Celui qui voit les heures
La face cachée du cinéma québécois
Je n’ai pas été surpris, aux derniers Rendez-vous du cinéma québécois (ceux de janvier 86), que les invités étrangers, critiques et cinéastes, aient tous remarqué, jusqu’à le citer comme exemplaire d’une certaine démarche, le premier long métrage de Pierre Goupil. CELUI QUI VOIT LES HEURES a pour moi l’effet d’un ovni dans le ciel cinématographique québécois de l’année 85. Œuvre inhabituelle par son ton personnel, subjectif, qui devrait, malgré ses faiblesses, servir d’exemple à ceux et celles qui désirent apporter quelque chose au cinéma d’ici.
Le film de Goupil prouve, a contrario, que les problèmes de renouvellement dans notre cinéma ne se résolvent pas en choisissant entre le documentaire et la fiction, sujet de presque tous les débats de ces Rendez-vous de janvier. Ces débats avaient été d’ailleurs provoqués par un manifeste pour le documentaire qui m’est apparu bien anachronique. En cela je suis confirmé par l’esthétique choisie par les documentaristes eux-mêmes. N’est-il pas symptomatique que la majorité de leurs films se donnaient des airs de fiction dans le plus pur style docudrame comme en fournit à la pelletée la télévision. Cette esthétique télévisuelle n’a pour résultat que de supprimer toute signature personnelle.
Cette signature, on la retrouve singulièrement chez Pierre Goupil, comme on la retrouvait chez les premiers cinéastes du Québec, ceux des années 60. On a l’impression, avec ce film, d’une possibilité de renouveau, comme nous l’avaient procurée en leur temps les films de Jutra, Groulx, Leduc.
En regardant CELUI QUI VOIT LES HEURES, on pense à Jutra, à son À TOUT PRENDRE (notre premier film vraiment moderne), pour ses connotations autobiographiques, ce regard sur soi-même plutôt dur, même si le film de Goupil dérape moins vers la folie et le narcissisme. On pense à Gilles Groulx, pour son côté intellectuel, mais surtout pour son goût de la vérité et d’une nécessité morale. On pense à Jacques Leduc pour le filmage frontal qui donne une œuvre sans graisse, sans boursouflure.
Cette filiation spirituelle que j’établis entre Goupil et ces auteurs n’est pas innocente. C’est que Goupil, comme Jutra, Groulx et quelques autres dans les années 60, a su adapter son projet aux moyens dont il disposait, qu’il est l’un des rares à avoir répondu correctement à la question: Comment filmer et, surtout, comment filmer maintenant, en 1985?
N’ayant pas de compte à rendre à quelque organisme gouvernemental que ce soit (puisqu’il n’a reçu aucune aide), Goupil n’a eu à rendre compte qu’à lui-même, qu’à l’usage qu’il a fait de son matériau, qu’à son exigence d’artiste. Ce film, réalisé sans argent ou presque (40 000$), semble répondre à une urgence très forte dans le dire, être une course folle contre-la-montre, un peu à l’image du cinéaste et du comédien, deux des personnages de CELUI QUI VOIT LES HEURES, qui répètent le dialogue du film qu’ils veulent tourner en courant sur le Mont-Royal (ils sont essoufflés). Tourner semble bien une question de vie ou de mort pour des gens dont le cinéma est tout; c’est même le vrai sujet de ce film.
Ce long métrage apparaît aussi comme le commentaire et la critique de tous les problèmes qui agitent les cinéastes québécois. La difficulté de produire, de mettre en scène, de filmer. Voulant réaliser un film, Jean-Pierre Lucier, le personnage principal, ne rencontre que des déboires; comme bon nombre de nos auteurs, il verra son scénario refusé et par un producteur et par la Société Générale du cinéma. Quand Lucier discute avec son ami Ronald et que ce dernier lui dit que les personnages du film projeté n’existent pas, qu’il ne se passe rien dans son scénario, on a l’impression d’entendre un de ces crypto conseillers de la S.G.C. ou de Téléfilm Canada. Et je me suis laissé dire que c’est exactement ce qu’on dit à Goupil et à son producteur Michel La Veaux à propos de CELUI QUI VOIT LES HEURES (comme quoi la réalité dépasse toujours la fiction).
