La Cinémathèque québécoise

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Lettre à deux jeunes cinéastes

Chère Suzanne,
Chère Renée,

Prises comme moi aux filets mouvants du cinéma; empêtrées d’amour et de désir, je vous vois, studieuses, passion­nées devant la page blanche, tracer de vos doigts liquides l’esquisse de nou­velles lumières, de sonorités inédites. On vous a dit: deux colonnes. Tout doit transparaître — voire naître — de cette division arbitraire de la matière fluide, complexe, infiniment multiple qui rassemblera, dans une enceinte obscure des spectateurs avides de pé­nétrer avec vous dans le labyrinthe étroit des songes à dénouer.

On vous a dit : deux colonnes.

Sur votre délire, deux des nombreux barreaux de la prison s’érigent; deux seulement, les tout premiers. Déjà — non sans raison — vous tremblez. Comment? Cette pâte étrange dont sont faits les rêves; ces voix et ces cou­leurs dont on ne sait pas très bien la­quelle chante le plus fort; la musique sinueuse des images, interrompue de longs silences où l’on entend battre son coeur, toute cette vie, comment toute cette vie peut-elle tenir en deux colon­nes? en un poème, soit. Mais en deux colonnes…

J’entends au loin Rimbaud qui pleure sur ses voyelles, j’entends au loin la plainte d’un art né dans les foires et nourri du plus fol espoir…

Oisive jeunesse
à tout asservie
par délicatesse
j’ai perdu ma vie

Ha! Rimbaud le premier, peut-être, mais que dire de cette longue suite d’artistes les plus divers, penchés sur la lanterne magique, fascinés, comme vous et moi par les innombrables rela­tions des arts entre eux, grâce à elle…

Grâce au cinéma, tout devenait possi­ble. Art du temps, et, par illusion, art de l’espace; art du réel par illusion, art surréaliste par nature, le cinéma ouvrait, avec le nouveau siècle, la porte d’un Nouveau Monde.

Mais vint… le parlant. Non pas le sonore, le parlant. C’est-à-dire, la réduction irrémédiable à une scène “à l’italienne”, au champ contrechamp, bref, de façon embryonnaire, aux deux colonnes. Imaginez le Napoléon d’Abel Gance, en deux colonnes? C’est tout dire. Le cinéma est mort aux portes du parlant d’y avoir rencontré le scribe. Tout espoir évanoui de réin­venter la partition susceptible de rendre un tant soit peu intelligible l’or­chestration de cette matière nouvelle, de recréer sur papier l’esquisse un peu nette des intentions du compositeur, c’est-à-dire, du cinéaste. Phénomène extrêmement curieux, du reste, qu’à l’époque où tous les autres arts intuitionnaient l’avenir hors des sentiers battus, le dernier né, fragile?, se rabattait sur l’écriture et pas n’im­porte quelle écriture, l’une des plus rigides, des plus conventionnelles, de celles qu’aucun chorégraphe musicien ou architecte ne voudrait utiliser. Désormais, le temple était en place.

En fait, à ses débuts, le destin du cinéma était tout tracé: de la lumière, du mouvement, des rythmes, des ex­trêmes et de leurs contraires allait naître une nouvelle odyssée, durant la­quelle il serait facile de perdre, en cours de route, les amateurs de logique ou de sémantique. Tout bougerait, irait trop vite ou trop lentement. On ne s’y retrouverait plus.

Avec le parlant, la platitude, la bêtise, la psychologie, la sociologie pour tout dire, deviendraient l’objet de la re­présentation. Tout étant écrit, c’est-à- dire parlé et enregistré, on ne s’y tromperait plus. À nouveau, un art de masse venait d’échapper aux masses et les moralistes devenaient auteurs. Tout rentrait dans l’ordre. Le temple serait sauf, pour quelques décennies.

Et vous voilà toutes deux devant la page blanche, à l’origine, comme tous ceux qui aiment. Détournées de votre propos dès le départ, annulées, par avance, dans votre processus créateur. Et l’on s’étonne, encore! de la fascina­tion du direct sur les jeunes cinéastes. Et l’on s’interroge sur la pauvreté des scénarii et des imaginaires. Faire du cinéma et de la musique, ce n’est pas nécessairement vouloir l’écrire. À-t­on jamais songé que le jazz n’est que rarement écrit? Le jazz, cette musique XXe siècle, toujours mouvante dans sa forme, toujours à l’affût de nouvelles sonorités, d’équilibres vertigineux.

