucune anecdote presque n’est amenée que pour le seul plaisir; elle doit exprimer une signification supplémentaire, comme c’est souvent le cas pour les contes. Melançon pratique un cinéma qui qualifie toujours son sujet: c’est pour cela qu’on peut définir son œuvre comme un cinéma «épithétique».
Melançon a commencé par un cinéma légèrement engagé. Moins par conviction intellectuelle que par sympathie. Sympathie pour les causes, mais surtout pour les personnes et les problèmes. Un peu à la manière des liens qu’entretenait Renoir avec la gauche au temps du Front populaire. Il avait travaillé aussi avec certains marginaux de la société, des «bums». De ces pratiques, il tire des questions qui le hantent: Que veulent nous dire ces comportements de rejet? Quel langage nous parlent ceux qu’on écoute peu et qu’on catégorise, qu’on classifie très rapidement: délinquant… enfant? Comment fixer le sens de leurs gestes, de leurs émotions, de leurs réactions? Il en tire aussi des objectifs: les écouter, leur donner la parole. C’est-à-dire non pas, par la parole, ajouter des idées aux images, faire connaître des faits individuels, mais plutôt transmettre des conduites, des comportements différents, libérer, même de manière imparfaite, leurs significations que nous perdons de vue dans l’ordinaire de la vie.
Melançon a écouté longtemps, ici et à l’étranger; il écoute toujours. Il a une capacité de contact étonnante, merveilleuse. Ce qu’il comprend, ce qu’il ressent, ce dont il a l’expérience, il décide de le rendre public, de le partager. Ceux qu’il comprend, ceux qu’il ressent, il leur ouvre la porte des images et des sons pour leur fournir l’amplificateur qu’est le cinéma:
«Les grandes sensations (la joie comme la souffrance; l’amour comme la haine; la peur; etc…) ont en commun le malheureux sort de s’émousser, de s’affadir rapidement. Le domaine des émotions rejoint ici le domaine physiologique: répété avec constance et à la même intensité, un stimulus (un choc) perd nécessairement son intensité initiale, son efficacité première. Si l’on veut conserver la réponse, la réaction, il faut donc intensifier le stimulus.» 1
À la fin des années 60 et au début des années 70, les recherches de Jean Piaget et de Charles Odier l’intéressent. Elles lui ont servi à comprendre ses jeunes de Boscoville. Elles le servent à s’interroger sur sa société. Mais déjà sa problématique le met à part de la sensibilité sociopolitique dominante, qu’elle soit nationaliste ou clairement militante. Il s’intéresse notamment à la pensée magique qui, permettant d’attribuer à un objet des pouvoirs surnaturels, prémunit l’individu contre les menaces extérieures. Ces notions guident la rédaction du texte explicatif qui introduit le projet de DES ARMES ET LES HOMMES (novembre 1971).
Dans le scénario de ce film (mars 1972), Melançon part de l’hypothèse voulant que l’arme à feu soit le talisman de la société moderne (pensée magique). Son intention est double: cerner les contenus émotifs des personnes impliquées dans l’utilisation de l’arme à feu et dénoncer l’image que la télévision et le cinéma nous en donnent, qui favorise la perception fétichiste de l’arme à feu (cette conception revient texto dans la bouche du professeur d’université lors de son cours).
Dans le métro, le héros incarné par Sabourin, Simon Frenette, lit l’ouvrage de Konrad Lorenz : L’agression. Une histoire naturelle du mal. Le choix de ce titre indique bien l’orientation de la réflexion de Melançon: Les comportements sont-ils innés ou acquis? La culture est-elle conditionnée par la nature, la raison par l’instinct? Comment agir sur les comportements?
Dès sa première œuvre personnelle, Melançon pose les prémisses d’un questionnement et d’une réflexion qui lui seront propres: le rôle de l’agressivité dans les rapports humains, le phénomène de la compétition au plan individuel et collectif, les différentes manifestations de violence sociale, les choix de l’individu dans ce contexte. Certaines de ses réalisations seront plus démonstratives, d’autres le seront moins; mais chacune témoignera d’une réflexion préliminaire et conséquemment d’une mise en situation qui la traduira. La dynamique narrative et l’évolution des rapports interpersonnages seront souvent ses armes majeures. Son œuvre serait, jusqu’à ce jour, des variations d’orientation de ce questionnement.
Quand il participe à la série Toulmonde parle français, il est évident que ce n’en sont pas les objectifs linguistico-pédagogiques qui l’intéressent. En termes personnels, il veut maîtriser la réalisation de films pour jeunes et voir comment ceux-ci «marchent» dans une histoire. Par exemple, au moment du synopsis de «LES OREILLES» (janvier 1973), la production émet des doutes sur l’aspect fantaisiste du pouvoir du garçon, qui pourrait rebuter les jeunes spectateurs, car ils n’y croiraient pas. Pour vérifier si la question de la crédibilité est un aspect important pour qu’un enfant se sente concerné par un film, Melançon organisera des rencontres avec des enfants de différents milieux pour en conclure que ce ne sera pas un problème 2.
