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Celui qui voit les heures
La face cachée du cinéma québécois

Frédérique Collin et Pierre Goupil dans CELUI QUI VOIT LES HEURES Photographie Michel Lamothe
Frédérique Collin et Pierre Goupil dans CELUI QUI VOIT LES HEURES
Photographie Michel Lamothe

Je n’ai pas été surpris, aux derniers Rendez-vous du cinéma québécois (ceux de janvier 86), que les invités étrangers, cri­tiques et cinéastes, aient tous remarqué, jusqu’à le citer comme exemplaire d’une certaine démarche, le premier long métrage de Pierre Goupil. CELUI QUI VOIT LES HEURES a pour moi l’effet d’un ovni dans le ciel cinématographique québécois de l’année 85. Œuvre inhabi­tuelle par son ton personnel, subjectif, qui devrait, malgré ses faiblesses, servir d’exemple à ceux et celles qui désirent apporter quelque chose au cinéma d’ici.

Le film de Goupil prouve, a contrario, que les problèmes de renouvellement dans notre cinéma ne se résolvent pas en choi­sissant entre le documentaire et la fiction, sujet de presque tous les débats de ces Rendez-vous de janvier. Ces débats avaient été d’ailleurs provoqués par un manifeste pour le documentaire qui m’est apparu bien anachronique. En cela je suis confirmé par l’esthétique choisie par les documentaristes eux-mêmes. N’est-il pas symptomati­que que la majorité de leurs films se donnaient des airs de fiction dans le plus pur style docudrame comme en fournit à la pelletée la télévision. Cette esthétique télévisuelle n’a pour résultat que de sup­primer toute signature personnelle.

Cette signature, on la retrouve singuliè­rement chez Pierre Goupil, comme on la retrouvait chez les premiers cinéastes du Québec, ceux des années 60. On a l’impression, avec ce film, d’une possibi­lité de renouveau, comme nous l’avaient procurée en leur temps les films de Jutra, Groulx, Leduc.

En regardant CELUI QUI VOIT LES HEURES, on pense à Jutra, à son À TOUT PRENDRE (notre premier film vraiment moderne), pour ses connotations autobiographiques, ce regard sur soi-même plutôt dur, même si le film de Goupil dérape moins vers la folie et le narcis­sisme. On pense à Gilles Groulx, pour son côté intellectuel, mais surtout pour son goût de la vérité et d’une nécessité morale. On pense à Jacques Leduc pour le filmage frontal qui donne une œuvre sans graisse, sans boursouflure.

Cette filiation spirituelle que j’établis entre Goupil et ces auteurs n’est pas inno­cente. C’est que Goupil, comme Jutra, Groulx et quelques autres dans les années 60, a su adapter son projet aux moyens dont il disposait, qu’il est l’un des rares à avoir répondu correctement à la question: Comment filmer et, surtout, comment fil­mer maintenant, en 1985?

N’ayant pas de compte à rendre à quel­que organisme gouvernemental que ce soit (puisqu’il n’a reçu aucune aide), Goupil n’a eu à rendre compte qu’à lui-même, qu’à l’usage qu’il a fait de son matériau, qu’à son exigence d’artiste. Ce film, réa­lisé sans argent ou presque (40 000$), sem­ble répondre à une urgence très forte dans le dire, être une course folle contre-la-mon­tre, un peu à l’image du cinéaste et du comédien, deux des personnages de CELUI QUI VOIT LES HEURES, qui répètent le dialogue du film qu’ils veulent tourner en courant sur le Mont-Royal (ils sont essoufflés). Tourner semble bien une question de vie ou de mort pour des gens dont le cinéma est tout; c’est même le vrai sujet de ce film.

Ce long métrage apparaît aussi comme le commentaire et la critique de tous les problèmes qui agitent les cinéastes québé­cois. La difficulté de produire, de mettre en scène, de filmer. Voulant réaliser un film, Jean-Pierre Lucier, le personnage principal, ne rencontre que des déboires; comme bon nombre de nos auteurs, il verra son scénario refusé et par un produc­teur et par la Société Générale du cinéma. Quand Lucier discute avec son ami Ronald et que ce dernier lui dit que les personna­ges du film projeté n’existent pas, qu’il ne se passe rien dans son scénario, on a l’impression d’entendre un de ces crypto conseillers de la S.G.C. ou de Téléfilm Canada. Et je me suis laissé dire que c’est exactement ce qu’on dit à Goupil et à son producteur Michel La Veaux à propos de CELUI QUI VOIT LES HEURES (comme quoi la réalité dépasse toujours la fiction).

