La Cinémathèque québécoise

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Du cinéma et, de-ci de-là, des femmes

Ce ne fut pas en un clin d’objectif que les femmes ont brisé l’inféodation des structures de la cinématographie. Il aura fallu le travail de pionnière d’Alice Guy qui, à elle seule, a assumé pendant 17 ans la lourde tâche d’être l’unique metteur en scène féminin du monde entier. Il aura fallu l’acharnement des Maï Zetterling, des Sarah Maldoror, des Germaine Dulac, des Youlia Solntseva, Heiny Srour, Julia Alvarez, Marta Meszaros, Esther Choub et com­bien d’autres qui ont créé, au plus grand mépris de l’histoire, des oeuvres puissantes et engagées. Aujourd’hui, elles sont quelques 500 à donner images et sons à la spécificité de notre condition.

Un brin d’histoire

Au sein du seul pays parlant français de cette Amérique de la démocratie, les femmes d’ici ont-elles joui de libertés moins sur­veillées ou conditionnelles? Aucune méprise possible : ce n’est pas parce que québécoise que notre terre fut moins celle des hommes et, à cet égard, pèse sur notre cinéma la terrible hypothè­que d’un “no woman’s land” jusqu’à la fin des années 60. Une génération de jeunes femmes déterminées à vaincre ce dernier bastion artistique masculin a vu le jour avec la décade 70. Alors qu’une seule Québécoise réalise un long métrage en 1968, dix ans plus tard, soit en 1978, six femmes donnent un tour de manivelle et impriment ainsi à notre histoire un point de non-retour. Les frontières sont désormais franchies. Notre passeport : le projet “En tant que femmes” du programme Société nouvelle / Challenge for Change de l’Office national du film. Car il faut bien reconnaître qu’avant cette lut­te à finir des femmes de l’ONF pour leur droit à la création, la produc­tion féminine fut tellement marginale qu’il n’en subsiste pres­que nulle trace.

