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Entretien avec cinq doigts d’une main

Tout a commencé par une question insi­dieuse. Sans vouloir à tout prix prendre André Melançon au piège, je savais que les questions de ce genre sont les plus sti­mulantes lorsque vient le temps d’entre­prendre une enquête journalistique. Tout a commencé, donc, lorsque je me suis demandé si les enfants qui jouent dans les films d’André Melançon n’étaient pas, au fond, les vrais perdants à l’intérieur d’une œuvre où tout le monde semble trouver son avantage.

J’ai pris mon téléphone et je me suis mis à chercher. À chercher ceux qui ont le devant de la scène dans COMME LES SIX DOIGTS DE LA MAIN, dans la série Zig­zags et dans LES VRAIS PERDANTS. J’en ai retrouvé cinq, aujourd’hui adul­tes ou adolescents, prêts à parler de leur expérience avec le cinéaste. Ce sont Mathieu Savard, 13 ans, de LA GUERRE DES TUQUES; Véronique de Massy, 16 ans, de Zigzags; Jean-François Leblanc, 16 ans, de Zigzags et LA GUERRE DES TUQUES; Pierre Fedele, 19 ans, de PLANQUEZ-VOUS, LES LACASSE ARRIVENT…; et Élisabeth Robitaille, 21 ans, des VRAIS PERDANTS.

Première constatation: aucun d’entre eux ne garde un mauvais souvenir ou un quelconque traumatisme de cette expé­rience de cinéma. Les descriptions élogieuses qu’ils font d’André Melançon en témoignent. «Ce que j’ai vu à 12 ans, dit Pierre Fedele, c’était quelqu’un de très grand qui prenait le temps de s’asseoir et de m’écouter. Et c’était extraordinaire. Presque incroyable.» Patience, calme, grande capacité d’écoute, voilà les quali­tés qui reviennent toujours lorsque ces jeu­nes acteurs font le portrait de Melançon. «J’ai eu des rapports très égaux avec lui, ajoute Véronique de Massy, ce qui facili­tait drôlement le travail.»

«André, c’est un ami pour moi.» C’est Jean-François Leblanc qui parle. Un ado­lescent qui a déjà une bonne expérience du métier d’acteur. Je l’interroge, le pousse à mieux définir ses rapports avec le cinéaste : «Il est super-sympathique. Si tu te trompes pendant toute une journée, il ne te gueulera pas après. Il sait comment te parler. Il te parle directement, en essayant de te valoriser. Ça m’a beaucoup aidé de commencer avec lui parce qu’il m’a donné le bon «feeling» du cinéma. Parce qu’il existe aussi un mauvais côté au cinéma : celui où on se fait crier après et où tout ce qu’on nous dit c’est qu’il faut se taire et attendre.»

Tous s’accordent pour dire que Melan­çon leur fait une grande place sur les pla­teaux de tournage. «Il t’explique ce que tu fais et te dis pourquoi tu le fais, continue Mathieu Savard. Avant de faire une prise, il te demande comment tu vois ça. Si tu n’es pas d’accord avec lui, tu peux lui expliquer pourquoi et arriver à le faire changer d’idée. Il ne s’entête pas à impo­ser son idée.»

C’est ainsi que les jeunes acteurs demeurent, même longtemps après les tournages, avec l’impression qu’ils sont au coeur du cinéma de Melançon et qu’ils pas­sent avant la technique. Des vrais per­dants? Ils n’en ont vraiment pas l’air. Élisabeth Robitaille, dont les propos (éton­namment articulés pour une fillette de 13 ans) ouvraient et fermaient LES VRAIS PERDANTS, dit d’ailleurs aujourd’hui ne pas avoir été marquée par le tournage. «Je me souviens de la première du film, alors que certaines personnes voulaient faire une pétition pour empêcher sa sortie. Je me souviens surtout que quand j’ai fait le film, je ne comprenais pas pourquoi c’était si important de dire ce qu’on pense et ce qu’on ressent quand on est un enfant. Dans mon esprit, les pensées d’un enfant n’avaient rien de particulier par rapport à celles d’un adulte. Je suis demeurée long­temps avec cette interrogation et ce n’est que plus tard que j’ai compris.»

