Notes de court métrage…
1-…court-métragiste de profession depuis 22 ans (mon film le plus court, 30 secondes, le plus long, 21 minutes), donc pas une situation temporaire, une longue période de temps à faire des choses courtes. Cela peut sembler naturel pour un cinéaste d’animation. Ou encore: cela peut sembler très long et très pénible pour qui le court métrage est l’apprentissage obligatoire qui permet tant d’accéder au long métrage (les “ligues majeures » comme certains disent). Mais que suis- je?… cinéaste?… cinéaste de court métrage?… de court métrage d’animation? de court métrage d’animation d’auteur?… Je sens que je m’enlise.
Il y a quelque chose de tout à fait familier dans cette distinction typologique court métrage / moyen métrage / long métrage (la césure essentielle passant entre long et moyen métrage, à preuve “le prix de la critique québécoise pour le court ou moyen métrage”). Essayons de nous étonner un instant de l’importance donnée à ce critère de longueur. On ne trouve pas, je crois, une telle façon de voir dans le monde de la musique, pourtant très préoccupée de questions de durée. Certains secteurs y sont carrément dominés par des œuvres courtes. Même là où les œuvres monumentales jouissent d’un prestige particulier, les considérations de longueur n’ont pas comme conséquence la non-programmation dans des concerts. Ou encore, pensons à Anton Webern dont l’œuvre intégrale tient dans quelques longs jeux.
Mais inutile de s’étonner! Dans le cinéma, la démarcation est impitoyable. Aurait-on pu espérer que la télévision introduise un rapport plus flexible, plus mobile avec le temps? Au contraire, ses créneaux (quel mot horrible) sont encore plus rigides. Donc, il y a cette catégorie bien réelle qui départage les films (le présent répertoire en témoigne) et comme j’en suis de cette catégorie ingrate, je suppose qu’il est de mon devoir, même de mon intérêt, de me porter à la défense du court métrage… ou encore du court métrage d’animation… ou encore du court métrage d’animation d’auteur… (je m’enlise encore!). Alors, écoutez-moi bien, je vais me plaindre, et j’ai bien raison. Sachez que je vous répète ici tout ce qui se dit à ce sujet sur les tribunes internationales prévues à cet effet, lors de tous les discours d’ouverture de tous les festivals de courts métrages. Voilà, c’est fait, tenez-vous-le pour dit.
2- …il y a le court métrage d’animation, le film publicitaire, les “time fillers” de divers types qui, à ce qu’on dit, se vendent au kilo, tout nouvellement les vidéo-clips, les reportages du Point, toute la variété des films d’information, des films d’éducation, des films de promotion et de toutes les symbioses possibles entre ces trois catégories, les films industriels, les demi-heures-fiction-télé, les films étudiants, les films d’amateur, les films de famille, les films expérimentaux, etc.
Et voilà, moi qui pratique… disons le court métrage d’animation expérimentale d’auteur (on dit bien “le cinéma d’auteur” qui d’ailleurs, ajoute-t-on du même souffle, est moribond) je me surprends à vouloir défendre le “court métrage”… sans, j’en ai bien peur, défendre vraiment ce que je fais…
En réalité, dans la plupart des cas, le court métrage est une marchandise culturelle fort dévaluée et très standardisée (par opposition aux longs métrages, marchandises de prestige), répondant dans les mass media à des fonctions utilitaires ou ornementales très étroitement définies.
3- Il faut bien que je reprenne la question autrement: de toute évidence, je ne fais pas des courts métrages pour le plaisir de me retrouver dans le présent répertoire, en si diverse compagnie. Alors quoi? Hors toute autre considération, j’imagine qu’il pourrait s’agir d’un certain rapport particulier avec la durée. On peut penser par exemple que la longueur d’un film, au-delà de sa description chronométrique, pourrait avoir comme substance un certain rapport, ou une certaine tension entre la sanction du chronomètre et l’intensité de sensation et de sens contenu dans cette portion de durée.
Ainsi, si mes films récents ont en général entre 15 et 20 minutes, c’est probablement parce qu’à cette longueur il m’est possible d’en faire des objets très compacts et très denses, tout en laissant au spectateur le temps de perdre le souvenir du début sans voir venir la fin, de s’égarer un peu… Cette logique de l’égarement serait impossible dans un film plus court et sans retour dans un film plus long. Il y a aussi, je crois, cette idée de la durée filmique comme déploiement dans le temps de toutes les intensités d’un moment précis. Plutôt qu’une anecdote ou une argumentation, le déroulement du film étale alors un état d’énergie. Au-delà ou en deçà d’une certaine longueur, il serait difficile de donner forme à la coexistence ou à l’affrontement de telles effusions d’énergie (étant entendu qu’il en faut plusieurs pour qu’il y ait forme)… Mais à quoi bon vous raconter cela s’il ne reste qu’un titre dans ce répertoire et une bobine oubliée sur une tablette… cela ne suffit pas.
