L’envers du décor
Raconter l’aventure de la production/distribution de LA TURLUTE DES ANNÉES DURES, c’est en fait raconter les difficultés de ce type de cinéma qu’on appelle “indépendant”.
LA TURLUTE DES ANNÉES DURES, ce film politique/poétique sur le courage du peuple confronté à la crise économique, à ses ravages sociaux et au danger de guerre qui l’accompagne, a été tourné en pleine crise économique 1, crise qui a particulièrement touché la culture et le cinéma québécois 2. L’État (fédéral et provincial) avec ses politiques de coupures de services “à la Reagan” en est responsable pour une grande part: les circuits scolaires et parallèles n’ont plus de fonds pour louer des films et les budgets de la SDICC (Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne) et de l’IQC (Institut québécois du cinéma) sont plafonnés autour de 5 millions depuis 1976. Avec un taux d’inflation usuraire, cet argent ne valait plus que 2 millions à peine en 1981. En ce qui regarde l’IQC, le quart du budget ne sert plus qu’à couvrir des frais administratifs et la plus grande part est investie dans deux ou trois longs métrages selon les critères d’un “plan quinquennal” qui éliminait la relève, négligeait le documentaire et appliquait aux producteurs des critères de rentabilité maximum, à l’américaine, sans tenir compte des particularités culturelles de notre cinéma. Enfin, la majeure partie du financement provient du secteur public : IQC, SGC, SDICC aujourd’hui Téléfilm Canada et les télévisions Radio- Canada/Radio-Québec. Or, l’intervention récente de l’État dans la télé payante indique clairement que cela continuera encore longtemps: non pas “l’état des choses», mais “les choses de l’État”.
C’est donc dans ce contexte de production que nous avons entrepris LA TURLUTE avec plusieurs “handicaps” au départ. “Vendre l’idée” du film aux institutions et organismes de financement n’a pas été une mince affaire. Il s’agissait d’un contenu plutôt “chaud”, la crise; d’une forme inusitée pour un documentaire: performances de chanteurs(ses) et témoins mis en situation; d’un élément d’incertitude propre au documentaire lorsqu’on donne la parole aux gens, ajouté à l’absence de spécialistes; du défi de construire le récit du film sans aucun commentaire “off”; enfin, de deux réalisateurs plutôt “engagés”, d’une jeune productrice et d’une jeune maison de production.
Au fil des difficultés de toutes sortes, des échecs et des refus à toutes les étapes, nous avions développé tous les trois une sorte de certitude intérieure — à la façon des “desesperados” — qui nous a permis de passer à travers. C’est donc un processus de production semblable à celui de bien d’autres films indépendants.
La scénarisation
À plus d’un moment, nous nous sentions comme ces “hobos” des années 30 que nous avons filmés, toujours à la recherche du train incertain du financement, en même temps que nous plongions dans l’anarchie de la création, dans l’inconfort le plus complet. Et cependant, nous foncions à toute allure comme des “enragés de l’image”. Nous frapperons à toutes les portes. En premier lieu, un projet Ose-Arts et une bourse du Conseil des Arts nous permettent de bâtir une équipe de recherchistes et d’amorcer la recherche. Le concept de documentaire musical étant déjà élaboré, nous lisons le peu de documentation pertinente sur l’époque. Puis nous présentons le projet en production à l’IQC. Une heureuse surprise: un jury accepte notre projet, mais à la condition de travailler davantage la recherche/scénarisation.
L’IQC nous alloue 15 000$ à cette étape. Nous réorganisons la recherche d’une façon plus approfondie, partageons le travail et l’argent à trois (les deux réalisateurs et la productrice). Lucille, qui tient les cordons (serrés) de la bourse et coordonne le travail de l’équipe de recherche, met sur pied une vaste campagne de presse pour rejoindre des témoins. Des gens nous téléphonent, d’autres nous écrivent de tous les coins du Québec. Nous découvrons ainsi une chanson inédite “C’est le temps d’ia dépression”, un interprète et plusieurs des témoins du film.
