La Cinémathèque québécoise

Collections en ligne

Ce site est rendu possible grâce à la fondation Daniel Langlois

Anciens périodiques

Télécharger pdf

JACQUES ET NOVEMBRE :
la « froideur » de la vidéo

Ce film de fiction est né d’un documen­taire qui a tourné court. François Bouvier apprend que l’un de ses cousins est atteint d’une maladie mortelle. Les deux réalisa­teurs discutent de l’opportunité de filmer ses derniers moments. Mais ils ne sont pas encore décidés que déjà le cousin meurt. Naît l’idée d’une fiction sur le même thème. Le traitement, toutefois, se doit d’être très réaliste. Ce qui sera obtenu grâce à l’utilisation de la vidéo, plus “froide” que le 35 mm, donc plus proche de la réalité, disent les réalisateurs.

Jean Beaudry Photographie Alain Gauthier
Jean Beaudry
Photographie Alain Gauthier

Le film possède une qualité de persua­sion qui soulève un doute chez les plus avertis: Jacques est-il vraiment mort? Ce réalisme de la représentation résulte de la qualité des interprètes (et particulièrement de Jean Beaudry) mais aussi de l’utilisa­tion de la vidéo comme intermédiaire entre Jacques et le/la spectateur/trice. L’expé­rience accordée au personnage (photogra­phe, amateur de cinéma) fournit un prétexte très plausible à l’introduction d’un autre médium et établit la crédibilité des scènes ultérieures. La vidéo donne en quel­que sorte le libre arbitre à Jacques; elle rend le personnage autonome.

JACQUES ET NOVEMBRE ne serait pas ce qu’il est sans la rigueur de sa struc­ture. L’alternance régulière des séquences narratives en 35 mm et en vidéo constitue la trame du film; des scènes courtes s’y greffent, indicatrices de temps (l’agenda de Denis, le brouillage entre les scènes vidéo) ou créatrices d’atmosphère (Jacques pleu­rant de désespoir; écoutant Brel; présen­tant ses cactus; son transport chez lui). D’autres scènes, moins reliées au schéma narratif, évoquent le passé de Jacques (ses logements, son enfance rue Mont-Royal puis à Montréal-Nord, des enfants jouant dans une cour, etc.). Ce sont d’ailleurs les scènes qui accompagnent la chanson de Michel Rivard qui s’éloignent le plus de l’esprit du film. Détachées du contexte, plus ou moins utiles, elles interrompent le fil de la narration.

La narration, classique, suit la chrono­logie: celle de l’évolution de la maladie tout au long du mois de novembre. Vers le milieu du film, Jacques raconte un inci­dent de son enfance, le déroulement de sa jeunesse, fait le bilan “mathématique” de sa vie puis celui de son grand amour, de qui il s’est séparé. Ainsi, la description du temps qui passe, avec ses menus événe­ments, “entoure” celle du temps passé. Cette remontée chronologique parallèle à l’écoulement du mois de novembre accen­tue le mouvement de fuite du temps.

Tout le film est d’ailleurs à rattacher à l’ordre du menu, au mode mineur. Il oscille entre la tristesse, la mélancolie et le rire; le tragique est évité, comme le grandiloquent. Les deux réalisateurs ont su choisir le ton juste, entre le léger et le grave, afin que leur film soit à la fois dis­trayant et vrai. Le foisonnement des détails et leur inventivité (nommer les cactus, les coupons de lecture) ainsi que la poésie des plans montrant de grands arbres solitaires (merveilleusement accentuée par la musi­que de Rivard) rendent le film particuliè­rement savoureux.

Un écueil de taille est évité dans le por­trait des parents, surtout celui du père. Les auteurs auraient pu tomber dans la carica­ture, puisqu’ils dépeignent ceux-ci comme des gens très ordinaires. Dans une scène émouvante, Hervé (le père) apporte des beignes préparés par sa femme. Jacques le retient et fait avouer à cet homme pudique à l’extrême qu’il aime son fils, sans que le ton soit mélodramatique ou larmoyant.