4- …se replier dans le circuit de “l’Art sérieux”? Ce serait un repli illusoire puisque le monde de l’Art lui-même commence à être grugé par la loi des mass media (à preuve, l’exposition Picasso qui indépendamment de sa valeur intrinsèque fut un événement “mass media”). L’affrontement est inévitable et, aussi inégale soit cette bataille, elle a au moins l’intérêt de se dérouler en terrain découvert dans un rapport non- spécialisé avec le public. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille brûler les bases de repli…
5-…je recommence. C’est comme si, ayant atteint un certain degré de désespoir, je m’étais résolu à faire de cet affrontement avec le monde de la production et du commerce des images (cette civilisation de l’image dont on parle tant et dont la surenchère d’abondance et de gigantisme produit une banalisation accélérée de ces images-marchandises face à un public de plus en plus blasé) un des moteurs de mon travail, à le donner en spectacle dans toute la mesure de sa dérision, de son inadaptation à aucun créneau, à aucune discipline, à aucune règle constituée, et à mettre ainsi à profit le non-lieu culturel dans lequel au départ je me débattais avec aveuglement. Quoi de mieux, quoi de plus ironique que de le faire en partant de la plus petite dimension, l’air de rien émergeant discrètement du labyrinthe de ce répertoire où les films ne sont même plus décrits…
6-…je m’explique. Lorsqu’au cours de 1984, avec les musiciens Robert Lepage et René Lussier, je mettais sur pied le spectacle “Chants et danses du monde inanimé” (il s’agit d’un spectacle mêlant le cinéma et la présence de musiciens sur scène qui exécutent en direct la trame sonore des films; ce spectacle qui a débuté au cinéma Outremont a été présenté une quinzaine de fois au cours de la dernière année à Montréal, Québec, Rouyn, Sherbrooke et Victoria- ville), c’était bien dans un esprit de défense du court métrage, dans le but aussi de chercher pour mes films un peu de reconnaissance au sein de la vie cinématographique. Un effort bien empirique qui a d’ailleurs donné quelques résultats. Mais un an plus tard, je découvre qu’insensiblement j’en suis venu à cultiver cette situation singulière de court- métragiste refusant le cadre admis du court métrage et du même coup du cinéma, à ne plus chercher à tout prix à ce que mon travail soit reconnu dans le cadre défini du cinéma, ni dans tout autre cadre, à adopter pour de bon cette attitude de méfiance malicieuse tant par rapport à ce que je fais que par rapport à ce qui se fait d’autre, à faire peu à peu de mes travaux des objets inévitables, mais indéfinissables.
Ainsi, maintenant, mes courts métrages (ce que je fais finit en général par exister sous cette forme sans que ce soit leur forme exclusive ou même privilégiée) sont le résultat d’un processus dispersé et diffus où la production de film s’entremêle à la production de spectacle, et vice versa, où les films sont montrés avant d’être terminés, modifiés après leur finition, ou même ne deviendront jamais des films, où même la notion de film (des limites du film) est un peu dissoute, où divers circuits de diffusion sont délibérément chevauchés (cinéma, musique, galerie d’art…) et où la confrontation avec d’autres disciplines est continuellement recherchée… À partir de là, tout ce qui est inhabituel me semble préférable aux réseaux constitués du “court métrage” et mérite d’être essayé.
7- Suis-je donc vraiment un cinéaste de courts métrages d’animation expérimentale ou d’auteur (vais-je jamais mettre cette formule au point)? Vraiment je prends plaisir à ne plus le savoir.
Pierre Hébert
Réalisateur de films d’animation à l’ONF depuis 1965, Pierre Hébert est l’auteur, entre autres, de PÈRE NOËL, PÈRE NOËL, ENTRE CHIENS ET LOUP, SOUVENIRS DE GUERRE et, tout récemment, de Ô PICASSO – TABLEAUX D’UNE SUREXPOSITION. Il a obtenu le Prix du court et moyen métrage 1984 décerné par l’Association québécoise des critiques de cinéma.