Comment filmer en 85? En échappant aux normes et aux diktats esthétiques cou­rants, à l’uniformisation. En échappant, par exemple, à un scénario bétonné, trop bien calculé qu’il ne laisse plus de surpri­ses, d’ombres. CELUI QUI VOIT LES HEURES est une suite de fragments, de moments peu pittoresques, de faits mineurs, de gestes quotidiens (acheter de la bière, se raser, écrire). On déambule, on se parle, on boit, on discute, – c’est la dérive, qui entraîne aussi vers la déprime ce bernard-l’hermite qu’est Lucier.

En échappant, autre exemple, à l’emploi d’acteurs “clean” et à leur jeu performant. Ici, outre Lucier qui est interprété par Pierre Goupil lui-même, presque tous les protagonistes sont des non-acteurs, et ils ne roulent pas sur l’or, ils ne font pas bon chic bon genre, ne sont pas outremontais. À l’image de ce film fauché, ils sont plu­tôt pauvres, vivant dans des appartements peu luxueux (c’est le moins qu’on puisse dire).

En échappant surtout à une standardisa­tion de l’image, à ce côté “haut de gamme” de la plupart des films où le trop se fait sentir: trop de beauté, de bon goût, de recherche, qui n’aboutit généralement qu’à un néo-académisme. L’image de CELUI QUI VOIT LES HEURES n’est pas hyper-léchée ni confortable, elle est directe, simple et juste. Sans fioritures et sans affectation, elle n’embellit pas. Mon­tréal ne fait pas ici carte postale; la ville doit le plus possible correspondre à la déterritorialisation physique et intellec­tuelle de Jean-Pierre Lucier. Ainsi est-elle saisie par la caméra de Michel La Veaux comme une ville dolente, proche de la dévastation, comme un paysage post­moderne, celui d’un après-guerre. Elle est désertée (il n’y a presque plus que des enfants). Cette image de la ville synthétise parfaitement l’univers de Lucier, dans son immédiateté : d’être là. L’espace repré­senté est froid, indifférent aux malheurs et aux désirs des gens qui l’habitent – et qui l’ignorent aussi (n’y a-t-il pas cet aveugle interprété par Serge Gagné qui est – le choix n’est pas gratuit – justement un cinéaste d’ici?).

La ville revient comme un effet répéti­tif, les parcours faisant boucle; les person­nages en sont prisonniers, surtout Lucier qui est lui-même prisonnier de son univers, car les images du cinéma aimé se super­posent chez lui à celles du monde et en modifient la réalité. L’espace de la ville est filmé comme un lieu abandonné, méta­phore pour ainsi dire des personnages eux- mêmes. Seuls (l’amie de Lucier l’a quitté), légèrement désynchronisés, décrochés, oisifs, fragiles et plutôt désespérés, ils voient le monde leur passer sous les yeux (ce qui expliquerait le titre) et ne peuvent rien pour le changer. Le changer surtout en cinéma, pourrait-on ajouter, comme le souhaite si ardemment le personnage Jean-Pierre Lucier.

Telle serait aussi la condition du cinéaste québécois. Combien de réalisateurs qui, comme Lucier, s’épuisent à écrire un scé­nario, à chercher un producteur, voient leur projet constamment refusé, et en deviennent presque schizophréniques dans la perte du monde? En ce sens, Pierre Gou­pil, en esquivant le misérabilisme et en ne tombant pas dans le lieu commun, donne une image peu reluisante, mais exacte du quotidien des cinéastes du Québec. Il filme la face cachée du cinéma québécois.

Et ce n’est pas drôle. Le film de Pierre Goupil est triste (il raconte un échec, des désirs inassouvis, mais il recrée une vérité sans cliché; il est honnête dans ses moyens et il revendique, à travers ses citations, une morale (dans la liberté et les faits). On n’avait donc peut-être pas tort d’affirmer en janvier dernier l’exemplarité de CELUI QUI VOIT LES HEURES.

André Roy


Écrivain et critique de cinéma, André Roy collabore à la revue Spirale et vient de publier Question de cinéma 1.