Alors arrive en force l’objection majeure : le jazz, la peinture, ça ne coûte pas cher. Les deux colonnes n’ont pas leur raison d’être. Comme si la comp­tabilité s’écrivait sur deux colonnes! Comme si les chiffriers (merci, Véron­neau) n’existaient pas! La plupart des réalisateurs de talent que je connais me parlent beaucoup mieux de leur film qu’ils ne l’écrivent. Dans ce cas, le non verbal joint à des flots de paroles s’approche étrangement de ce qu’ils veulent matérialiser. Encore faut-il les écouter. C’est plus long que de faire, grâce à la lecture rapide, l’analyse d’un scénario en vingt minutes. Ce serait sans doute plus “rentable” pour­tant. Car sans les merveilleux interlo­cuteurs et interlocutrices qui consti­tuent en général nos équipes techni­ques, peu de bons films verraient le jour. Ce sont les seuls qui ne sont pas dupes des deux colonnes. Ce sont les seuls — si jamais vous franchissez les portes du temple — qui vous interro­geront sur ce que vous voyez et en­tendez vraiment dans votre délire, sur ce que vous désirez vraiment, qui vous y suivront sans sourciller. Eux, elles, ne font pas de cinéma: eux, elles, sont le cinéma. Il est frappant de constater, par surcroît, qu’après avoir travaillé sur la matière première pendant des années, s’ils veulent un jour scénariser, ils n’ont aucune crédibilité. Quelqu’un aurait publié quatorze textes sur n’importe quel sujet et n’au­rait jamais mis les pieds sur un plateau de tournage serait éligible dans tous les cas à devenir scénariste, malgré son ignorance des tenants et abou­tissants d’un texte au cinéma. Les techniciens, quelle que soit leur expé­rience du métier, non.

La structure répressive de l’écrit. C’est comme cela que “cela” s’appelle. Remarquez bien que toute répression commence par l’écrit. Qu’une bonne partie des peuples du monde entier n’y ont jamais recours, autrement qu’obli­gés. Qu’une expression populaire l’a consacré: c’était écrit, donc certifié, inéluctable.

Le matériau de toute création, y compris celui de la création littéraire, n’est jamais l’écriture. Par extension, encore moins celui du cinéma. Surtout, ne croyez pas que je vais ici m’acheminer vers une définition quel­conque de l’émotion ou du point de vue, toutes choses par ailleurs bien né­cessaires. À l’origine de toute création est la rencontre d’un être humain et d’un matériau. Bref, une équation. Car c’est bien une équation à trois in­connues qu’il s’agit de résoudre. Ma­tière, fond, forme. De ces trois incon­nues, une seule ne peut être modifiée substantiellement. Pourtant, elle est “immanente” en quelque sorte, aux deux autres, il s’agit du fond. C’est la rencontre initiale, celle à la suite de quoi on dit, pour la Xième fois: cela ferait un bon film.

Puis, si cette rencontre est féconde, des formes commencent à s’élaborer. Pas une seule forme, des formes. Sons et lumières germinent, s’étalent aux soleils des centres nerveux, s’entre­croisent, se choquent, se déploient en une espèce de tourbillon. Parfois, cer­taines images se précisent dès lors, parfois non. Or, à cette étape, le monde entier semble avoir été trans­formé pour répondre, aider à résou­dre, en fait, l’équation. Il n’est plus un nuage qui ne soit porteur d’éléments pertinents au problème, plus une heure qui ne soit chargée de la fascination qu’exerce sur nous cette oeuvre qui se prépare. Si l’on pouvait vivre sans manger, cette période serait certai­nement la plus heureuse de toutes. Tel n’étant pas le cas, force nous est de re­connaître que nous sommes “en­ceinte”, qu’il faudra bientôt nourrir à la fois la mère et l’enfant, donc, de de­mander de l’aide aux endroits identi­fiés comme ressources. Là commence le drame, bien expliqué dans la Bible, de savoir à qui l’enfant appartient. Car, avant même qu’il ne soit né, on proposera de trancher l’enfant en deux. Or, à l’horizon, pas de Roi Salomon pour éclaircir le débat et décider que l’enfant appartient à celle qui le veut entier, mais vivant, plutôt que scindé et mort.