Comment filmer en 85? En échappant aux normes et aux diktats esthétiques courants, à l’uniformisation. En échappant, par exemple, à un scénario bétonné, trop bien calculé qu’il ne laisse plus de surprises, d’ombres. CELUI QUI VOIT LES HEURES est une suite de fragments, de moments peu pittoresques, de faits mineurs, de gestes quotidiens (acheter de la bière, se raser, écrire). On déambule, on se parle, on boit, on discute, – c’est la dérive, qui entraîne aussi vers la déprime ce bernard-l’hermite qu’est Lucier.
En échappant, autre exemple, à l’emploi d’acteurs “clean” et à leur jeu performant. Ici, outre Lucier qui est interprété par Pierre Goupil lui-même, presque tous les protagonistes sont des non-acteurs, et ils ne roulent pas sur l’or, ils ne font pas bon chic bon genre, ne sont pas outremontais. À l’image de ce film fauché, ils sont plutôt pauvres, vivant dans des appartements peu luxueux (c’est le moins qu’on puisse dire).
En échappant surtout à une standardisation de l’image, à ce côté “haut de gamme” de la plupart des films où le trop se fait sentir: trop de beauté, de bon goût, de recherche, qui n’aboutit généralement qu’à un néo-académisme. L’image de CELUI QUI VOIT LES HEURES n’est pas hyper-léchée ni confortable, elle est directe, simple et juste. Sans fioritures et sans affectation, elle n’embellit pas. Montréal ne fait pas ici carte postale; la ville doit le plus possible correspondre à la déterritorialisation physique et intellectuelle de Jean-Pierre Lucier. Ainsi est-elle saisie par la caméra de Michel La Veaux comme une ville dolente, proche de la dévastation, comme un paysage postmoderne, celui d’un après-guerre. Elle est désertée (il n’y a presque plus que des enfants). Cette image de la ville synthétise parfaitement l’univers de Lucier, dans son immédiateté : d’être là. L’espace représenté est froid, indifférent aux malheurs et aux désirs des gens qui l’habitent – et qui l’ignorent aussi (n’y a-t-il pas cet aveugle interprété par Serge Gagné qui est – le choix n’est pas gratuit – justement un cinéaste d’ici?).
La ville revient comme un effet répétitif, les parcours faisant boucle; les personnages en sont prisonniers, surtout Lucier qui est lui-même prisonnier de son univers, car les images du cinéma aimé se superposent chez lui à celles du monde et en modifient la réalité. L’espace de la ville est filmé comme un lieu abandonné, métaphore pour ainsi dire des personnages eux- mêmes. Seuls (l’amie de Lucier l’a quitté), légèrement désynchronisés, décrochés, oisifs, fragiles et plutôt désespérés, ils voient le monde leur passer sous les yeux (ce qui expliquerait le titre) et ne peuvent rien pour le changer. Le changer surtout en cinéma, pourrait-on ajouter, comme le souhaite si ardemment le personnage Jean-Pierre Lucier.
Telle serait aussi la condition du cinéaste québécois. Combien de réalisateurs qui, comme Lucier, s’épuisent à écrire un scénario, à chercher un producteur, voient leur projet constamment refusé, et en deviennent presque schizophréniques dans la perte du monde? En ce sens, Pierre Goupil, en esquivant le misérabilisme et en ne tombant pas dans le lieu commun, donne une image peu reluisante, mais exacte du quotidien des cinéastes du Québec. Il filme la face cachée du cinéma québécois.
Et ce n’est pas drôle. Le film de Pierre Goupil est triste (il raconte un échec, des désirs inassouvis, mais il recrée une vérité sans cliché; il est honnête dans ses moyens et il revendique, à travers ses citations, une morale (dans la liberté et les faits). On n’avait donc peut-être pas tort d’affirmer en janvier dernier l’exemplarité de CELUI QUI VOIT LES HEURES.
André Roy
Écrivain et critique de cinéma, André Roy collabore à la revue Spirale et vient de publier Question de cinéma 1.