Le cycle s’amorce donc en 1968 avec la réalisation de DE MÈRE EN FILLE d’Anne Claire Poirier qui sera, en 1971, nommée productrice de la série En tant que femmes. En 1972, Mireille Dansereau crée, avec l’aide de la SDICC, un précédent dans l’in­dustrie privée et signe son premier long métrage, LA VIE RÊVÉE. L’an­née suivante, après une polémi­que, En tant que femmes accouche de trois métrages : SOURIS, TU M’INQUIÈTES de Aimée Danis; J’ME MARIE, J’ME MARIE PAS de Mireille Dansereau; À QUI APPAR­TIENT CE GAGE? de Marthe Blackburn, Susan Gibbard, Jeanne Morazain, Francine Saïa et Clorinda Warny : tous trois tournés en couleurs et en 16mm. On cherche beaucoup, on balbutie souvent, mais, chose certaine, on manifeste de façon non équivoque l’urgence de ce regard féminin trop longtemps occulté. La prise de parole est à la fois impérieuse et impétueuse. De quoi est-il question? De cet indicible “malaise féminin”, de la dichotomie propre­ment féminine entre carrière et vie sentimentale, de garderies, d’éducation des enfants. 1974 nous donne notre premier moyen métrage résolument féministe, LES FILLES DU ROY de Anne Claire Poirier. Règlement de compte d’une violence contenue, mais d’un ton incisif avec nos compagnons d’aventure dans ce commun péri­ple aux confins de la colonisation. Il est également un hommage aussi vibrant que troublant au travail méconnu des femmes dans notre quête d’une identité collective et d’un pays. Cette même année, Hélène Girard termine le cin­quième film de la série, LES FILLES, C’EST PAS PAREIL. En tant que femmes se clôt en 1975 avec un sixième film, LE TEMPS DE L’AVANT. Fiction documentée, ce film d’intervention sociale se propose de faire le bilan sur la situation de l’avortement au Québec et de replacer le débat dans une perspective plus juste. Témoin d’un lieu de rupture, LE TEMPS DE L’AVANT n’est pas un film-recette non plus qu’un film-réponse. Avec doigté et métier, Anne Claire Poirier fait le tour de la problématique par couches suc­cessives de questionnements, en se gardant bien de tout dogmatis­me. 1976, c’est l’année des vaches grasses. On profite un peu partout des retombées de l’Année internationale des femmes. C’est un troisième long métrage pour Mireille Dansereau, FAMILLE ET VARIATIONS, tandis que Brigitte Sauriol renouvelle l’exploit de celle-là en tournant L’ABSENCE dans l’industrie privée et avec l’aide de la SDICC. Annick de Bellefeuille, Monique Crouillère (une des deux ou trois camérawomen d’ici), Anik Doussau et Nicole Duchêne touchent du do­cumentaire. Incursion de deux comédiennes derrière la caméra en 1977. Paule Baillargeon tente une première expérience de fic­tion, ANASTASIE OH MA CHÉRIE et Luce Guilbeault, accompagnée de Nicole Brossard et Margaret Wescott, réalisent avec une équipe entièrement féminine un docu­ment inestimable sur quelques théoriciennes du néo-féminisme, SOME AMERICAN FEMINISTS. Au cours de cette même année, la documentariste Hélène Girard ter­mine à l’ONF le long métrage LA P’TITE VIOLENCE. Récidive de Luce Guilbeault en 1978, qui se met à l’écoute des ménagères et cherche à comprendre les fonde­ments de la Raison Domestique. Elle nous donne un document hélas peu connu, et pourtant fort intéressant à maints égards, D’ABORD MÉNAGÈRES. Année particulièrement prolifique qui nous offre aussi une réflexion sur le suicide, FUIR de Hélène Girard et rattachant document de Diane Létourneau, LES SERVANTES DU BON DIEU. Deux jeunes néophytes, Francine Allaire et Sylvie Groulx, mettent en images l’aberration des stéréotypes dans les rôles sexuels et nous présen­tent un GRAND REMUE-MÉNAGE rempli de promesses. La réfugiée chilienne Marilu Mallet tourne à l’ONF LES BORGES et, fidèle à sa démarche féministe, Anne Claire Poirier signe un prodigieux ré­quisitoire contre le crime de viol, MOURIR À TUE-TÊTE. Tourné en 16mm, le film est gonflé en 35mm et c’est le succès commercial. Présenté aux Festivals de Cannes, Berlin, Thessalonique, New York, Chicago, Londres, Arnheim, Bru­xelles, Florence, Los Angeles Göteborg (Suède), Bangalore (Inde), Sydney, Melbourne et Toronto, il tient l’affiche depuis le 14 septembre 79 et totalise, fin avril 80, environ 115,000 entrées. La comédienne Denyse Benoît achève, en 1979, un long métrage de fiction, LA BELLE APPARENCE, alors que le Festival des Films du Monde présente le dernier long métrage de Mireille Dansereau, L’ARRACHE COEUR qui reçoit dans l’ensemble d’élogieuses criti­ques. Outre LA CUISINE ROUGE de Paule Baillargeaon et Frédérique Collin qui a connu, comme on le sait, certaines difficultés de financement et L’HOMME À TOUT FAIRE de la comédienne Micheline Lanctôt, que nous réserve cette nouvelle décennie? 70, fut la “théorisation”, la mobilisation, l’agitation. 80, sera-t-il le temps de l’intégration et de la transformation plus en profondeur? Nulle ne sait, car les voies qu’empruntera la libération demeurent sibyllines, tant il est vrai que le propre d’une libération est précisément de ne pas suivre des chemins tracés à l’avance.