Mais supposons réglée cette étape, dramatique pour le moins, dès le départ, on vous obligera à choisir à quel type de compétition olympique devra un jour participer cet embryon. Toute votre subsistance — (celle de l’enfant et de la mère, toujours) dé­pendant de cette réponse, vous vous aventurerez: compétition d’une demi- heure, d’une heure, d’une heure et demie, etc.; vous discuterez format, budgets, de l’inflation possible en fin de grossesse. Pour survivre, une seule réponse est acceptable: une réponse vraisemblable. Vraisemblable, il va de soi, pour les interlocuteurs. Nous sommes seules, à cette étape, à vivre l’angoisse de la survie. Pour parer les coups, il faut subitement se trans­former en joueur ou joueuse et parier, sur nous-mêmes, sur notre propre tête, en tentant d’obtenir à tout le moins ce qu’il faut pour se rendre à terme. C’est encore plus difficile quand comme vous, on commence dans le métier. Mériteriez-vous la lune, vous n’en serez pas moins réduites à dire des énormités comme… il s’agit d’une demi-heure, alors que 14:42 minutes suffiraient. Peut-être encore s’agit-il d’un film long, mais modeste, à la Lefebvre? Un film long, voilà ce que ça coûte aujourd’hui. Enflez-le, donnez- lui l’allure d’un champion, peu importe, décidez-vous, ou repassez. C’est-à-dire, avortez. De plus, il est des sujets qu’il faut éviter soi­gneusement de traiter à ce moment-là. Par exemple, peut-être, en néophytes que vous êtes, vous êtes-vous aventu­rées à rêver de faire des films aussi libres que ceux de X ou de Y (des étrangers en général). Ou plus simple­ment, comme vous êtes jeunes encore, bouillez-vous de réinventer le cinéma, comme en ses premiers jours, de grands artistes l’avaient imaginé. At­tention! Le cinéma, vous le compren­drez très vite, ne répond qu’à une seule définition: c’est tout, sauf ce que vous êtes en train de faire. Ne l’oubliez jamais. Si vous adorez la peinture, on vous renverra à une galerie. Vous croyez qu’au cinéma, certaines formes de théâtre peuvent jouer un rôle? Peut- être que la musique… la danse… Vous avez vu Carlos Saura? C’est déjà fait. Il fallait y penser avant lui. Le texte? À la Duras? Mais voyons… ce n’est pas commercial. Je sens la confusion vous envahir. Je vous entends dénom­brer les films commerciaux pas com­merciaux produits ici ces dernières années, les comparer au succès mondial de ces audacieux maniaques (qui valent bien un petit succès com­mercial local, n’est-ce pas?). De toute façon, vous êtes trop jeunes. Comment osez-vous écrire? Vous n’avez rien vécu. À soixante ans, en l’an de grâce 2020, vous aurez tout le temps de faire vos classes. On vivra vieux alors. Il vous restera quelques trente ou quarante années de produc­tion possibles. Alors que les cinéastes qui ont aujourd’hui soixante ans n’ont pas encore fait leur chef-d’œuvre commercial international?

Vous êtes encore devant votre page blanche? Studieuses, passionnées? Eh oui. Je le sais bien. Vous éprouvez tou­jours ce vif amour né de la rencontre du matériau initial? Alors, préparez- vous bien. Je vais vous révéler la véri­table magie du cinéma. Dans un premier temps, mettez à l’abri de toute intervention cet amour dont vous êtes enceinte. Reprenez les deux colonnes. Puis, inventez. Librement, puisque votre amour est à l’abri. À partir d’ici, vous avez le choix. Il y a, quoi qu’on en dise, beaucoup de genres en cinéma. Lequel choisirez-vous? Ne vous gênez pas. Adaptez au besoin votre propre pensée. Plagiez-vous vous-mêmes, que diable, n’avez-vous encore rien compris? Écrivez ce qu’il faut écrire, pour qui désire le lire. En très peu de temps, cette gymnastique profite à ceux qui la pratiquent. Observez-les. Surtout, ne dévoilez à personne votre amour véritable. Jouez le jeu. C’est la condition même de votre survie. Jeu dangereux? Allons donc! Il suffit d’y croire. Les jours et les années passeront, vous aurez vite un nom dans le métier. Vous ferez du cinéma en attendant de faire du cinéma. Voyez-vous? Non? Seriez- vous de cette race d’artistes maudits à l’avance? De ces trouble-fêtes perma­nents? De ces désastres sociaux qui continuent de réclamer une sorte de droit de parole à l’époque du cinéma parlant? Pour évoquer à nouveau la bible, seriez-vous de ces Samson qui veulent détruire le temple des deux co­lonnes? Alors… alors… comme les ar­tistes sont irresponsables!

Alors, peut-être rejoindrez-vous en quelques années un certain monsieur Stravinsky qui disait de la musique ce que vous saurez dire du cinéma : On n’a qu’un devoir envers la musique, c’est de l’inventer. Pour le cinéma? Ça coûte trop cher.

À court terme seulement. Puisque, pour évoquer Laure Gaudreault: l’ar­gent passe, les bons films demeurent.

Cinématographiquement vôtre,
votre aînée,

IOLANDE

P.S. Méfiez-vous de la structure ré­pressive de l’écrit.


Réalisatrice, scénariste, recherchiste et animatrice, Iolande Rossignol est l’auteure de plusieurs films dont la série LA TRADITION DE L’ORGUE AU QUÉBEC, RENCONTRE AVEC UNE FEMME REMARQUABLE LAURE GAUDREAULT, MUSIQUE OUTRE­MESURE, et, avec Fernand Dansereau, THETFORD AU MILIEU DE NOTRE VIE.