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Entre le rêve et le cauchemar

Les récents Rendez-vous du cinéma qué­bécois nous offraient un programme de moyens et longs métrages où il m’a sem­blé que le rêve devenait une constante et le cauchemar au bout du rêve un invariant.

Sophie Bissonnette et Liette Aubin travaillent au montage de « QUEL NUMÉRO WHAT NUMBER? » Photographie Louise de Grosbois
Sophie Bissonnette et Liette Aubin travaillent au montage de « QUEL NUMÉRO WHAT NUMBER? »
Photographie Louise de Grosbois

Si l’humour n’est pas absent de ces films, il s’agit la plupart du temps d’un humour grinçant. Ainsi en est-il, par exem­ple, du docu-fiction LE MILLION TOUT- PUISSANT de Michel Moreau. Ce film joue au ping-pong entre le rêve que cares­sent tant de Québécois de devenir un jour millionnaires en achetant simplement des billets de loto, et le cauchemar que sem­blent vivre la plupart des loto- millionnaires. Non qu’ils ne sachent pas quoi faire de leur récente fortune, mais plutôt parce qu’ils ne savent pas quoi faire de leur temps et de leur corps. Morale: on peut être à la fois millionnaire et extrême­ment pauvre, ce qui n’est pas faux. Mais l’idée que “l’argent ne fait pas le bonheur » qui ne devrait pas être le propos principal du film le devient et évacue, me semble-t-il, la vraie question qui est celle de la légi­timité même des loteries et l’idéologie qui les sous-tend. Pourquoi Michel Moreau s’évertue-t-il à montrer les rouages de la loto, son marketing, pourquoi donne-t-il à entendre des témoignages désespérants de cas de folie — on songe à cet homme qui a vendu sa maison pour en jouer la valeur lors du tirage des treize millions il y a quel­ques années et qui n’a récolté que 1 300$ — sans oser démanteler totalement cette machine à rêves, dénoncer une fois pour toutes cet autre “opium du peuple”? L’idée que le million ne fait pas le bon­heur est récupérée par les dernières scè­nes de fiction où l’on affirme que c’est un devoir pour le loto-millionnaire de faire rêver les autres.

Comment d’ailleurs ne pas s’en laisser persuader? Le film joue sur la corde raide de l’équilibre entre bonheur et malheur, entre légende et réalité, entre plaisirs et soucis qui grossissent à mesure que s’entassent les dollars. Le propos s’achève avec l’idée que malgré tout si “l’argent ne fait pas le bonheur” il y aide. Difficile de ne pas le croire! Et Loto-Québec, qui a par­ticipé à la production du film, n’aurait cer­tes pas apprécié que le public en arrive à d’autres conclusions. “There is only so much you can tell”! Moreau aurait pu, il me semble, insister davantage sur le fait qu’au-delà des origines sociales, de la pro­venance et de l’importance de la fortune, le talent de vivre compte plus que la “bonne” gestion de l’argent dans la course au bonheur.

Il est des films, par ailleurs, qui décou­rageraient même les plus vaillants, les plus talentueux. HAÏTI-QUÉBEC en est. Pour moi il s’agit d’un film carte postale, du genre de celles que j’envoie aux amis quand je veux les décourager à tout prix de partir. Tahani Rached prétend nous donner à voir la situation des Haïtiens au Québec. Pour ce faire, elle suit un chauf­feur de taxi haïtien dans ses déambulations à travers la ville. Elle enregistre les misè­res qu’il livre à une cassette pour l’expé­dier à un ami ou un parent resté au pays et qui désire immigrer. L’homme est dans la situation de bien des immigrants qui n’osent pas — parfois par fierté, parfois pour ne pas inquiéter les leurs — révéler leurs vraies conditions de vie, et brossent de leur nouvelle vie un tableau un tant soit peu idéalisé. La volonté d’immigrer de cet ami rappelle notre homme à son devoir. Les vacances terminées il retrouve Mon­tréal, cette ville où, si l’on en croit les ima­ges du film et les interviews, l’enfer l’attend.

