Nègres blancs, tapettes et « butch » ; les lesbiennes et les gais dans le cinéma québécois
Cet article est dédié aux 146 victimes du terrorisme policier au Truxx (1977), à celles du Sauna David 51 (1980), et aux centaines de gais et lesbiennes qui ont dû subir la violence de l’État au Québec durant la période à laquelle je me réfère.
L’auteur désire remercier les individus et les organismes qui ont aidé à organiser les projections: La Cinémathèque québécoise, France-Film, Télé-Métropole, Cinépix, l’Institut Canadien du Film, le Département de l’Audiovisuel de l’Université Concordia, l’Office national du film, le Conservatoire d’art cinématographique, les Films du Crépuscule, Michel Audy, Jean Pierre Lefebvre, Claude Fournier et Cindy Canavan. Cet article est une version développée du document que j’ai présenté à la rencontre de l’Association canadienne des études cinématographiques à Ottawa, en mai 1981. J’y ai intégré quelques-uns des commentaires que j’ai reçus, à l’époque, de la part de mes collègues, ce dont je leur suis reconnaissant. Je voudrais également exprimer ma gratitude à mes soeurs et frères de la communauté gaie, du Québec et d’ailleurs, pour leur soutien politique et intellectuel sans lequel cet article n’aurait pu être écrit.
Un cinéma obsédé par le sexe
A première vue, le cinéma québécois ne paraît pas manifester un intérêt particulier pour la sexualité. Conséquemment, on pourrait s’attendre à ce que la sexualité gaie ne soit qu’un élément marginal d’un thème marginal pour un cinéma national qui est, après tout, marginal lui-même. Mais si on regarde de plus près, on s’aperçoit que les producteurs de films québécois de la dernière génération ont exprimé une fascination constante — presqu’une obsession — pour la sexualité. Ceci est vrai même pour la période qui a précédé le relâchement général de la censure et des inhibitions, symbolisé par VALÉRIE (1968), le premier film de fesses.
En 1964, Denys Arcand se plaignait dans Parti-Pris de la gaucherie et du refoulement du matériel érotique dans le film de Claude Jutra A TOUT PRENDRE (1963) et dans TROUBLE-FÊTE (1964) de Pierre Patry :
« … le cinéaste canadien se heurte à partir du moment où il veut sexualiser son cinéma. Car les fruits de la chair se savourent généralement dans la liberté… à partir du moment où les cinéastes auront oublié leur maman pour déshabiller sereinement leur voisine qui s’appellera Yvette Tremblay ou Yolande Beauchemin, en plein soleil et avec une grande angulaire bien en foyer sur la caméra, à partir de ce moment-là, nous pourrons envisager, comme Jean Renoir, un cinéma libre en même temps que férocement national. Un cinéma de joie et de conquête.”
Même si l’on oublie cette affirmation embarrassante d’Arcand selon laquelle la libération sexuelle se résume, en quelque sorte, à la liberté pour les hommes de déshabiller les femmes, son analyse illustre une certaine convergence des courants idéologiques sexuels et politiques dans les films de la Révolution tranquille, une tendance à établir — en des termes traditionnels hétérosexuels et non féministes bien sûr — une équation entre l’accomplissement sexuel et l’accomplissement national. Je pense, évidemment, à des poèmes folkloriques tels que POUR LA SUITE DU MONDE avec leur vision de la famille hétérosexuelle garante de la survie nationale, mais je réfère également à des œuvres plus “modernes”, du CHAT DANS LE SAC à ULTIMATUM, qui, dans un environnement urbain, présentent tous une variation du couple mâle-penseur/ femelle-rêveuse contrarié par l’impasse nationale. VALÉRIE, bien sûr, est de la même veine lorsqu’il situe son dénouement matrimonial vertueux sur le sommet du Mont-Royal avec les drapeaux fleur-de-lys.
