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Une ex-cinéaste américaine au Québec : Bonnie Sherr Klein

Au milieu des années 60, en Californie, les questions sociales mettent en ébullition le campus de l’Université Stanford : les cultivateurs de l’état se battent pour former un syndicat; les noirs luttent pour leurs droits civils. Bon­nie Klein est une actrice et une étudiante au conservatoire d’art dramatique qui se demande com­ment réconcilier un travail théâtral qui lui semble sans pertinence et tourné vers lui-même avec son engagement politique. La réponse lui arrive avec Claude Jutra et Marcel Carrière venus présenter POUR LA SUITE DU MONDE, JOUR APRÈS JOUR, LONELY BOY et CITY OF GOLD.

“C’était mon premier contact avec l’univers du 16mm. Je ne comprenais pas un mot de français et c’était un médium qui ne m’était pas familier. Je connaissais Bergman et le cinéma hollywoo­dien, mais ce qui m’a attiré dans ces films, c’est qu’ils me permettaient de faire le pont entre mon moi théâtral et mon moi politique. Je passai donc immédiatement du théâtre au cinéma”.

Deux ans plus tard, en 67, son mari est appelé sous les drapeaux. En dedans de deux semaines, les voilà au Québec, à Montréal, avec pour objectif l’ONF. Avec en main sa thèse de maîtrise, un documen­taire sur la façon d’enseigner aux étudiants noirs, elle prend contact avec l’Office. Sa première tentative est une “démarche naïve, directe : je me rends au bureau du person­nel y laisser mon matériel”. Lorsque deux jours plus tard une secrétaire lui téléphone que son film est prêt, elle comprend qu’elle peut aller ramasser son film et dis­paraître. Alors elle change de tacti­que et, se rappelant certains noms vus sur des génériques, elle va frap­per aux portes. Une d’elles appar­tient à John Kemeny qui dirige et met sur pied Challenge for Change. Il regarde son film, écoute son plaidoyer sur l’objection à la guerre et lui offre immédiatement un emploi.

Son premier travail est de superviser le montage d’une mas­se de films que l’ONF vient de tourner sur le leader de gauche américain Saul Alinsky. Après avoir réalisé quelques prises de vues supplémentaires, elle en tire une série de films-outils pour animateurs communautaires.

Son mari entre comme médecin en milieu défavorisé, à la Clinique St-Jacques. Le couple adhère au CAP St-Jacques comme volon­taire, et apprend le français au cours des inévitables “réunions qui n’en finissaient pas”. C’est à cette époque que commence à se répandre l’équipement vidéo portatif et certains cinéastes de l’Office se demandent s’il n’est maintenant pas possible de laisser la caméra à quelqu’un d’autre. “Nous pensions qu’il fallait voir jus­qu’où on pouvait aller en laissant les gens s’exprimer et fabriquer leur propre message…” Avec Dorothy Todd Hénaut comme déléguée à la production, Bonnie réalise en film et sur vidéo VTR ST-JACQUES, une oeuvre sur la façon d’utiliser le vidéo en animation sociale. Ironiquement, l’utilisation du film fait ressortir les carences du système de distribu­tion vidéo. “La seule façon de faire le projet que j’avais soumis à Challenge for Change en format vidéo, c’était de le tourner simul­tanément en 16mm. Cette déci­sion s’avéra très sage parce que la technologie vidéo pour usage communautaire plafonna alors que le film convient toujours. VTR ST-JACQUES est toujours en demande tandis que le vidéo demeure sur les tablettes”.

En 1970, son mari accepte un emploi postdoctoral à Rochester, New York. Le couple retourne 5 ans aux USA. Mais Bonnie ne pouvait tomber sur pire ville. La plupart des films de la série Alinsky montraient la lutte implacable entre son organisation, FIGHT, et la compagnie Kodak qui contrôle Rochester. Bonnie devient persona non grata et ne trouve pas de travail.

PATRICIA'S MOVING PICTURE. à droite : Bonnie Klein Coll. Cinémathèque québécoise
PATRICIA’S MOVING PICTURE. à droite : Bonnie Klein
Coll. Cinémathèque québécoise

Bonnie se tourne donc vers la vidéo et met sur pied Portable Channel, un centre régional d’éducation ouvert à tous, qui s’engage à produire pour la télévi­sion publique, deux fois par semaine, une émission de 30 minutes. S’inspirant de l’idéologie de Challenge for Change, elle aide différents groupes populaires à produire leurs émissions. “Mais après quelques années, on s’est aperçu que nous formions nous-mêmes un groupe et que nous pou­vions produire sur nos propres bases au lieu de toujours aider les autres”.