Plus qu’un film ordinaire, LES VRAIS PERDANTS est aussi devenu le terrain d’une double prise de conscience : celle des parents qui surexploitent les talents de leurs enfants et celle des enfants qui, comme Éli­sabeth, formulent certains griefs contre le comportement des parents. Élisabeth dit ne pas avoir ressenti de malaise en revoyant le film et en mesurant rétrospectivement la portée de ses propos. «Sur le coup, j’avais trouvé ça intéressant. Ça me per­mettait de dire des choses que je n’avais pas souvent l’occasion de dire. Je n’ai senti aucune pression, car Melançon ne voulait rien me faire dire de particulier. Il était tel­lement non directif que je me reconnais parfaitement en voyant le film. Dans ma famille on a toujours discuté, alors il n’y a pas eu de malaise lorsque mes parents m’ont entendue. Le malaise a dû être plus fort du côté des enfants qui jouaient du piano, par exemple.»

Dans le même ordre d’idées, Pierre Fedele a connu une expérience très parti­culière. PLANQUEZ-VOUS, LES LACASSE ARRIVENT… est en effet un film où il raconte devant la caméra une his­toire pleine de rebondissements. «J’avais écrit un scénario et je voulais que ça devienne un film. J’ai donc téléphoné à plusieurs endroits pour vendre cette idée. Les personnes que j’ai appelées m’ont tou­tes envoyé promener. Jusqu’au jour où j’ai appelé à l’ONF. Là, ils n’étaient pas plus intéressés à m’écouter, mais ils m’ont dit qu’ils connaissaient quelqu’un qui s’inté­ressait aux jeunes. J’ai donc rencontré André Melançon qui m’a dit qu’il ne pour­rait pas filmer mon scénario, mais qu’il pourrait me filmer en train de le raconter.»

«Plus tard, continue Fedele, lorsque j’ai vu le film, j’étais un peu plus vieux et j’avais tendance à me corriger. Il y avait des bouts qui me gênaient, je ne voulais pas que mes parents entendent ça. On a toujours cette peur du spectateur qu’on connaît. Mais j’étais quand même satisfait du montage. En fait, le problème, c’est que maintenant je suis un peu à l’inverse du garçon que j’étais à 12 ans et qui parlait sans gêne. En vieillissant, je suis devenu de plus en plus gêné.»

Ainsi, on change. Toujours pour mesu­rer l’impact chez ces jeunes de leurs aven­tures avec Melançon, j’ai demandé à Véronique de Massy ce qu’elle ferait si on lui offrait de refaire du cinéma : «J’y repen­serais. À 12 ans, je le referais n’importe quand. À cet âge-là j’avais vraiment envie d’en faire et j’ai aimé ça. Mais aujourd’hui, c’est complètement passé.»

Jean-François Leblanc et Mathieu Savard, eux, ont continué. D’une télésé­rie à une séance de postsynchronisation, en passant par un film publicitaire, ce sont des professionnels. «Grâce à André, j’ai fait deux autres films», dit Jean-François Leblanc. «C’est lui qui m’a conseillé d’aller voir un professeur de théâtre», ajoute Mathieu Savard. Les deux garçons précisent aussi que, pour ne pas les insécuriser et les décourager, Melançon ne les laisse jamais voir les «rushes».

Quant à Élisabeth Robitaille, elle dit être demeurée complètement extérieure à ce milieu. «Dans LES VRAIS PER­DANTS, j’étais moi-même et le tournage n’a duré qu’une journée. André m’a ensuite demandé de passer des auditions pour COMME LES SIX DOIGTS DE LA MAIN, mais ça n’a pas marché. Faire du cinéma n’a jamais été un véritable intérêt.»

Pierre Fedele, pour sa part, est passé de l’autre côté de la caméra. Étudiant en cinéma au Cegep Montmorency, il réalise maintenant des films super-8. «Quand je tourne un film et que j’entends la caméra, j’ai toujours une pensée pour celle qui tour­nait quand j’étais petit.»

Rien, chez ces enfants devenus grands, qui ne laisse paraître la moindre bribe d’amertume. Aucun ne s’est senti berné ou manipulé. C’est peut-être là, dans cette confiance qui demeure malgré les années chez ceux qui ont travaillé avec Melançon, que se situe son véritable talent, sa plus grande réussite.

Marcel Jean


Critique de cinéma au Devoir. Marcel Jean est aussi à l’origine d’un collectif de nouvelles sur le cinéma intitulé Crever l’écran. Il enseigne le cinéma à l’Uni­versité de Montréal.