Vidéo — Super 8 — 35 mm

Établissons ici un parallèle entre JAC­QUES ET NOVEMBRE et deux autres films, NICK’S MOVIE (Wim Wenders) et DANS LA VILLE BLANCHE (Alain Tanner), à cause de l’insertion de la vidéo dans les trois œuvres — le Super 8 dans le cas de Tanner. La raison d’être de ces séquences viendra éclairer en retour cel­les de JACQUES ET NOVEMBRE et les propos quelquefois divergents des réalisa­teurs sur la nature des différents supports s’expliquera par le décalage entre réalité et fiction et l’emplacement du personnage principal dans la fiction. Autrement dit, la conception du support que se forme un réa­lisateur dépend de l’usage qu’il en fait et non l’inverse, comme on pourrait le croire. Ainsi, Tanner dit du 35 mm qu’il est “froid” et “objectif” alors que Wenders qualifie la vidéo de “spectateur objectif’ 1.

Dans le film de Bouvier et Beaudry, le subterfuge est justifié dès les prémices: la caméra vidéo remplace l’éventuel stylo de Jacques. Le public est directement inter­pellé : Jacques se confie à lui. La fiction se fait oublier et renforce l’effet de cinéma-vérité ainsi provoqué. Le procédé achoppe une seule fois, lors de la conversation télé­phonique entre la mère (35 mm) et le fils (vidéo). Denis, l’opérateur de la caméra 35 mm, avait-il été mandaté pour filmer chez la mère de Jacques, alors que celui- ci venait de mettre à la porte des parents trop attentionnés? C’est peu vraisemblable, mais on l’accepte, car on est emporté par le rythme de la fiction. Toutefois, ce même procédé réussit remarquablement dans l’une des premières scènes, où Denis, en retard, reçoit un accueil abrupt de Jacques. La vidéo et le 35 mm sont intimement mêlés, Denis filmant le babillard de Jac­ques puis faisant pivoter la caméra vers celui-ci, au rythme de sa colère.

À cette première mise en abîme en cor­respond une autre, celle du film d’amateur. Esquissée dans la scène de l’anniversaire de Jacques, elle n’est alors qu’une allusion: la lumière changeante de la projection se reflétant sur le visage de Jacques, le père chargeant le projecteur. Elle devient signe dans son intégralité lorsque Jacques relate un souvenir d’enfance, soit l’épisode des vaches avalant toute l’eau de la cuve dans laquelle il baigne, pendant qu’on voit des enfants jouant dans une cour de ferme, un petit garçon illustrant nommément la nar­ration. Cette insertion du 8 mm accentue encore le réalisme par son côté familier: il est alors impossible de différencier la fic­tion de la réalité. Le signe est alors saturé de sens dans le contexte du réalisme; un autre genre de fiction permettrait un foi­sonnement du signe encore plus grand, comme dans L’ÉTAT DES CHOSES de Wenders où machines et scénario rappel­lent le cinéma.

Le fictionnel et la réalité s’entrelacent de manière différente dans NICK’S MOVIE, mais avec un thème et un traitement voi­sins. En 1980, le très connu Nicolas Ray (REBEL WITHOUT A CAUSE, WE CAN’T GO HOME AGAIN, JOHNNY GUITAR), ami de Wenders, souffrait de cancer. Ils décident tous deux d’élaborer une fiction dont ils seraient les principaux protagonistes. Derrière la caméra se trou­vait une autre caméra (vidéo), manipulée par un ami qui tournait sans plan précis ni recherche esthétique, simplement pour le document brut. L’idée de mélanger les genres est venue après, pendant le mon­tage. Selon Wenders, l’utilisation de la caméra 35 mm est liée à la narration. Dans NICK’S MOVIE, elle est le support de la négation de la mort, l’ultime effort de créa­tion avant l’anéantissement, alors que la vidéo exhibe la vérité crue, celle de la fin qui approche. Les séquences vidéo, à des­sein, détruisent l’esthétique du film, le beau fini glacé du 35 mm. Constatons tou­tefois que le réalisme doit être freiné dans ces scènes, pour ne pas sombrer dans le voyeurisme. En fait, le procédé est ici l’inverse de celui de JACQUES ET NOVEMBRE : le cinéaste se retire derrière une réalité insupportable, il se crée une échappatoire fictionnelle alors que Beaudry et Bouvier élaborent une fiction pour reconstituer la réalité et donner l’effet de vraisemblance (comme pour la plupart des films). Wenders filme “la mort au travail” (selon le mot de Cocteau), tout en la niant par la fiction. C’est pourquoi son film con­serve une distance (indispensable) avec l’auditoire; pour ces mêmes raisons, la caméra 35 mm est nommée “abstraite” par Wenders et la vidéo “un spectateur objectif”. En conséquence, le spectateur reste un voyeur (dans le sens que l’on donne à ce mot en cinéma).