Mais en tant que cinéaste, Bon­nie trouve frustrante l’expérience de la vidéo. “En pratique, ce que les gens produisaient n’était ab­solument pas regardable pour qui que ce soit d’autre. Produire des programmes qu’autrui désirerait regarder suppose une certaine compétence en communication et cela conduit à des conflits de priorité. On veut avoir des gens qui ont des qualités, qui sont in­telligents, qui ont beaucoup de temps à eux, mais alors il faut choisir : cette personne doit-elle se consacrer à faire du travail d’organisation ou à la production audiovisuelle? En fait, cela m’a amenée à réadmettre que la com­pétence, le métier et même l’art, ça existait, et qu’il était juste de servir d’intermédiaire entre le sujet et le grand public. Je ne suis pas la per­sonne d’avant-garde au service des groupes communautaires. Face à ce qu’ils produisaient, je sentais en moi l’impatience de l’ar­tiste, je me voyais dans la situation bizarre de regarder, les bras croisés, des gens réaliser des choses moins bien que ce que j’aurais fait. Je ne pense pas que l’idée était mauvaise, sans validité, mais ça me frustrait et je détestais la qualité de l’image, la technologie. Je devais absolument retoucher à de la pellicule”.

À Rochester, Bonnie connaît aussi des problèmes personnels. Ses trois enfants (aujourd’hui âgées de 9, 11 et 16 ans) sont alors des bébés et en prendre soin s’avère difficile. “Je me rappelle combien c’était difficile d’avoir des enfants et de rester à la maison dans une ville où nous ne possé­dions aucun réseau d’amis. Je me sentais très isolée”. Elle rend son milieu de travail accessible aux en­fants, engage l’une après l’autre des gardiennes, puis envoie, sitôt que possible, ses enfants en gar­derie. Mais elle se rend compte que ses théories sur la façon de combiner maternité et travail ne tiennent pas. “Je croyais avoir at­teint un succès tel dans mes ac­tivités extérieures et dans la façon dont je me considérais que je pen­sais pouvoir repartir à zéro encore; mais cela ne s’est pas produit com­me ça. Après deux mois à la maison, j’avais atteint le degré zéro de mon estime personnelle. Au creux de la vague, à Rochester, seule avec mes enfants, je prends un jour mon dossier Challenge for Change pour lire quelques criti­ques sur mes films et je ne me reconnaissais plus. J’ai compris que j’étais en difficulté parce que je ne pouvais plus m’identifier à la femme qui avait réalisé ces films; à cette époque, je ne pouvais même presque plus décider si, pour souper, on mangeait du brocoli ou du rôti”.

Elle trouve donc que la vie familiale constitue un perpétuel compromis, autant pour le père que pour la mère. Son mari avait toujours appuyé son travail; il ac­cepte donc de ré-émigrer au Canada pour qu’elle puisse retourner à l’Office et depuis il ac­quiesce à tous ses projets avec des “pourquoi pas”. Bonnie essaie de réaliser tous ses films sans trop s’éloigner, mais lorsque c’est impossible, son mari doit jouer le rôle de père et de mère. Elle raconte à propos de son dernier film, qui a nécessité six mois de voyage : “Depuis décembre, je suis telle­ment accaparée par ce film que je suis pratiquement un membre inu­tile à la maison. J’y vais plutôt pour recevoir de l’affection que pour en donner”. Elle essaie de compartimenter sa vie pour ne travailler qu’à l’Office et non à la maison. Elle croit qu’à long terme, il va falloir trouver un équilibre et un rythme pour permettre d’ar­ticuler équitablement l’éducation des enfants et le travail.

Des réalisatrices de l’ONF, dont la plupart sont mères, appuient plusieurs de ses décisions. C’est durant son séjour à Rochester que la productrice Kathleen Shannon met sur pied à l’ONF une équipe féminine, le Studio D. Bonnie revient donc enthousiasmé de travailler au sein d’une équipe de femmes qui croient que c’est un besoin urgent de réaliser des films d’information directe pour les fem­mes. “Aux États-Unis, rien ne se compare à l’ONF. Et nulle part dans le monde, je crois, n’existe quelque chose comme le Studio D, un groupe de cinéastes féministes subventionné par le gouverne­ment. Nous ne pourrions faire ce que nous accomplissons sans cela”.