Nous parcourons le Québec et l’Acadie pour interviewer sur cassette une centaine de témoins et faire le repérage des lieux. L’époque prend forme et chair. Nous écumons les centres d’archives: plus de 500 films et “stock shots” sont visionnés dont une cinquantaine seront choisis. Quelques manchettes significatives seront puisées dans les journaux qui, ajoutées aux chansons synthèse et aux témoignages, nous permettrons d’éliminer le commentaire “off’. La joie aussi de découvrir à la toute fin Arthur Salvail, ce personnage extraordinaire, un véritable condensé de l’époque: tour à tour ouvrier, chômeur, hobo, “20 cennes” à Valcartier et volontaire dans les Brigades internationales…
Puis c’est la dynamique du travail de co-scénarisation; on essaie de faire visualiser un scénario truffé de témoignages, d’extraits de chansons et de références d’archives. Enfin on présente le tout au responsable de la scénarisation qui le refuse. Malgré certains remaniements et ajustements, le Comité interne de l’IQC nous renvoie à un autre jury.
La production
Entre temps, l’IQC nous demandera de trouver un producteur plus expérimenté. Nous opterons plutôt pour une association avec une autre maison de production avec laquelle nous nous sentons des affinités, Cinak, et Marguerite Duparc qui épaulera le travail de Lucille en nous témoignant sa confiance et son encouragement.
Après ce refus, une bonne nouvelle: le Conseil des Arts nous accorde le maximum d’aide, soit 40 000$. Cet octroi nous a redonné du cœur au ventre: nous pouvions enfin tourner! Radio-Québec acceptera de s’impliquer pour une somme de 35 000$ (investissement de 28 000$ et prévente de 7 000$). Un “hic” cependant: à deux jours à peine du tournage, le contrat proposé est pour une durée de 60 minutes alors qu’il avait toujours été question d’un long métrage. Après le montage final, la durée demandée fut de 75 minutes; mais après de nombreuses et laborieuses démarches, Radio-Québec acceptait enfin de diffuser la version intégrale. Nous devons reconnaître le sens ultime du respect d’une œuvre de “l’autre télévision”.
Pour toute la finition du film, le traitement et l’impression des archives, nous avons reçu un accueil très sympathique au secteur anglais de l’ONF 3 et ce, sans aucune tracasserie sur les droits d’auteur, le contenu ou la forme. Sans leur généreuse participation, LA TURLUTE DES ANNÉES DURES serait probablement devenu un film de plus sur les tablettes du cinéma québécois.
Immédiatement après le tournage, nous avons déposé une demande d’aide à la finition auprès de l’Institut québécois du cinéma. On classe notre dossier “délinquant” d’après leurs propres termes, et on refuse même de recevoir notre demande. Marguerite ira faire valoir “l’urgence de tourner” dans laquelle on se trouvait: reporter encore le tournage au bon vouloir de l’IQC aurait irrémédiablement compromis l’existence du film à cause de l’âge avancé de nos témoins avec lesquels nous étions en contact depuis plus d’un an déjà. “Soit, nous dit-on, mais payez d’abord 1 500$ comme premier versement pour le remboursement du 15 000$ octroyé à la scénarisation”. Il existe en effet un règlement, pour le moins discutable, exigeant que l’aide à la scénarisation soit remboursée le premier jour du tournage lorsque l’IQC ne participe pas au financement de la production.
Sur présentation des “rushes”, l’aide fut une fois de plus refusée (manque de rythme, film passéiste, etc…). Il subsistait donc une dette de 13 500$ que l’IQC n’a jamais voulu investir selon les normes habituelles de récupération et nous avons été contraints, pour voir s’effacer cette étiquette “délinquante”, de leur céder 20% sur les recettes Part/Producteur et même 1 400$ sur les 7 000$ de la prévente à Radio-Québec bien que cet argent devait servir entièrement à payer les coûts de production. L’absurdité de ce règlement est telle qu’il aurait mieux valu ne pas faire le film, abandonner après la scénarisation; ainsi, nous n’aurions jamais été en dette avec l’IQC. Drôle de façon “d’aider” le cinéma à se développer! De plus ce règlement est une façon de nier la valeur du travail de scénarisation, puisque rembourser le salaire donné pour ce travail équivaut à dire que cela ne vaut rien en soi, du bénévolat!