Faisant notre petite bonne femme de route

Après dix ans donc de cinéma au féminin, pourrait-on conclure à une double innovation du fond et de la forme? En d’autres termes, nos cinéastes québécoises ont-elles mis en scène leur discours spécifique en créant un langage cinématographique approprié? Si ce n’est au niveau du rythme, il serait certainement abusif de parler d’esthétique novatrice. La démarche formelle semble prendre une place secondaire chez la plupart des réalisatrices, trop oc­cupées qu’elles sont à traduire leurs / nos urgences. Et la tâche est infinie. Avec elles sont apparus des rôles féminins principaux et, du même coup, sont disparues les femmes-alibi ou les femmes faire-valoir dont regorge notre cinématographie. Dans cette galerie de personnages féminins se diaprent des problématiques près de la vie réelle: un direct au coeur des choses essentielles. Il apparaît que les femmes cinéastes, a contrario de la vision monolithi­que, c’est-à-dire unisexiste des hommes, ont le souci de toujours intégrer ceux-ci dans leur représentation du monde. Même s’il s’agit de problèmes dits féminins, les réalisatrices, de manière générale, ne frappent pas d’ostracisme le regard des hom­mes sur ces interrogations (par ex­emple : LE TEMPS DE L’AVANT, LES FILLES DU ROY, À QUI AP­PARTIENT CE GAGE?, L’ABSENCE, pour ne nommer que ces films-là). Elles tentent bien sou­vent de briser l’identification classi­que de l’homme aux rôles de censeurs, tueurs, tuteurs, pour­voyeurs. Malgré cette recherche d’un mieux-être, inscrite en filigrane dans tous leurs films, il faut admet­tre que les femmes ont parfois manqué de perspectives politiques et qu’elles ont quelquefois proposé des solutions réformistes, à la limite du réactionnaire. Leurs premières réalisations mettaient en scène des femmes issues de milieux de petits-bourgeois. (Il im­porte ici de noter qu’on ne peut presque jamais dire “une femme bourgeoise”. Une femme, rappelons-le, n’est bourgeoise que par procuration d’un mari, d’un amant, d’un père, d’un tuteur.) Cet­te vision prismatique s’est peu à peu élargie. Des femmes de milieu ouvrier (D’ABORD MÉNAGÈRES, LES FILLES DU ROY), de classe moyenne (LE TEMPS DE L’AVANT), de milieu populaire (LES FILLES, C’EST PAS PAREIL ET LE GRAND REMUE-MÉNAGE) sont apparues dans leurs produc­tions. Soulignant cet écueil, je gar­de cependant en mémoire Jean Rostand qui disait : tant qu’il y aura des dictatures, je ne me sentirai pas le cœur à critiquer les démocraties. Pour ma part, tant que nos écrans seront aussi teintés de misogynie, je ne me sentirai jamais le cœur à critiquer des propos sans doute imparfaits, mais qui ont le mérite d’être autrement vus et qui nous alimentent d’images à notre ressemblance. Car jusqu’à la venue des femmes au cinéma, notre production nationale condamnait certaines d’entre nous à l’anorexie, parce que trop conscientes pour ingérer ce qu’on nous offrait en pâture. On nous a servi ad nauseam la frivolité, la servilité, la docilité, la fragilité, la domesticité des fem­mes. Bien au-delà de la facture d’un film, les femmes cinéastes nous proposent en quelque sorte une esthétique de la faim. Car si “Les fées ont soif”, les femmes ont faim. Faim de modèles positifs d’identification. Faim de voir éclater les tabous phallocrates. Faim de symboles de luttes. Faim de voir agoniser les interdits sex­istes qui nous frappent toutes. Faim de voir se briser la stéréo­vision maman-putain. Faim de voir s’incarner des femmes fidèles à la multiplicité de nos existences. Faim de voir enfin s’évanouir les mythes de la féminité et de la virilité.

Faim d’une fin qui annonce de nouveaux possibles.

Un souhait: que les femmes cinéastes participent de manière systématique à la formation de techniciennes au son et à la caméra; une certitude : que l’irréversibilité du mouvement est forte de la pluralité de ses ten­dances; une utopie (plus que jamais il nous faut compter avec elles): que les cinéastes créent pour l’écran ce que “Toilette pour femmes”, “L’Euguélionne”, “Archaos” ont été à la littérature.