Même si elle était permanente au moment de son départ, Bonnie revient à l’ONF comme pigiste et va de contrat en contrat durant quatre ans avant de redevenir per­manente il y a un an. “Je me sen­tais misérable en tant que pigiste parce que je n’appartenais pas à la vie de la boîte. Mon rapport à l’ONF en est un d’attachement, d’amour, de haine, d’engagement. Je crois qu’en tant qu’Américaine, je sais combien cet endroit est unique. Comme pigiste, je faisais partie du studio, mais pas de sa vie organisationnelle et je ne pouvais pas me battre en faveur des changements institutionnels que je désirais. Maintenant que je suis permanente, je sens que c’est mon droit absolu. Je crois que l’Office existe pour faire des films et être au service des cinéastes et je veux faire ma part pour prévenir qu’il n’en soit pas ainsi. Je me sens engagée à l’égard de l’idée de base de l’ONF même si je n’approuve pas certaines pratiques par­ticulières”. L’activité de Bonnie varie selon les périodes. Tantôt elle lutte pour des changements que ce soit au comité du programme ou en encerclant en rouge les expres­sions sexistes qu’elle trouve dans la publicité de l’ONF. Tantôt elle se sent menacée par toute autre ac­tivité que la réalisation. Et lors­qu’elle commence un film, celui-ci passe en premier.

Le film qui lui a procuré le plus de satisfaction c’est PATRICIA’S MOVING PICTURE, “le premier film que j’ai réalisé où l’on voit les gens pleurer”. Au départ, l’idée était de faire un film-portrait objec­tif des gens rendus dans la quarantaine. Après énormément de recherches, d’analyses, après avoir cherché des personnes res­sources, avoir fait appel à des experts pour l’étude de cas, à la toute fin de ses démarches, Bonnie se retrouve dans la banlieue de Vancouver pour rencontrer quel­ques personnes d’un petit centre de femmes sous-subventionné. Patricia était l’une d’elles. “Lorsqu’elle commença à raconter son histoire, nous fûmes figés sur place et personne d’autre ne parla. C’était une incroyable raconteuse. Après une heure, j’ai compris qu’elle sortait de l’ordinaire : excep­tionnelle par son universalité et son côté ordinaire, mais avec un tel talent pour raconter son histoire et susciter le genre de sympathie que l’on recherche toujours chez une personne à l’écran”. De retour à Montréal, Bonnie se demande ce qu’elle doit faire avec toute sa recherche et s’il n’est pas un peu ridicule de la mettre de côté pour uniquement faire le portrait d’une femme. “Tout ce qu’elle avait raconté correspondait à merveille aux schémas que nous avions découverts durant notre recherche. Elle avait dit dans ses propres mots exactement la même chose qu’Erich Fromm”. Bonnie se rend alors compte que Patricia rend valable toute sa recherche théorique comme celle-ci confirme Patricia; elle décide donc de réaliser le portrait de cette seule femme.

Ne voulant pas laisser ses en­fants seuls plus que nécessaire, Bonnie modifie son approche habituelle. Elle téléphone à Patricia pour lui demander si son histoire pouvait être filmée, en la prévenant qu’elle s’intéresserait aux modifica­tions dans sa vie, à son mari, à ses enfants et à son mariage qui s’en allait on ne sait où. Après en avoir discuté avec son mari, Patricia retéléphone pour dire qu’ils accep­tent. “Ils pensaient que c’était une des choses les plus importantes qu’ils pourraient accomplir dans leur vie parce que celle-ci se limitait à peu de choses. Ils promirent d’être très ouverts et que s’ils pouvaient sauver le mariage de quelqu’un d’autre, ça en vaudrait la peine”. Le couple néanmoins im­pose deux restrictions : ils ne parleront ni de religion ni de leur vie sexuelle. Et voilà une équipe entièrement féminine qui part pour Vancouver et met le film en boîte en 10 jours.

PATRICIA, c’est l’histoire touchante d’une femme dont la plus jeune enfant (elle a 7 ans) vient d’atteindre l’âge scolaire et qui traverse une crise de croissance qui la précipite, ainsi que sa famille, dans une situation pénible, mais également positive. L’accueil du public à ce film fut, selon l’ex­pression de Bonnie, “fabuleux”. Le film est sans cesse en demande dans tous les bureaux de l’Office et il n’y a jamais assez de copies pour y répondre.

Bonnie vient de terminer le tour­nage de sa plus récente produc­tion. Ce sera un long métrage sur la pornographie, son plus long film, son plus gros budget, ses plus larges visées. En remarquant que sa fille de huit ans était exposée à des rangées de revues pornos au magasin où ils achetaient leurs billets d’autobus, Bonnie en vient à se demander s’il existe des liens entre l’image qu’ont les hommes des femmes et celle qu’ont les fem­mes d’elles-mêmes. Cette idée demeure dans le tiroir jusqu’au jour où, pour quelques semaines folles, le studio a de l’argent dis­ponible pour réaliser le film. Absolument pas de temps pour une recherche poussée. Bonnie intègre cette carence dans la structure du film. “Je savais que ce film ne pouvait pas être un documentaire normal qui prétende au statut d’es­sai ou d’énoncé objectif. Ce n’est rien de cela. Jusqu’à ce jour, c’est mon film le plus personnel, le cheminement personnel de moi-même et d’une autre jeune femme qui s’interroge sur l’aboutisse­ment et les étapes de leur recherche, de leurs réactions et de leurs questions, le tout intégré à l’intérieur d’un film. Je déteste la pornographie. Ça me rend triste et ça me préoccupe parce qu’en fait, cela constitue à un exposé assez juste sur l’état de nos vies comme société et comme individu. Je crois que l’art doit prendre appui sur la réalité et que même l’imagination doit s’enraciner dans la réalité sociale. Tant que nous n’aurons pas départagé ce qui se rapporte à nos vies érotiques et sexuelles présentes, il ne pourra y avoir d’art ou de littérature riches à leur su­jet”.