Pourtant, les réalisateurs de film mâle “straight” du Québec n’ont pas attendu d’être libres avant de déshabiller Yvette, comme en témoigne la vague de productions érotiques post-VALÈRIE. Ce mouvement s’est poursuivi sans coup férir depuis 1968 au point où, ces dernières années, il avait même pénétré la dernière forteresse du puritanisme, le cinéma-direct : L’INTERDIT semblait un phénomène unique en 1976, mais il a été suivi depuis par PLUSIEURS TOMBENT EN AMOUR, ON N’EST PAS DES ANGES, T’ÉTAIS BELLE AVANT, VA TE RINCER L’OEIL et, d’une manière qui leur est propre, par les documentaires féministes. Cependant, malgré l’aspect central du thème de la sexualité, Arcand avait bien raison de dire que les fruits de la chair ne pourraient pas être savourés dans la suffisance et la facilité. La vision de la sexualité de nos réalisateurs a été modelée par l’anxiété et l’aliénation (tout complices qu’ils puissent être, souvent, dans cette aliénation) à tel point que les premières dénonciations féministes de la violence sexuelle, celles de la première moitié des années 70, peuvent être situées en continuité avec l’approche mâle “straight” de l’aliénation. Existe-t-il un autre cinéma pour offrir — avec une intensité intolérable — une telle continuité d’images sexuelles de dysfonctionnement, d’exploitation et d’humiliation? Pensez à la scène de masturbation dans L’EAU CHAUDE, L’EAU FRETTE et aux scènes (pratiquement devenues des formules) où les femmes sont déshabillées et avilies publiquement dans des films tels que LE TEMPS D’UNE CHASSE, PARLEZ-MOI D’AMOUR, BAR-SALON et ULTIMATUM. Pensez aux films qui, de façon assez symptomatique, ont fait époque : DEUX FEMMES EN OR, ce succès érotique qui survit maintenant comme satire sociale; VIE D’ANGE, ce marathon de la fixation sexuelle; LA POMME, LA QUEUE ET LES PÉPINS, une farce sur l’impuissance; L’ANGE ET LA FEMME, l’approche la plus ambitieuse de l’érotisme, qui commence et se termine dans un bain de sang; LES DERNIÈRES FIANÇAILLES, la plus belle (et la seule?) histoire d’amour, dans laquelle deux amoureux septuagénaires sont emportés au ciel…
Quelques questions préliminaires au sujet de certaines images absentes
Ce texte présente en premier lieu les images négatives des lesbiennes et des gais dans la fiction commerciale au Québec et il conclut par une analyse de certaines images rares — produites par un petit nombre d’artistes gais exceptionnels — qui vont à rencontre du courant dominant. Mais auparavant, on doit poser quelques questions pertinentes même s’il n’est pas toujours possible d’y répondre.
- Comme nous le verrons, les images négatives que j’ai repérées — par le mépris qu’elles expriment, par leur superficialité et leur rareté — se démarquent ostensiblement de la thématique dominante de l’aliénation sexuelle. Pourquoi un cinéma qui manifeste une telle compassion pour les aliénés et les opprimés sexuels, un cinéma qui reconnaît presqu’unanimement la médiocrité des modèles sexuels traditionnels et qui, même avant la récente ascension du féminisme, semblait percevoir de façon pénétrante les mécanismes de l’oppression sexuelle — pourquoi ce cinéma, dans les vingt dernières années, a-t-il toujours désavoué les lesbiennes et les gais que ce soit en les ignorant ou en les insultant?
- Pourquoi les gais ne sont-ils présents que dans la fiction « non- politique”? Ou, pour poser la question différemment, pourquoi le cinéma “politique”, un des cinémas les plus dynamiques et les plus variés dans le monde, ne s’est-il pratiquement jamais solidarisé avec une minorité qui, tout au long des années 70, face à la croissance de la terreur policière et de l’ostracisme social, a revendiqué la reconnaissance politique avec un militantisme toujours plus ardent?
Avant de procéder à une analyse plus concrète, voici quelques hypothèses de réponses à ces questions en rapport avec les différentes étapes du cinéma québécois.
Il va sans dire que les lesbiennes et les gais n’apparaissent pas dans la première vague des films d’après-guerre, même si, à la même époque, on les retrouve dans des œuvres produites au sein de d’autres cultures catholiques, notamment en France et en Italie. Toutefois, dans ces œuvres pieuses, on retrace parfois en filigrane des allusions à l’homosexualité et à d’autres “aberrations sexuelles” (pour citer Arcand) dans l’effervescence de la sexualité réprimée. Arcand mentionne, non sans méchanceté, l’exemple du curé “compréhensif” et du jeune soliste dans LE ROSSIGNOL ET LES CLOCHES (1951). Il n’est sans doute pas inutile de souligner que la vague d’anticléricalisme qui marque le cinéma québécois, à l’époque où précisément Arcand notait cette observation, est souvent épicée de semblables méchancetés. Cette tradition d’anticléricalisme homophobe se retrouve encore de nos jours et même, de façon assez décevante, jusque dans LES PLOUFFE.
