Comment le cinéma vient aux femmes de mon âge
Voici la complainte d’une femme de longue patience, et des détours que le destin cruel lui a fait suivre pour en arriver, le jour de ses cheveux blancs, à toucher un peu au cinéma. Trente ans de ma vie à le frôler sans jamais l’atteindre, en même temps que trente ans à côté d’un homme qui, lui, était dedans jusqu’au cou.Dans mon temps, nous avions quand même accès à trois choses permises : la Littérature, la Peinture et le Mariage. J’ai fait les trois. Mais rien de cela ne fut suffisant pour accéder à cet autre art qu’on appelle le 7e. Au moment où, à Ottawa, l’ONF faisait uniquement des documentaires ornés de grandes voix dramatiques comme celles de Gérard Arthur et de François Bertrand, il est vrai que j’ai pu de temps à autre, grâce à “ma belle plume”, écrire des commentaires pleins d’adjectifs impressionnants. La Peinture ne m’a jamais menée au cadrage; quant au mariage, entre autres choses, disons que c’est lui au moins qui m’a appris la patience.Lorsque le cinéma-vérité est advenu avec tout son panache d’enthousiasme pour la chose pure, le cinéma laissait la parole aux vrais de l’écran. Ce fut une période “distanciée” pour ceux qui écrivaient de si belles phrases sur les colonies de vacances de fillettes ou sur l’artisan de la Nouvelle-Écosse qui arrivait à faire une chaise qui se tenait debout. Il y avait bien eu pourtant, à l’époque où Chris Marker nous avait éblouis avec sa LETTRE DE SIBÉRIE, des commentaires parallèles à l’ONF dont j’ai douce souvenance,signés par Anne Hébert, Gilbert Choquette, Clément Perron, Jacques Godbout. Mais une nouvelle ère était commencée: les films devenaient muets pour les rêveurs.Où donc se rabattre quand on veut rester collée au cinéma sans en avoir l’air. Détour furtif et élégant, il existait à ce moment-là à Radio-Canada, au temps de Réal Benoît et Guy Joussemet, un studio qui s’appelait “Les émissions sur film”. Je m’y aventurai. Série américaines à traduire, à adapter, moyens métrages en langue inconnue, où nous pouvions inventer un commentaire d’après la description des plans, et, suprême récompense que j’étais seule à apprécier, c’était le dimanche soir où je voyais mon nom sur l’écran dans les multiples “Cousteau”, la SCIENCE ET LA VIE, ou encore les oiseaux ou la faune ou la flore d’Amérique du Sud, les minéraux, végétaux et toutes les bêtes à bon Dieu. J’ai une collection rare de “Que sais-je”.
Quel cadeau ce fut ensuite pour les mordus de cinéma, l’époque de nos premiers grands festivals du film des années 60, où on faisait connaissance avec du cinéma mondial. Le charme du cinéma tchèque, les très riches heures de Kobayashi, les débuts de Fellini et d’Antonioni et le film-étape de Claude Jutra À TOUT PRENDRE. J’ouvre une parenthèse pour avouer les yeux baissés et en rougissant, que c’est à ce moment- là que j’ai écrit mes premiers scénarios qui sont encore dans l’armoire à côté du poêle chez nous. Depuis, nous sommes passés du gaz à l’électricité, j’ai dû renouveler mes lunettes au moins trois fois, et mes deux longs métrages sont toujours à la même place: l’attachement au cinéma tient à garder ses preuves.
Je poursuis, textes pour la télévision, audiovisuel, quelques petits flirts avec des cinéastes comme Pojar pour ses marionnettes, et McLaren avec qui j’ai collaboré en contournant d’écriture ses dessins dans LES FORMES MUSICALES. Ma complainte se termine au moment où Radio-Canada, d’austérité en austérité ou d’évolution en évolution, comme on veut, me propose de me spécialiser en postsynchronisation. Un cours intensif à Paris m’apprit les labiales et la bande-rythmo, dont je ne me suis jamais servi. Parce qu’à l’essai, je me suis rendue compte que mes dialogues n’arrivaient jamais à passer par la bouche en gros plan de mes personnages et que j’allais ainsi gâcher toutes les belles histoires d’amour que des gens de métier faisaient si admirablement.
Et c’est à ce moment précis que le cinéma m’a rejointe de façon inattendue. Anne Claire Poirier à l’ONF mettait en marche une série de films intitulée EN TANT QUE FEMMES, sur la condition féminine. Chacun porte en soi, je pense, dans son for intérieur, un souci de recherche qui est en dehors de tout métier et qui se présente comme une sorte de pari sur l’universalité; la condition féminine faisait partie depuis longtemps de ma réflexion. Je soumis donc à Anne Claire Poirier un scénario que je nommais “Nos saintes martyres canadiennes”. J’avais choisi un titre humoristique, trouvant encore périlleux d’oser traiter sur un ton grave, la condition féminine dans ce qu’elle a de plus indicible. Je mettais ainsi à jour un engagement de fidélité vis-à-vis la race de femmes qui nous a mis au monde. Ce scénario est devenu LES FILLES DU ROY, et ma collaboration avec Anne Claire Poirier n’a pas cessé depuis ce jour. Ce fut par la suite LE TEMPS DE L’AVANT puis MOURIR À TUE-TÊTE, et nous entreprenons un quatrième film ensemble. Anne Claire et moi, nous ne fumons pas les mêmes cigarettes, ne buvons pas le même café, l’une chante, l’autre pas, et notre équipe, depuis huit ans existe toujours sans larmes et sans problèmes.
A l’heure où tout le monde se plaint d’une pénurie de bons scénarios et que, par ailleurs, d’autres prétendent que les meilleurs films ont été réalisés sans scénario, mais avec un bon sujet, j’aurais mauvaise grâce et jamais l’âge de raison requis pour apporter mon opinion dans le débat. Le plus grand bonheur qui puisse arriver au métier de scénariste, je pense, c’est en premier lieu d’être conscient que le scénario n’est qu’une étape dans un film, et que sa structure image et silence est aussi importante à inventer que dialogues et continuité.
C’est la cause des femmes qui m’a amenée au cinéma. On ne cherche pas ses lieux de résistance : on les trouve. Même si je suis d’une génération plus âgée, je ne m’y sens pas démodée; parce que cette cause est l’aboutissement d’antiques préoccupations qui, pour la première fois, sortent de l’obscurité. Je ne sous-estime pas le courage et l’angoisse que cela exige de les mettre en lumière: au contraire, je le souligne. Énoncer ou dénoncer représente toujours un cheminement dans toute recherche de vérité. Or, dans notre cas, il s’agit de liens humains. Si difficiles à faire naître, que nous ne voudrions jamais les voir se détruire, mais plutôt leur arracher leur vrai sens, pour mieux les consolider collectivement. Je suis une femme de longue patience.