À ceux qui lui demandent si elle s’identifie particulièrement au documentaire en tant que tel, à l’ONF, au Québec ou au Canada, elle répond : “A tout cela, un peu moins au Canada toutefois, car je ne connais que le Québec. Les premiers films que j’ai aimés et ad­mirés étaient très séparatistes. Par ailleurs je sais que l’Office est une société nationale. Mais j’aime le documentaire, vous ne pouvez pas savoir comment. Plusieurs fois durant mon dernier film, je me suis tourné vers Pierre ou Susan (l’é­quipe image) pour leur dire qu’on n’aurait jamais pu écrire une chose comme ça. Par écrit, on ne croirait jamais que tel gars porte telle chemise et pose devant telle enseigne. Dans le documentaire, les gens se costument et se placent dans votre image d’une manière souvent stimulante et véridique. Je suppose que notre compétence, c’est de pouvoir reconnaître cela, de s’y attacher et de le filmer. C’est tellement palpitant de voir les gens surpasser vos rêves. Je n’aurais jamais pu recréer et imaginer les situations que nous avons filmées.

Plusieurs films du Studio D, de la série Working Mothers à SOME AMERICAN FEMINISTS en passant par un autre film de Bonnie, THE RIGHT CANDIDATE FOR ROSEDALE, ont une forme stricte­ment utilitaire. Des femmes s’adressent directement à la caméra et il n’y a pas souvent de ce commentaire spirituel que l’on retrouve dans les films de Donald Brittain. Bonnie a l’impression que le but du studio, c’est de créer une sorte d’anti-esthétique, eu égard aux pratiques traditionnelles et conventionnelles de l’Office. Sous l’influence de la démarche de Challenge for Change qui privilégie le respect de la personne filmée et les enjeux sociaux, le studio essaie de définir à quel public il s’adresse et de produire les films les plus utiles. “Nous rejetons la voix de l’autorité, la voix du spécialiste qui est le lot de la tradi­tion documentaire à l’Office. PATRICIA est la preuve que les ex­perts sur la vie des femmes, ce sont les femmes elles-mêmes et non ceux que l’on qualifie habituelle­ment de spécialistes. Probable­ment que certains peuvent reprocher à mes films de manquer de dramatique. Pourtant je vois dans tous mes films un respect et un amour pour les femmes que j’exprime esthétiquement par une atténuation constante des faits et une sous-dramatisation. Nous ne réalisons pas des films parce que nous éprouvons un besoin urgent de nous exprimer, mais parce que nous sommes conscientes des problèmes et des femmes qui ont besoin littéralement de ces films”.

Même si plusieurs cinéastes de l’Office ont choisi de se considérer en tant que communicateurs plutôt qu’en tant qu’artistes, Bonnie a maintenant l’impression qu’elle va à contre-courant. “Ce n’est que le mois dernier que j’ai accepté l’éti­quette d’artiste. Je veux réellement être plus consciente de la forme et de la technique. Les résultats sont tellement meilleurs lorsque l’on est vraiment conscient de ce qu’on fait”. Elle considère que son der­nier film constitue son expérience la plus positive à l’ONF. “Quand tout fonctionne à merveille, quand on est assez conscient de ce qu’on fait et que tout marche au mieux grâce à notre énergie et pour notre film, alors c’est vraiment splendide’’.

L’automne dernier, à l’occasion du quarantième anniversaire de l’Office, on a organisé une rétrospective des films du Studio D. Des centaines de femmes prirent place sous la voûte du grand plateau pour voir des films comme THE LADY FROM GREY COUNTY, I’LL FIND A WAY, GREAT GRANDMOTHER et PATRICIA’S MOVING PICTURE. À la fin des applaudissements, une femme se tourne vers sa voisine : “Quel beau film, n’est-ce pas”. Et une vieille femme aux cheveux gris d’acquiescer, rayonnante : “Je l’ai vu tellement de fois. C’est Bonnie Klein, qui l’a réalisé. La connaissez-vous? C’est ma fille”.

Traduit de l’anglais