Mais au-delà de ces motivations individuelles, Melançon vise à poursuivre la démarche entamée dans son film précédent. Puisque l’enfant ne projette pas seulement ses sensations dans les objets de son entourage, il lui arrive fréquemment aussi de prêter à ces objets une vie autonome, indépendante de lui. Prenant référence sur ses propres expériences, l’enfant ne fait que projeter celles-ci, de façon spontanée et sans discernement, sur les réalités extérieures.
Comme les jeunes (et les moins jeunes) ont une identification spontanée aux héros et, la pensée magique aidant, tendent à intégrer par des gestes-clés leurs valeurs, Melançon vise à leur proposer des héros différents de ceux qui les entourent quotidiennement (souvent violents). Son parti-pris : affaiblir la pensée magique par l’apprentissage, le contact du réel, le frottement à la complexité de la réalité, la connaissance de son corps et de ses émotions. Le thème du VIOLON DE GASTON, la dialectique sport-culture qu’il recèle (hockey — concert de violon), en sont un bon exemple.
Un des axes qui l’intéresse, c’est le questionnement du phénomène Autorité et du couple liberté-interdit; c’est ce qu’il explique dans le support théorique qui coiffe la première version des VRAIS PERDANTS (novembre 1975). Quand Melançon soumet le projet de ce film au Comité du programme de l’ONF le 20 janvier 1977, il insiste pour dire que, par formation, il retient l’approche psychosociale de ses sujets. Il veut poser la question des rapports de la collectivité avec l’individu membre et avec l’individu non membre: jusqu’à quel point une collectivité veut-elle permettre aux individus qui la composent de s’épanouir, d’assumer leur pleine autonomie? Son ambition de cinéaste, explique-t-il, c’est d’essayer de cerner la réalité de l’autonomie des personnes dans la société, seule valeur ou condition réelle de vie. Voilà une autre indication de son humanisme; il reconnaît le rôle fondamental de la liberté, même si elle dépend de celle d’autrui.
Il est significatif qu’aujourd’hui, dans l’entrevue qu’il nous accordait pour ce numéro ou dans quelques autres, Melançon se défende de ce procès métaphorique de son œuvre en affirmant que la condition première de sa réalisation, c’est son désir de raconter des histoires. Il est vrai qu’il ne cherche pas des vérités et que la certitude de son entendement de la polis humaine s’est dissimulée en comparaison d’avec le début des années 70. Pourtant il cherche toujours des équivalences, des situations qui puissent être perçues comme des significations de sa réflexion, qui leur conféreraient un caractère de validités. Les constructions qu’il propose sont en harmonie interne avec la connaissance qu’il a de la société globale; leur cohérence se fonde de cette manière.
L’éthique de Melançon est cependant une éthique de l’ambiguïté en ce qu’elle soumet la démonstration à une analyse implicite et à des propositions d’actions latentes. Tout comme le poète veut nommer les choses pour en prendre possession, Melançon organise le jeu langagier au plan cinématographique pour exorciser des questions qu’il doit trouver angoissantes parce qu’elles renvoient à la contradiction irrésolue entre ses valeurs propres et les comportements sociaux auxquels il ne souscrit pas entièrement.
Comme la société véhicule plein de stéréotypes masculins (garçon agressif, actif et dominateur) et féminins (fille soumise, passive, dominée), Melançon veut essayer de contrer ces stéréotypes et proposer des modèles de comportement où les garçons et les filles se trouvent dans des situations où ils agissent dans une direction autre que celle dictée par les stéréotypes. Il sait que le monde est déjà constitué, mais qu’il ne l’est jamais complètement et que des possibles et des choix demeurent. Ne cédant pas au pessimisme et au déterminisme de ceux qui pensent que tout est joué à cinq ans (avant donc que l’enfant puisse voir ses films), il avance des propositions d’action; il montre des mises en situation qui indiquent des pistes d’apprentissage à explorer qui tiennent compte des mécanismes socioculturels qui entourent les enfants: attitudes des parents, dynamique scolaire, gangs, etc.).
Ceci, il l’énonce en clair dans LES VRAIS PERDANTS, il l’organise dramatiquement dans tous ses longs métrages et tente de le faire percevoir dans ses documentaires. Les relations entre enfants, les relations enfant-adulte, le sexisme, la tolérance, la colère, la peur, l’amour, la perception de l’étranger, la guerre, la compétition, le jeu, l’inceste, etc., tous ces thèmes qui forment la trame fondamentale des films de Melançon, indiquent les motivations profondes qui sont présentes dans son œuvre depuis quinze ans. De ce point de vue, son œuvre est très cohérente. Sa maniéré presque autant.