De son côté, Carole Langlois de la SDICC, bien qu’ayant un intérêt mitigé pour le film, a conservé notre dossier ouvert deux ans et elle a finalement pu trouver des “fonds de tiroirs”, une somme de 10 000$ qui nous a beaucoup aidés. Le film s’est fait avec 82 000$ en argent comptant pour un budget de 244 000$. Le reste ayant été investi par les réalisateurs, la productrice et l’équipe, d’une part, et d’autre part, la majeure partie des coûts de postproduction ayant été absorbée par l’aide au cinéma indépendant de l’ONF. LA TURLUTE aura demandé un an et demi de recherche, le montage s’est déroulé sur une année pour faire l’intégration harmonieuse de tous les éléments dont le film est constitué et trouver le rythme qui lui convient. Ce “mûrissement” et cette liberté de création étaient nécessaires; cela n’aurait pas été possible avec une maison de production qui aurait imposé ses “diktats” selon une pratique malheureusement très répandue.
Nous avions donc en main un film dont nous étions tous satisfaits; personne ne visait le “succès”, mais à dire et montrer la vie du peuple avec son côté parfois tragique, parfois poétique, parfois comique, à faire une œuvre dans laquelle le spectateur trouverait une résonnance personnelle.
La distribution
Pour rejoindre le public auquel LA TURLUTE était destiné, nous avons choisi de le confier aux Films du Crépuscule qui se trouvait alors dans une situation financière difficile à cause des politiques de subvention de l’IQC. L’IQC a tout de même consenti à titre d’avance à la distribution un maigre 3 000$ pour le lancement et la distribution à l’échelle du Québec.
Il fallait trouver une salle! Les exploitants de salles commerciales n’étaient pas intéressés à ce genre de film. On nous répondait des choses comme “Un film intéressant, mais pas pour “mon” cinéma!” Nous étions confrontés à tout le problème des salles au Québec. Il revient à une salle indépendante, le Cinéma Parallèle, d’avoir sorti le film à Montréal. Salle comble! Projections supplémentaires! Les médias en parlent avec enthousiasme!
Il y eut “trois” lancements comme cela à Montréal, au fur et à mesure qu’il prenait l’affiche dans des salles différentes. (l’Outremont / L’autre Cinéma, retour au Cinéma Parallèle puis encore à L’autre Cinéma…). La promotion deviendra de plus en plus difficile, car les journalistes ne parlent jamais d’un film deux fois, lorsqu’ils en parlent… et les annonces dans les journaux sont à des prix exorbitants. Malgré tout, le film aura tenu l’affiche, entre avril et décembre 83, presque 10 semaines à Montréal et il aura été vu dans une vingtaine de villes au Québec et même au Yukon.
Le souhait que nous formulons est qu’avec les changements qui s’opèrent actuellement (SGC / Téléfilm Canada / ONF), un film québécois puisse être produit avec moins de difficultés, qu’il soit assuré d’être vu par le public auquel il est destiné et que l’on prendra davantage en considération la contribution importante des “indépendants” à la vitalité du cinéma québécois!
Richard Boutet
Lucille Veilleux
Réalisateur de vidéos de fiction et documentaires à ses débuts de 1972 à 1976, Richard Boutet est principalement connu par ses films aux préoccupations sociales évidentes: L’AMIANTE, ÇA TUE, LA MALADIE C’EST LES COMPAGNIES et LA TURLUTE DES ANNÉES DURES.
Depuis 1974, Lucille Veilleux collabore de très près au travail de Richard Boutet. Elle a produit ou coproduit plusieurs films dont LA TURLUTE DES ANNÉES DURES, L’OBJET, LA FUITE.
Notes:
- La recherche-scénarisation a débuté en janvier 1980, le tournage a eu lieu à l’été 81 et la copie zéro est sortie en mars 1983. ↩
- À titre d’exemple, 80% des membres du Syndicat national du cinéma étaient en chômage en 1982-83 et seuls quelques rares réalisateurs ont réussi à tourner. ↩
- Le programme “P.A.F.F.”, d’aide au cinéma indépendant. ↩