Tahani Rached, en voulant dénoncer le racisme, réalise elle-même un film raciste. D’une part son échantillonnage de Mont­réalais aussi bien que d’Haïtiens intervie­wés, me semble peu représentatif de l’ensemble des deux populations. D’autre part, elle évacue complètement tous les aspects qui pourraient relativiser les pro­pos tenus de part et d’autre. Personnelle­ment j’ai peine à croire que les Haïtiens qui décident d’immigrer ne s’attendent pas à rencontrer de grosses difficultés. Ou c’est moi, ou c’est eux, mais croire le contraire me semble bien naïf. Ils n’immigrent pas tant pour trouver un paradis que pour fuir une situation tous les jours plus infernale. Un exposé de la situation qu’ils fuient, sou­vent en risquant leur vie, aurait pu être utile pour la suite du film. Je pense aussi à cette bonne dame qui pleure en disant que le pire, en fin de compte, c’est la solitude. Cela s’explique mal quand on songe que la communauté haïtienne à Montréal compte quelque 40 000 personnes. Est-ce à dire que ces gens ne se rencontrent pas? Qu’il n’existe pas d’association ou de regroupement d’entraide mutuelle? Si tel est le cas, comment expliquer cela de la part d’un peuple dont les représentants dans le film s’accordent pour dénoncer la froideur des rapports entre Blancs, et louanger la chaleur des rapports quotidiens dans leur pays? Si tel n’est pas le cas, pour­quoi la réalisatrice nous cache-t-elle des éléments importants de la vie haïtienne à Montréal? Ce film pêche par trop de man­ques et de non-dits. La chanson du vieil Haïtien, dans l’autobus, en prologue, me revient en tête et je cherche en vain dans ce film l’écho de ses propos. Après une heure de visionnement, je ne connais rien de plus sur les Haïtiens qu’au début du film, rien de leurs souffrances passées, rien de leurs espoirs. Je n’avais pas besoin non plus de ce film pour savoir que les chauf­feurs de taxi sont des ultra racistes et qu’ils le deviennent un peu plus tous les jours parce que la conjoncture économique les désécurise et qu’ils n’ont pas appris à pen­ser en termes de classes sociales, mais plu­tôt en termes de couleur de peau et d’accents. Le parti pris de la réalisatrice — déjà bien exploité dans LES VOLEURS DE JOB — de présenter un nombre res­treint et peu représentatif de Québécois, d’occulter l’existence d’un prolétariat et même d’un lumpenprolétariat blanc et québécois et de ne jamais donner la parole à des ouvriers engagés politiquement, relève, à mon avis, d’un racisme primaire vis-à-vis du peuple québécois. Devrions- nous conseiller à la réalisatrice d’aller à l’école de Jacques Arcelin qui nous a donné sur Haïti ce film mille fois plus intel­ligent et profitable qu’est HAÏTI : CANNE AMÈRE. Si la seule image que j’avais d’Haïti était celle que me donne le film de Rached, d’un pays de soleil et de chaleur humaine, je m’empresserais de tout ven­dre pour aller y vivre. Heureusement qu’il y a d’autres réalisateurs pour m’empêcher de fantasmer! Je ne doute pas que l’inté­gration des Haïtiens au milieu québécois soit difficile ni que le racisme soit insup­portable. Mais pouvaient-ils attendre beau­coup mieux, eux qui le vivaient déjà dans leur pays? Il semble que le mal soit ail­leurs. En attendant des jours meilleurs en Haïti, ils ne peuvent que choisir le moin­dre des deux cauchemars.

Le virage technologique: rêve et cau­chemar?

Autres temps, autres rêves, ou dans un même temps des quotidiens différents? Sophie Bissonnette dans “QUEL NUMÉRO WHAT NUMBER?” fait cre­ver la gigantesque baloune du rêve de l’informatique. C’est au cœur même de ce que l’on appelle aujourd’hui le virage tech­nologique — cette technologie développée par et mise au service du capital — que se situent les témoignages de ces femmes pour qui le travail quotidien vire au cau­chemar quotidien. Mille neuf cent quatre- vingt-quatre, de Orwell, ne serait-ce pas ce contrôle à distance marqué à l’encre rouge des caisses électroniques qui permet­tent à la caissière en chef d’espionner l’employé numéro…; ou cet écran catho­dique qui fournit sur demande la perfor­mance détaillée des téléphonistes aux patrons de Bell Canada, et compile pour les Postes du Canada le nombre de codes postaux “pitonnés” par chaque préposé dans une journée, les minutes “perdues”, les secondes de retard…? L’ère du soup­çon s’installe. Attention : Big Brother vous épie. Société policière électronique; qui parle d’un monde meilleur?

