La Cinémathèque québécoise

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Je suis née femme, je suis devenue cinéaste

J’appartiens à la génération des premiers cinéastes québécois; j’ai 47 ans et je suis à l’ONF depuis 20 ans où j’y scénarise et réalise des films depuis 18 ans. Je devins donc cinéaste à une époque où “être femme” n’était pas à la mode. Uni­que de mon espèce, j’étais l’excep­tion non menaçante.

À l’extérieur (critiques et revues de cinéma) comme à l’intérieur de l’ONF, on ne parlait ni de moi, ni de mes films et je partageais ce silence avec mes rares consoeurs de l’industrie privée. J’appartiens à une génération de femmes où la solitude fut notre lot quotidien, où l’entrée des “chapelles de génies” nous était interdite. Nous n’existions pas.

Puis vinrent les années 70 et sur­tout 1975. Cette année dont on nous fit le généreux cadeau après 2000 ans… et tout changea!

On me montra, on me sortit, on parla de moi. J’étais devenue la bonne conscience d’une institution, la preuve vivante de son ouverture d’esprit par rapport aux femmes. J’ai donc eu souvent l’occasion, depuis ces temps nouveaux, de raconter mes débuts, je n’y reviendrai pas.

Oui tout a changé… nous exis­tons! Mais le fait même de notre existence quantitative et qualitative nous rend menaçantes. Nous demeurons malgré tout dans une société essentiellement misogynes et malgré les apparences tout reste à faire pour prendre notre place au soleil, pour sortir du ghetto dans le­quel on voudrait nous maintenir et qu’on appelle “femmes cinéastes”. Il ne viendrait à l’esprit de person­ne de cataloguer les Groulx, Dufaux, Brault, Arcand, Beaudin, Lamothe, etc., sous le vocable “hommes cinéastes”. Ils sont des cinéastes à l’état pur, nous ne sommes que des femmes cinéastes, une sous-catégorie, un peu le tiers monde de notre profession.

Après vingt ans de métier, je revendique mon droit à une iden­tité professionnelle à part entière. Je suis née femme, je suis devenue cinéaste.

Certes, je suis féministe, dans ce sens que je souhaite le mieux-être des femmes; mon cinéma est politique, engagé dans le mouve­ment de libération le plus impor­tant de notre époque. Mais, quels que soient les sujets que j’aborderai, que je parle de vieillis­sement, d’amour ou de guerre, mon cinéma sera toujours au féminin. C’est comme ça, ce n’est ni mieux, ni moindre, je suis une femme.

Étant venue au cinéma en solitaire, avant l’époque du nouveau langage des femmes, que la nouvelle génération de littéraires nomme la NE (nouvelle écriture) et qui dit-on s’écrit avec le corps, je n’ai aucune NI (nouvelle image) à exposer ni à défendre. Je suis trop vieille peut-être, dans un monde trop jeune, mais l’image (avec l’extraordinaire puissance du son) est toujours nouvelle pour moi, elle appartient à un monde et à un métier trop merveilleux pour y vivre de théories.

Si nous vivons dans une société où la femme est infériorisée, c’est pourtant souvent en tant que professionnelle que je me sens heurtée et infériorisée. Le cinéma est un métier dur, qui s’apprend, qui demande beaucoup de travail, des connaissances techniques et humaines. On ne fait pas du cinéma comme on fait du cam­ping… en avoir envie n’est pas suffi­sant. A quarante-sept ans, je commence à peine à connaître et à contrôler mon métier, depuis quel­ques années seulement, mon vécu me permet de préciser ma pensée et sa formulation.

Femmes et hommes cinéastes du Québec, nous vivons dans une société où il est difficile de devenir adulte, où il est souvent plus facile de faire une première oeuvre que de continuer un cheminement de maturité. On qualifie de vieux, les cinéastes de cinquante ans, on réclame leur place et pourtant qui créera notre tradition cinématographique si nous ne favorisons pas les aînés. Ce n’est la faute de personne si nous sommes les plus vieux à 50 ans; nous n’avons pas d’aînés, notre cinéma est jeune et nous le sommes en­core, nos films de maturité individuelle et collective restent à faire. Nos noms n’ont pas de consonances étrangères, notre cinéma est québécois et nous n’avons pas le droit d’expatrier Claude Jutra, d’attendre trois ou quatre ans le nouveau long métrage d’un réalisateur de métier, de laisser Denys Arcand se réfugier à la télévision pendant que nos in­stitutions produisent surtout des premières oeuvres.

Je suis une femme et le serai toujours.

Je suis cinéaste et tiens à le rester.