Why did you make a movie* they said
Il était une fois un fragment de vie
Tous les jours, ici là et ailleurs, mille gestes sont posés pour que nous puissions lire le journal, cette publication mille fois consommée au rythme de l’habitude. Mais qui sont ceux qui, à la base, produisent le journal et se retrouvent le plus souvent “en dernières pages”?
Des gens
Les personnages du film, des travailleurs de la forêt, du papier et de l’impression du journal, nous font participer à trois saisons de production, à trois mouvements de labeur qui devraient nous conduire à une relecture du journal, du point de vue de ses conditions de production matérielle.

Photographie Louise BIlodeau
En quelques tableaux, les divers intervenants du film nous dressent un portrait de leur situation dans le corps social et nous font part de leurs aspirations quant à l’amélioration de leur milieu de vie. Une proposition de réflexion sur l’utilité sociale, les conditions de travail et la réalité socio- politique environnante.
Une piste
N’y aurait-il pas, à l’ombre du journal, quelques signes évocateurs de l’état du pouvoir actuel?
Une démarche
Interroger la vie, s’enquérir du pourquoi et du comment des choses, tenter de refléter, d’un point de vue particulier et à travers le filtre des appareils cinématographiques, un fragment du réel, tel a été le fondement de notre démarche. Ce film est un gros plan sur un objet délimité: le journal, un cadrage serré qui déborde sur l’ensemble du décor, un peu une réponse au poème de Brecht: “Questions que pose un ouvrier qui lit”.
Un profond amour des signes
Au niveau du projet initial, le choix du journal comme objet d’investigation fut un pur prétexte à l’observation filmée de phénomènes sociaux dans le champ du travail. Il s’agissait tout simplement pour nous de s’approcher d’un produit fini, de consommation courante, et de regarder derrière les apparences premières pour tenter de saisir un certain nombre de rapports sur les lieux de travail et dans la formation sociale.
Il est clair que les questions soulignées dans le film EN DERNIÈRES PAGES, tout en étant adaptées aux secteurs industriels abordés, concernent l’ensemble de la population laborieuse et que, dans d’autres champs d’activités socio-économiques placés sous le même mode de production, on pourrait aisément déduire le même type de rapports sociaux.
Aussi, rassurez-vous, l’action de ce film aurait pu se dérouler dans un tout autre pays. En outre, toute ressemblance des situations filmées avec d’autres événements vécus par des personnages différents, évoluant dans d’autres secteurs d’activités, n’est pas le fruit du hasard.
Un désir qui nous met en scène
Quant à l’implication humaine, précisons que, depuis les débuts du projet, des personnes-ressources de milieux variés ont collaboré avec nous aux diverses étapes de création; qu’il s’agisse de cinéastes, de chercheurs, de délégués syndicaux, de travailleurs ou d’autres participants qui, de façon ponctuelle, ont offert gracieusement leurs services selon leurs champs d’intérêt ou de compétence.
Dans les trois secteurs industriels choisis, des travailleurs et des gens de leur entourage se sont impliqués dans la production du film, que ce soit par leur participation à des entrevues, par le commentaire que quelques-uns d’entre eux ont fait en studio (voix off) de certaines images de travail, ou encore par d’autres formes de collaboration technique et humaine.
Ces gens, qui nous ont accueillis dans leur milieu, ont su démontrer que leur vie quotidienne est souvent plus riche d’enseignement que celle de la plupart des héros actuels de cinéma.
Et nous emporte dans sa course folle
L’ensemble des obstacles rencontrés et vaincus, lors de la réalisation du film, devint pour nous une occasion de mesurer et de développer notre force de réflexion et d’action. C’est donc dire que la fabrication de ce document a revêtu, pour ses participants, le caractère d’un laboratoire où les diverses expériences vécues sont devenues autant d’acquis pour un prochain film.
Comme la confirmation d’un état amoureux
À un plus large niveau, le questionnement que suscite EN DERNIÈRES PAGES, en soulevant certains aspects de la vie généralement occultés, ne constitue-t-il pas un investissement dans l’avenir?
