Les dix ans de Cinéma Libre
ou Comment porter les films québécois à l’écran
Réal LaRochelle : Quand la Société de distribution Cinéma Libre ouvre ses portes en juin 1976, il y a un contexte assez dynamique au Québec. Comment se présentent alors les objectifs?
Sylvie Groulx : Cinéma Libre a été fondée pour assurer le lancement du film L’EAU CHAUDE L’EAU FRETTE d’André Forcier. Des producteurs et des réalisateurs s’étaient alors regroupés: Jean Dansereau, André Forcier, Pierre Latour, Bernard Lalonde et François Brault. En même temps, à la fin des années 70, il y avait beaucoup de films qui se produisaient; c’était une période assez euphorique, à tous points de vue: social, culturel, politique. Mais beaucoup de ces films ne trouvaient pas preneur chez les distributeurs: ces productions n’ayant pas a priori de vocation commerciale. Cinéma Libre est née du besoin des cinéastes de se doter d’un outil de diffusion qu’ils contrôleraient eux-mêmes et aussi du besoin de rejoindre le public. Il faut se rappeler qu’il n’existait plus, à l’époque, d’organismes voués à défendre la nécessité de porter les films québécois à l’écran.
Sophie Bissonnette : Ce qu’on peut noter dans les premiers textes de Cinéma Libre, et qui situe bien le contexte de l’époque, c’est que le projet de Cinéma Libre se situait dans un grand ensemble culturel. On s’associait aux efforts des musiciens, des chansonniers, des gens de théâtre, dans un mouvement d’affirmation culturelle. Ce qui différencie Cinéma Libre des distributeurs traditionnels, c’est que nos objectifs sont d’abord culturels et non économiques. On est une société sans but lucratif. Ce n’est pas le critère de la rentabilité qui nous motive à distribuer un film, mais plutôt son importance culturelle, esthétique, sociale ou politique. Notre préoccupation est de savoir si c’est important que le public ait accès à tel film. Un film de recherche formelle peut aussi exercer un rôle primordial auprès d’un public de cinéphiles, auprès d’autres cinéastes, pour soulever un questionnement autour du langage cinématographique. Si l’on n’existait pas, de même que d’autres organismes du même genre, comme Les films du Crépuscule, tous ces films-là ne pourraient pas jouer leur rôle dynamique.
Réal LaRochelle : Pourriez-vous rappeler quels ont été les films marquants de Cinéma Libre, ceux qui ont indiqué des temps forts dans vos activités?
Sylvie Groulx : On peut mentionner plusieurs titres, mais cela restera toujours subjectif. Certains films ont été marquants parce qu’ils ont connu un succès certain auprès du public. D’autres constituent des moments importants dans le cinéma : L’EAU CHAUDE L’EAU FRETTE, LE GRAND REMUE-MÉNAGE, la CHRONIQUE DES INDIENS DU NORD-EST, JOURNAL INACHEVÉ, AU CLAIR DE LA LUNE, JACQUES ET NOVEMBRE, “QUEL NUMÉRO WHAT NUMBER?”, CAFFÈ ITALIA MONTRÉAL…
Réal LaRochelle : Quelles sont les proportions de documentaires et de fictions dans votre répertoire?
Sophie Bissonnette : Notre répertoire propose au-delà de 125 films, dont plus de 90% sont québécois et plus de 60% des documentaires. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les documentaires sont souvent pour nous les films les plus faciles à distribuer dans la mesure où ils traitent de sujets spécifiques, répondant à des besoins précis de clientèles cibles: réseau scolaire, communautaire, syndical, etc. C’est dans ces réseaux que l’on rejoint la plus grande partie de notre clientèle. Il faut préciser aussi que c’est à cause de la difficulté des courts métrages, des documentaires et des premières œuvres à trouver un distributeur que l’on privilégie davantage ce type de cinéma.
Réal LaRochelle : Faites-vous un travail systématique de promotion de la vidéocassette autant que du film?
Sophie Bissonnette : Presque tous nos films récents sont disponibles en vidéocassettes, pour la location et la vente. On voudrait bien percer actuellement dans le marché de la cassette à domicile. On vit une baisse de fréquentation des salles, surtout en région, où il y a carrément fermeture de salles. Michel Houle le disait dans une étude récente; c’est près de 50% de la population québécoise qui n’a pas accès à une salle dans les limites de sa localité. Le marché de la vidéocassette se développe rapidement. Il y a tout un nouveau public consommateur de vidéos qu’il faut chercher à rejoindre et probablement aussi une partie du public qu’on a perdu à cause de ce contexte. C’est une optique qu’il faut absolument développer.
Réal LaRochelle : Est-ce que les cinéastes ne sont pas réticents à l’idée de voir leurs films diffusés surtout en vidéo?
Sylvie Groulx : (rires) Non. Les problèmes qu’on rencontre ne se situent pas du côté des cinéastes, mais du côté des responsables des politiques d’aide à la distribution et à la diffusion qui croient, eux, qu’il n’y a rien à faire, que les films d’ici ne se tailleront pas de place dans ce marché. On met la clef sur la porte avant même d’avoir essayé une quelconque tentative. Nous, on n’est pas d’accord. Pour utiliser un terme de marketing à la mode, soyons un peu plus “agressifs”. Bien sûr, il ne faut pas passer à côté de la question. Si on avait eu une mentalité défaitiste comme ça à Cinéma Libre, il y a des milliers de gens qui n’auraient probablement jamais eu accès, depuis 10 ans, à des tas de films québécois de qualité.