Melançon nous dit qu’un des flashs premiers de l’écriture des ARMES ET LES HOMMES, ce fut la séquence où trois cobayes se font tirer durant un cours pour permettre au professeur d’expliquer l’effet d’une balle sur le corps humain. Avec l’invraisemblance — presque — de la situation, nous font sourire le portrait et les réactions des trois hommes. Déjà s’indique une constance stylistique dans l’œuvre de Melançon : le sens de l’humour. Trouvez un de ses films où l’on ne rit pas? Il n’y en a pas.
Mais au-delà de sa fonction immédiate — faire rire, divertir — l’humour joue dans l’économie générale de ses films un rôle très particulier. Il permet, une fois posés un certain nombre de problèmes qui engendrent — même inconsciemment — une tension chez le spectateur, d’en laisser en suspens l’entendement et l’assimilation; ainsi la raison peut effectuer un dérapage contrôlé sur les pentes du doute, la perception de la réalité devenant à la fois inexorable et opaque. Résoudre l’émoi, l’émotion en sourires, y enchâsser le pathos, telle est la manière de Melançon.
Pour que le public — jeune ou non — croie à ses films, pour qu’il s’y reconnaisse, pour qu’il s’identifie à ses problématiques, pour qu’il y participe, bref pour enrichir la dimension populaire de son œuvre, Melançon fait aussi appel à l’inverse du rire, à son frère janusien, le mélo; un mélo que ne dégénère pas la grandiloquence, mais qui ne fuit pas toujours non plus les motifs du genre (v.g. l’orpheline). Un cinéma qui a du nerf est aussi un cinéma qui touche le cœur. Melançon ne rejoint-il pas là la manière profonde de Chaplin ou de Capra, qui fait le charme de leur œuvre? Mélo et sourire. Mélodie et parodie. Bach et bottine. Les deux jumeaux (Laurel et Hardy).
Pour Melançon, toutes ces nuances émotives servent à mettre le spectateur en résonnance avec ses préoccupations profondes. Comme il fonctionne toujours en douceur, en persuasion calme (cf. son image de bon géant), il évite les grands malheurs et les rires gras, les bons sentiments et les morales faciles; on voit la mouffette passer sous le nez de Jean-Claude, mais on sait qu’elle ne l’arrosera pas…
Pratiquer ce genre de cinéma oblige une action foisonnante, une exposition rapide, un langage simple et clair, bref une valorisation de l’aspect dramatique et spectaculaire du cinéma. Le succès des deux derniers longs métrages de Melançon montre bien qu’il a su équilibrer ses ingrédients et viser juste avec un public qui n’est pas gagné de prime abord; le ton qu’il emploie est en effet assez loin des guerres de l’espace et autres transformers.
Les films de Melançon mettent en jeu différents paliers de signification et utilisent des stratégies complémentaires. Il véhicule des messages sur différents aspects de l’organisation sociale. Cette rationalité plaît aux adultes, ces valeurs les séduisent, ces interrogations les mettent en cause, ces solutions leur agréent.
Mais tel n’est probablement pas le cas de l’enfant, un être plus en émoi qu’en raison. Melançon sait ou intuitionne cela, qui inclut dans ses films plein d’éléments qui font appel à cette strate de la sensibilité de son jeune public, qui répondent, sur le plan de l’émotion, à ses angoisses existentielles, plutôt que de lui apporter un message clair et rationnel. La manière dont Melançon organise sa communication fait de l’enfant le lieu focal des enjeux dramatiques des films, comme ils le sont dans les films et comme ils se conçoivent eux- mêmes dans le monde.
Ces quelques notes historicisées nous ont permis de nous introduire à un ensemble d’éléments et de manières qui dépendent les uns des autres pour former ce tout organisé qu’on nomme l’œuvre d’André Melançon. Nous avons pu en dégager quelques variables et quelques constantes. Nous avons montré que les apparences reflètent une continuité concordante et s’assemblent en idées et en émotions cohérentes. Nous avons suggéré que Melançon fait appel à certaines structures de surface pour indiquer d’autres niveaux de signification et que cette construction engendre une éthique de l’ambiguïté. Peut-on m’objecter que cette unité du monde melançonnien n’est fondée que sur ma conscience, que sur la conscience que l’on en a? Je laisse ce problème aux férus de philosophie. Je ne demande pour le critique de cinéma qu’une capacité d’observation et de rationalisation des œuvres vers lesquelles il se tourne. À l’image d’André Melançon qui, dans la série Observation, décortique les valeurs des jeunes à la lumière de leurs comportements, à travers un miroir.
Pierre Véronneau