Du soupçon généralisé ou de la déqualifi­cation du travail, quel est le pire? Travail­leurs branchés à la machine presque uniquement par une main, qui se rendent compte qu’ils n’ont plus besoin de leur tête pour travailler, et qui, pour ne pas mourir idiots, doivent faire tête à part et se forcer à rêver aux dernières vacances, à imaginer celles qui viendront, à faire la liste d’épicerie, réaménager la maison, pendant que la main bat la cadence.

Car la cadence, le voilà le vrai cauche­mar de tous ces travailleurs à qui l’on avait pourtant promis un travail allégé et plus intéressant. Répondre à 1 200 ou 1 300 appels par jour, taper des centaines de codes postaux, rentrer des dizaines de dos­siers sur le traitement de texte, on peut tou­jours penser, on ne peut plus réfléchir. Répondre à la cadence, c’est répondre à une cadence chaque jour plus élevée; ne pas y répondre, c’est risquer de se retrou­ver très vite au chômage. Que faire? Pour­quoi se battre? Demain la voix qui répondra au téléphone, la main qui tapera les codes postaux, seront électroniques et les chômeurs, à l’instar de Pierre Goupil, “verront les heures”.

Le produit filmique n’est jamais seule­ment le fruit de l’imaginaire. Si les créa­teurs sans se consulter — parfois même sans se connaître — offrent à un moment donné de l’histoire, une vision semblable de l’univers par les thèmes qu’ils traitent et/ou la structure de leur œuvre, c’est sûrement qu’il faut déborder le cadre des modes et du hasard et chercher dans le tissu social d’où ils tirent matière à réflexion, les symptômes sous-jacents d’un malaise généralisé qui les préoccupe. Alors même que tout le monde parle de “stratégie de sortie de crise” laissant entrevoir des jours meilleurs, les mauvais rêves, voire les cau­chemars, hantent la production récente de nos cinéastes. Ces rêves et ces cauchemars devaient nécessairement déboucher sur autre chose. D’autres films en plus de ceux précités ont montré cette convergence du rêve et du cauchemar, mais tous semblaient ancrés dans le quotidien. Il fallait attein­dre une autre dimension. Et voici que Pierre Goupil nous donne CELUI QUI VOIT LES HEURES un long métrage de fiction qui met en scène un jeune cinéaste travaillant à son rêve: la réalisation de son premier long métrage, un long métrage “très personnel”. Comme il n’a pas la chance d’être un loto-millionnaire, pour réaliser son rêve il lui faut confronter la dure réalité d’intéresser un producteur et les organismes subventionnaires. Rêve et cauchemar s’entre-tissent et l’on soup­çonne, si le rêve semble l’emporter dans le film, que le cauchemar a eu le dessus dans la réalité. La distance entre le pro­duit filmique et l’industrie cinématographi­que, pour le jeune cinéaste – et parfois même pour des cinéastes chevronnés – c’est justement la distance entre le rêve et le cauchemar. Comment alors songer à une relève pour le cinéma québécois? Les res­ponsables croient-ils encore que l’art naît de la souffrance et de la misère? Dans ces conditions on peut rêver, pour les années à venir, de films géniaux! Quant à moi, je n’y crois pas. Mais sans pousser le mérite de Goupil jusqu’au génie, il faut lui ren­dre justice et reconnaître qu’il nourrit nos rêves d’un cinéma possible envers et con­tre tout, envers et contre tous.

Denyse Therrien


Denyse Therrien prépare un doctorat en sociologie du cinéma à l’UQAM et est chargée de cours au dépar­tement de cinéma à Concordia University. Elle col­labore aussi à plusieurs revues, dont CinémAction, Dérives, Spirale.