Sophie Bissonnette : La vidéocassette ne fera pas disparaître les autres moyens de diffusion. Les salles sont là pour rester, mais c’est triste de constater à quel point les choses n’ont pas évolué de ce côté-là. La loi 109 sur les nouvelles politiques du cinéma au Québec n’est toujours pas passée. En dehors de Montréal, les films québécois sont pour ainsi dire absents des écrans. Les salles parallèles, les ciné-clubs doivent se battre pour survivre. Ce n’est pas seulement le cinéma québécois qui en est affecté, mais aussi d’autres cinématographies nationales qu’on aurait intérêt à découvrir. Le problème ne réside pas dans la qualité des films, mais dans l’absence de volonté politique de prendre les moyens nécessaires pour que ces films soient vus.
Réal LaRochelle : De quoi Cinéma Libre vit-elle?
Sophie Bissonnette : Des revenus provenant des ventes et locations de films, mais principalement d’aide gouvernementale accordée par la Société Générale du cinéma du Québec et par le Conseil des Arts du Canada. Ce qui est malheureux, c’est qu’après dix années de fonctionnement, et bien que tout le monde reconnaisse l’importance et la qualité du travail réalisé, on doive encore se battre, se justifier chaque année pour obtenir cette aide financière qui appuie un travail spécifique et nécessaire que ne font pas les distributeurs traditionnels.
Sylvie Groulx : On vit dans un petit pays; la cinématographie nationale ne sera jamais rentable d’un point de vue strictement économique. Tout le monde le sait et tout le monde, ou presque, le dit. Ce sont les gouvernements qui financent la production à 90%. Ce que je trouve incompréhensible, c’est qu’on investisse autant dans la production (le Canada est le pays où l’on investit le plus d’argent dans la production cinématographique, per capita, au monde) et si peu dans la distribution. Je suis d’accord que le succès d’un film repose d’abord sur sa qualité, mais sur sa mise en marché en bonne partie aussi. Après tout, il faut vendre un produit. Ça fait vingt ans qu’on parle du rôle-clef de la distribution (et on est fatigué de radoter) et peu de choses ont changé. Donnons aux films les moyens adéquats d’être vus. ou alors, n’en produisons plus.
Réal LaRochelle : Il me semble que les gouvernements, les politiques, les programmes mettent effectivement beaucoup l’accent sur une aide qui doit avoir des résultats économiques probants. On a essayé de coincer des organismes comme le vôtre. Est-ce qu’il y a un avenir pour Cinéma Libre et comment le voyez-vous?
Sylvie Groulx : L’avenir de Cinéma Libre est toujours lié à la production. Il y a des années où on a un plus grand nombre de nouveaux films, ou de meilleurs, d’autres années sont moins riches. Ce que je trouve rassurant, et qui me fait croire qu’il y a un avenir, c’est de voir que les films qui ont bien fonctionné, qui ont eu du succès, qui ont été remarqués par le public et la critique depuis quelques années, sont des films de qualité, bien ancrés dans la réalité québécoise et dont les visées ne sont pas uniquement commerciales. On peut mentionner JACQUES ET NOVEMBRE, CAFFÈ ITALIA MONTRÉAL, MARC- AURÈLE FORTIN, SONATINE, MÉMOIRE BATTANTE, AU CLAIR DE LA LUNE, LA FEMME DE L’HÔTEL, et bien d’autres. Ce sont ces films-là qui sont présentés dans les festivals, qui sont reconnus à l’étranger, et qui connaissent ici aussi un succès respectable dans les salles commerciales tout comme dans les autres réseaux de diffusion. On ne peut pas passer à côté de ça. On aura beau dire qu’il faut trouver la recette idéale, le film à caractère “international” qui va rapporter des sommes faramineuses, je crois plutôt que l’avenir est du côté des véritables films d’auteur, et ceux-là sont toujours empreints d’une identité culturelle. Je ne fais pas partie des défaitistes qui croient que le public ne veut que des RAMBO. Quand on offre autre chose, il vient le voir aussi. J’espère que les gestionnaires qui détiennent les cordons de la bourse, et qui en définitive ont le dernier mot dans le type de production qu’on va privilégier au Québec et au Canada, vont faire des choix éclairés…; là je suis moins optimiste, de même que je doute de la volonté de ces mêmes personnes de voir un organisme comme le nôtre se développer. On va aller à la loterie cette année encore… Parler de rentabilité culturelle, dans un contexte de coupures, de “libre-échangisme” et tout ce tra la la, ce n’est pas très au goût du jour…
Sophie Bissonnette : Malgré tout ça, on a des projets de films en chantier. Après tout, on est d’abord cinéastes.
(Entrevue réalisée le 22 avril 1986 par Réal LaRochelle, avec Sophie Bissonnette, présidente de Cinéma Libre, et Sylvie Groulx, qui a occupé les mêmes fonctions de 1982 à 1985.)