DANS LA VILLE BLANCHE s’éloigne du sujet traité jusqu’ici, celui de la mort. Un marin, Paul, abandonne son navire lors de l’escale à Lisbonne. Il envoie des let­tres à sa femme, ainsi que des bobines de film Super 8. Il filme la ville, ses rues étroites, ses trams poussifs puis Rosa, la serveuse et femme de chambre de son hôtel. La dérive de Paul, d’abord heu­reuse, glisse insensiblement vers le drame: il se fait voler et blesser, il perd Rosa. Le Super 8 est pour Tanner plus émotionnel, il traduit le désarroi de Paul. Ce n’est pas un technicien qui est derrière la caméra (NICK’S MOVIE); elle n’est pas utilisée comme médiateur (JACQUES ET NOVEMBRE). Elle nous invite à entrer à l’intérieur du film, à intérioriser les ava­tars de l’antihéros. L’œil de Paul en train de filmer devient le nôtre. La caméra 35 mm est ainsi plus froide, plus objective, puisque le contenu émotif est confié au Super 8.

L’axe de la représentation, traditionnel dans NICK’S MOVIE (la fiction mêlée au document nous écarte dans la mesure où même si le film est conçu pour l’auditoire, son déroulement est centré sur lui-même), est brisé par JACQUES ET NOVEMBRE et par DANS LA VILLE BLANCHE. Quelqu’un d’autre filme Nicolas Ray et Wim Wenders, alors que Jacques se filme et que Paul filme lui-même. Le contact est établi directement entre Jacques et nous et entre Lisbonne et nous (Jacques va vers nous, Lisbonne vient à nous), alors que dans NICK’S MOVIE la communication est créée dans l’abstrait, de par la seule présence du public.

Pour les quatre réalisateurs, le 35 mm crée une distance, celle de la fiction. Mais si Wenders se protège de la réalité grâce au 35 mm, Tanner et Bouvier-Beaudry provoquent l’émotion grâce au Super 8 et à la vidéo. L’esthétique soignée du 35 mm (les belles images de DANS LA VILLE BLANCHE : plan fixe sur un rideau sou­levé par le vent ou vues de la vieille ville, la ville blanche; les images dramatiques de NICK’S MOVIE; les images sobres et effi­caces de Bouvier-Beaudry) est niée par les imperfections et la mauvaise définition des deux autres supports chez tous les réalisa­teurs (comme si ceux-ci étaient nécessai­rement de mauvaise qualité…). Les différences de perception (le 35 mm “chaud” chez Bouvier-Beaudry, “froid” chez Tanner, instrument abstrait chez Wenders) sont dues au positionnement du personnage principal et chez Wenders à l’irruption de la réalité dans la fiction. Car la vidéo signifie l’absence chez Bouvier-Beaudry (donc “froide”) et le Super 8 est symbole de présence (de Paul, donc “chaude”). Chez Wenders, la vidéo est filmée par un autre, détaché du contexte 35 mm, donc objectif.

Pascale Beaudet


Collaboratrice régulière à Vie des Arts et à Vanguard, Pascale Beaudet est aussi l’auteure de plusieurs textes sur l’art et le cinéma.

Notes:

  1. Danièle Parra, “Entretien avec Alain Tanner”, Revue du cinéma, no 383, mai 1983, p. 18.

    Henry Welsh, “Cinéma et vidéo dans Nick’s Movie”, Jeune Cinéma, no 134, avril-mai 1981, p. 16.