Quand nous arrivons aux films du consensus nationaliste des années 60, alors que les thèmes sexuels sont désormais moins latents, il est encore facile d’expliquer l’absence des homosexuels de l’écran: l’absence de conscience politique chez les lesbiennes et les gais eux-mêmes explique en grande partie ce phénomène. Le “placard” était notre seule chance de survie. La sodomie est demeurée un acte criminel jusqu’au Bill Omnibus de Trudeau en 1968, mais ni cette loi, ni l’émergence de notre mouvement en 1969 (marquée symboliquement par des combats de rue qui ont duré trois jours entre la police et les folles- travesties à la Stonewall Tavern de New York, en juin de cette année-là) n’ont mis fin à la violence policière exercée contre nous, sans parler des sanctions religieuses, psychiatriques et culturelles qui existent toujours. L’invisibilité que nous choisissions alors dans nos vies quotidiennes était également reproduite à l’écran. Les lesbiennes et les gais que nous voyions à l’écran à cette époque étaient, tout comme nous, dans le « placard » — mais ils étaient là, invisibles, à St-Henri, dans les camps de bûcherons, et même à l’Ile-aux-Coudres (Perrault montrait — phénomène intéressant — que les hommes, gais ou “straight”, sur cette fie de légende, avaient le droit, une fois par année, de se déguiser pour le rituel exutoire du travesti).
D’une certaine façon, le consensus nationaliste a renforcé la tradition du “placard”. Le mythe de la collectivité nationale homogène, au centre du cinéma québécois des années 60, supposait que les lesbiennes et les gais, ainsi que d’autres minorités comme les Autochtones et les immigrants, étaient à l’extérieur de cette collectivité. Ce n’est pas un hasard si la lesbienne dans VALÉRIE, la première lesbienne identifiée de notre cinéma (j’y reviendrai plus tard), n’est pas francophone, (la plupart de celles (rares) qui vont lui succéder ne le seront d’ailleurs pas); de la même manière, les gais qui apparaissent avant Stonewall appartiennent, tels que je vais les décrire bientôt, à une aristocratie ou une intelligentsia qui n’a rien à voir avec “nous le monde ordinaire », une entité populiste qui se retrouve inconditionnellement dans les films du jour (pour emprunter l’expression de Michel Houle).
Bien sûr, la préemption de la cause nationaliste sur la problématique gaie (tout comme sur la problématique féministe) dans les films avait son parallèle et ses origines sur la scène politique. Le Manifeste du FLQ ne pouvait trouver meilleure insulte pour Trudeau que “tapette ». Michel Tremblay aimait raconter aux activistes gais anglophones qu’il a toujours été davantage opprimé en tant que Québécois qu’en tant que gai. Qui sait si des nationalistes gais comme Claude Charron, Pierre Bourgault, Pierre Vallières (sans oublier Tremblay) n’auraient pas milité dans une direction complètement différente n’eût été l’envahissante priorité nationale? De toute façon, le FLQ était en bonne compagnie : ce n’était pas la première fois que les lesbiennes et les gais s’inscrivaient dans l’iconographie négative du renouveau national. Rossellini n’avait-il pas initié, immédiatement après la guerre, toute cette tradition qui associe l’homosexualité au fascisme, Bertolucci, et même notre frère Visconti, lui emboîtant le pas par la suite?
