La leçon de l’ami Moreau
« Je suis fasciné par les gestes qui ne sont pas encore codés et qui font que ça palpite d’une certaine vie… ”
Michel Moreau, Format Cinéma, no 10, janv. 82
Il y a je ne sais combien d’années, je participais à un jury où Michel avait soumis LA LEÇON DES MONGOLIENS. Ce fut une révélation totale, y compris pour trois anglophones qui ne comprenaient pas le français, mais à qui la forme du film avait tout suggéré.
À une époque où le cinéma didactique subissait les très fortes pressions des “hogues” de toutes sortes n’acceptant pas que le contenant d’un film soit aussi important que le contenu, LA LEÇON DES MONGOLIENS démontrait exactement le contraire et constituait l’un des plus parfaits exemples d’apprivoisement cinématographique d’une réalité non familière.
D’ailleurs, tous les films de Michel sont une forme ou une autre d’apprivoisement. Des autres, surtout des marginaux, qu’ils soient au bas ou au haut de l’échelle sociale, ou même au milieu, comme la famille de cultivateurs ou celle de banlieue dans ENFANTS DU QUÉBEC, parce que notre société d’extrêmes a tendance à oublier ce “milieu”. (“Une société se construit à partir de ses marginaux”, lit- on en exergue à LA LEÇON DES MONGOLIENS.) Apprivoisement, également, du pays adopté, le Québec, lui-aussi marginal par rapport au pays d’origine de Michel, la France.
Et apprivoisement de Michel lui- même, dans la très juste mesure où, selon Jean Renoir, on ne peut parler adéquatement de soi-même qu’en parlant des autres.
Mais il y a également l’apprivoisement de la forme, de l’image, du son, de la structure… en somme du regard technique indissociable du regard humain et social de Michel. Et si l’on se penche sur l’œuvre aussi multiple qu’abondante de Michel, l’on y découvrira le cinéma d’auteurs le plus dense et le plus riche du Québec. D’auteurs avec un “s” parce que ses films constituent toujours une merveilleuse histoire d’amour et d’osmose entre les filmés et les filmants.
Au centre du cinéma d’auteurs, un thème, sinon une obsession : la recherche du plaisir absolu.
Paradoxe? Les films de Moreau n’abordent-ils pas tous des sujets difficiles, pour ne pas dire tabous?… Exclusion psychologique, physique, sociale, mort…
Pas du tout. Au contraire. Ses films parlent de l’exclusion ou, en d’autres termes, du droit de chacune et de chacun d’être marginal(e) à sa façon. Et c’est cette marginalité nécessaire et assumée qui peut seule garantir le plaisir absolu de naître, grandir, souffrir, mourir. Pas surprenant, ainsi, que Michel se soit tellement intéressé aux comportements et à l’apprentissage des enfants, parce que c’est là que se joue (dans tous les sens du terme) le jeu de l’intégration ou de la marginalisation.
Pas surprenant, d’autre part, que ses films surprennent, principalement les météorologues de notre culture cinématographique : ils n’ont pas d’ancrage fixe dans une éthique ou une esthétique spécifique, sinon qu’éthique et esthétique vont de pair, comme la foudre et le tonnerre. La continuité de l’œuvre de Michel c’est donc la recherche perpétuelle de sentiments, d’émotions, d’idées et de formes pour, je le répète, son propre plaisir absolu aussi bien que celui des autres.
En somme, Michel aime jouer, à la vie, la vie des autres, la sienne, et la vie des images. Dans une conversation, il ne se passe par ailleurs pas plus de deux minutes sans qu’il répète sa phrase favorite : “C’est l’fun!” “J’ai été pas mal pas mal touché par la mort de mon père… c’est l’fun, ça m’a donné le goût de réfléchir aux traces qu’un homme laisse, et de faire un film là-dessus…” “C’est l’fun, j’traverse une crise vraiment classique…” “C’est- tu l’fun de travailler avec une telle, un tel! ’’ “Ton projet, c’est vraiment l’fun…”
S’il y a vingt-cinq ans, ce sont les films de Gilles Groulx qui m’ont profondément nourri sur les plans éthique et esthétique, parce qu’ils “bougeaient” avec une société qu’ils voulaient faire bouger, ce sont maintenant les films de Michel qui jouent ce rôle pour moi. Qui me redonnent espoir en un cinéma à hauteur de femmes, d’hommes et d’images d’elles-mêmes et d’eux-mêmes sans effets spéciaux et sans conflits dramatiques arbitraires, commerciaux.
En résumé, le cinéma de Michel, et l’ami Moreau lui-même, me font penser au “vrai” cirque, celui où les dompteurs se mettent la tête dans la gueule des lions par amour pour ces derniers, pour l’amour d’une aventure partagée, non pas pour le salaire ou la gloire… Et pourtant, ce sont ces “vrais” dompteurs qui rejoignent le mieux leur public… et le plus longtemps…
Jean Pierre Lefebvre
Jean Pierre Lefebvre réalise des films depuis 1964. Son dernier film s’intitule LE JOUR « S… ». Il possède également sa propre maison de production, Cinak.