Filmé en noir et blanc
Pourquoi aurions-nous participé à la vision “couleur = modernité, attrait pour le public”, quand un tel point de vue constitue une réduction simpliste qui ne tient pas compte de la diversité des possibilités d’utilisation des procédés visuels au cinéma?
Point n’est besoin de référer à l’histoire pour démontrer que l’apparition d’un nouveau procédé esthétique n’élimine pas nécessairement les procédés déjà utilisés.
Le parti pris actuellement dominant de “la couleur à tout prix” se présente comme un élément de plus de l’habituel processus de standardisation à l’oeuvre dans les sociétés industrielles, processus qui a tendance à réduire de manière prononcée le champ des possibles.
Tout en favorisant un enracinement plus effectif des personnages dans le décor environnant, l’utilisation du noir et blanc a permis, dans le cas du film EN DERNIÈRES PAGES, de mettre davantage en évidence la réalité du discours, la dimension de saisie partielle/partiale du réel par l’équipe de tournage.
De plus, les jours noirs et les nuits blanches que connaissent plusieurs de ces “travailleurs et travailleuses de l’ombre” au sein de notre société technologiquement avancée, de même que la référence graphique que peut sous- tendre la pellicule noir et blanc (rapprochement avec l’impression généralement noire des caractères typographiques et des photographies sur le papier journal), font aussi partie des raisons qui nous ont incités à adopter ce paramètre photographique.
Avec la couleur du direct
Suite à une recherche étayée sur le sujet, l’obstination avec laquelle les objets à filmer se sont imposés lors du tournage, à intervalles relativement réguliers, a conduit notre petite équipe à une certaine perméabilité à l’environnement, attitude qui s’est accompagnée d’une distanciation plus ou moins prononcée permettant l’organisation des divers éléments de signification dans le champ du discours.
À la fois sujets et objets de l’histoire, nous nous sommes retrouvés libres, étant données les diverses possibilités de choix, de point de vue éthique et esthétique dans le développement du sujet, et contraints, par les limites du thème abordé au sein de l’œuvre et un contexte de production où les moyens techniques et financiers étaient particulièrement réduits.
Cependant, en sa qualité de discours filmique, possédant une relative autonomie, EN DERNIÈRES PAGES demeure, comme tout film, le fruit du rapport filmant/filmé et constitue une proposition d’interprétation d’un fragment de vie.
Et ponctué de bruits musicaux
La recherche d’un climat sonore qui favorise la cristallisation du sens de certaines images, tout en évitant la monotonie du bruit enregistré, nous a conduit à l’utilisation de fragments musicaux qui trouvent le plus souvent leur départ logique dans les scènes elles-mêmes.
La musique composée pour EN DERNIÈRES PAGES, en considérant généralement le bruit comme “son musical” et en le traitant comme tel, ou encore, en associant certains éléments musicaux aux bruits réels, ajoute un éclairage particulier, suggère, donne du relief à l’image, en plus de prendre racine dans l’événement montré.
En outre, il était déterminant pour nous que le thème musical apparaissant en quelques versions et sous forme de leitmotiv, tout en participant à la structure rythmique du film, puisse être perçu comme élément composant du climat du film, élément intervenant selon une certaine logique interne pour appuyer le sens, souligner de manière variée les idées maîtresses du film.
Réponse à certains besoins précis, exigée par la situation, la musique du film s’est donc imposée comme nécessité organique. Commentaire personnel d’un musicien. Occasion et conséquence d’un échange fructueux avec un compositeur cherchant à dépasser les recettes traditionnelles de la musique au cinéma.
Nous étions une histoire
avec des zooms d’espérance
qui investissaient un futur incertain
Nous vivions du désir de l’inconnu
qui court vers sa propre mort
Il y a parfois des jeux d’adultes
qui piègent le désespoir
en le pointant du doigt
Jean Tessier
avril 84
Réalisateur, scénariste et caméraman, Jean Tessier est aussi producteur et membre fondateur de la coopérative de production Spirafilm. De plus, il enseigne le cinéma à l’Université Laval. Avec EN DERNIÈRES PAGES, il signe son premier long métrage.
* Cet article fait référence au film EN DERNIÈRES PAGES, documentaire de long métrage, 16mm noir et blanc, réalisé par Jean Tessier et produit par Spirafilm.