En 1970, c’est le début d’une nouvelle période post-nationaliste pour le cinéma québécois. C’est également à la même période qu’on assiste à l’émergence du mouvement gai et que la communauté gaie se manifeste au Québec. Comme Houle expliquait, les réalisateurs de la première moitié des années 70 se soucient moins d’affirmer l’existence d’une communauté nationale que d’explorer les tensions économiques et politiques au sein de cette communauté. Cet âge d’or du film politique québécois, tant radical que réformiste, a produit les documentaires d’Arcand, de Groulx et de Lamothe, les premiers films féministes et, bien sûr, une série impressionnante de longs métrages consacrés à la fiction. La famille nucléaire y apparaissant toujours comme la manifestation des ravages du capitalisme. Pierre, le chômeur éploré de LE MÉPRIS N’AURA QU’UN TEMPS, fait le tour de son logement avec la caméra et les images des chambres encombrées des enfants constituent l’accusation suprême. On n’identifie aucune lesbienne chômeuse dans les films de cette période (elles sont là, mais invisibles) et ni le patriarcat, ni son sous-produit l’homophobie, ne sont les principaux thèmes en vigueur.
Au milieu de la décennie, toujours selon Houle, s’ouvre une deuxième ère du cinéma politique, un cinéma de la marginalité. Les réalisateurs ne s’intéressent plus aux ouvriers et aux classes économiques comme telles, mais aux sous-cultures périphériques, tout en élargissant leur discours aux questions féministes et écologiques. Un nouveau concept-clé, la répression, fait son apparition aux côtés du thème classique de l’exploitation. Les nouveaux sujets à l’ordre du jour sont : les Autochtones, les ménagères, les mères célibataires, les personnes âgées, les prisonniers, les enfants, les handicapés physiques et mentaux, les patients psychiatriques, les immigrants, les étudiants, les alcooliques, les religieuses, les prostituées, les “strip-teaseuses”, et les nains. On constate avec étonnement que les lesbiennes et les gais n’apparaissent nulle part dans le cinéma francophone de la marginalité, avec une seule exception qui confirme la règle — QUELQUES FÉMINISTES AMÉRICAINES, un film sur lequel je reviendrai plus tard. Dans tous ces films sur la marginalité, on retrouve cette répudiation implicite et fallacieuse de l’appartenance des lesbiennes et des gais à ces groupes et de leur légitimité comme entité sociale et politique. Mais le plus surprenant de tout, c’est le refus des féministes de reconnaître et d’appuyer la lutte des lesbiennes.
Notre invisibilité dans ces deux phases du cinéma politique des années 70 a pour parallèle l’homophobie de la gauche durant cette décennie (une gauche qui semble approuver la constante violation de nos droits civils), mais, assez curieusement, ce phénomène n’est pas analogue au théâtre et en littérature où, tout au cours de la première décennie après Stonewall, on affirme, peu souvent, mais avec clarté, l’existence des lesbiennes et des gais. Houle se demande pourquoi le cinéma politique, au milieu de la décennie, quitte le terrain socio-économique pour se tourner vers la marginalité: la classe d’artisans sociaux qui produit les films au Québec n’a tout simplement pas intérêt à mettre l’emphase sur les conflits sociaux dans la société québécoise. On peut établir un parallèle utile à nos objectifs à partir de cette hypothèse: cette classe de producteurs de films est composée, dans sa majorité, de mâles (l’analyse féministe l’a souvent démontré) et de “straights” de façon disproportionnée par rapport au micro-milieu théâtral (le même culte macho de la technologie mystifiée qui exclut les femmes a sans doute le même effet de dissuasion sur les hommes qui rejettent leur conditionnement macho). Le parallèle que l’on peut établir c’est que la classe des réalisateurs n’a pas intérêt à traiter d’une marginalité qui menace le profit qu’elle tire du patriarcat, d’autant plus qu’il s’agit d’une marginalité qu’elle a appris à craindre et à mépriser depuis l’enfance.
Les lesbiennes et les gais qui, exceptionnellement, sont admis dans cette fraternité ont tendance à demeurer résolument dans le “placard”. Quand on a demandé à André Brassard pourquoi si peu de cinéastes gais “sortent du placard » dans leurs films, il a répondu : “Ils ne veulent pas recevoir de claques sur la gueule par les techniciens”. Pour les lecteurs gais, je n’ai pas besoin de rappeler la menace toujours présente de la violence, mais aussi de l’ostracisme et du chômage (le travail est rare au royaume en voie de disparition de la pige et les grognements mâles se font entendre chaque fois qu’une femme est engagée par l’ONF), sans oublier le harcèlement sexuel, en particulier pour les lesbiennes. Même dans les milieux culturels les plus tolérants, le danger existe d’être toujours confiné dans les mêmes rôles sous prétexte que les hommes gais sont meilleurs au maquillage qu’à la prise de son et que les gais devraient s’en tenir aux thèmes gais (une crainte bien réelle chez une réalisatrice lesbienne à qui j’ai parlé — rappelez-vous la surprise quand Tremblay et Brassard, laissant derrière eux leurs folles-travesties, ont conçu le personnage d’une secrétaire “straight” de Rosemont dans LE SOLEIL SE LÈVE EN RETARD).
Pourquoi les réalisateurs « straight” répudient-ils notre lutte? En ce qui concerne l’ONF et son soi-disant programme “Société nouvelle”, des rumeurs circulent selon lesquelles les deux sujets qui paraissent risqués sur le plan électoral sont systématiquement évités : il s’agit de l’avortement et de l’homosexualité. Si cette règle a été levée, une fois pour l’avortement, et une fois pour le lesbianisme (dans le cadre du thème plus vaste de QUELQUES FÉMINISTES AMÉRICAINES), un regard sur le catalogue confirme cependant la rumeur. Toutefois, notre trahison par les cinéastes indépendants qui ne peuvent prétexter l’inertie gouvernementale, est tout aussi complète. Il s’agit d’un mélange de myopie, d’opportunisme, de lâcheté, d’hypocrisie et de haine, ou tout simplement de l’homophobie.
De telles accusations doivent s’appuyer sur un ou deux exemples, dans la mesure où je réfère plus à des péchés d’omission qu’à des fautes commises. (On rencontre également cette dernière catégorie de fautes, chez Paule Baillargeon par exemple qui, dans ANASTASIE OH! MA CHÉRIE, afflige les policiers violeurs et brutaux du prétendu maniérisme gai et qui, dans le dépliant publicitaire du film, nous sert le baratin suivant : “Notre planète survit encore et s’accroche avec un acharnement débilitaire (sic) à son dieu homosexuel mâle et misogyne dans ce patriarcat qui dégénère…” De récents péchés d’omission : comment est-ce possible pour LE GRAND REMUE- MÉNAGE de traiter du conditionnement sexiste tout en oubliant d’en considérer, comme une de ses composantes essentielles, l’enracinement de l’homophobie? Et, si l’on s’en tient à D’ABORD MÉNAGÈRES et MOURIR À TUE-TÊTE, deux films qui présentent un large échantillon de femmes représentatives, devons-nous croire que les lesbiennes ne sont pas des ménagères et qu’elles ne sont jamais violées? Comment est-ce possible pour les douzaines de films de fiction à petit budget produits dans divers milieux contre-culturels, de TI-CUL TOUGAS à L’HIVER BLEU, d’éliminer systématiquement les lesbiennes et les gais qui s’autoaffirment et qui devraient normalement apparaître dans ces milieux? N’y avait-il pas du tabassage de tapettes dans les 24 heures ou plus que filmait Gilles Groulx? Le titre du nouveau film qui traite de l’amour chez les handicapés n’aurait pas dû être ON N’EST PAS DES ANGES, mais ON N’EST PAS DES TAPETTES!
Des prédateurs aux bouffons
Des absences significatives dans le cinéma politique québécois, j’en viens maintenant aux images méprisantes de la fiction commerciale, à ces deux décennies de conceptions “straight” sur les lesbiennes et les gais.
C’est Coopératio, la compagnie de production indépendante du milieu des années 60, qui a assuré la création des deux œuvres majeures de la période pré-Stonewall. La première de ces œuvres, TROUBLE-FÊTE (Pierre Patry, 1965), l’histoire d’une rébellion sans issue dans un collège classique où règne l’autoritarisme, présente son personnage gai seulement à la fin du film. Il apparaît soudainement dans une taverne d’étudiants où Lucien, le personnage principal, est en train de boire avec ses amis après divers affrontements malheureux avec la hiérarchie du collège, sa famille et sa “blonde”. L’homosexuel est un homme dans la quarantaine, mince, grisonnant, véhément. Assis à une table voisine, il dévore Lucien des yeux, probablement dans ce que les producteurs imaginent être une tentative de séduction. On accorde à ce regard menaçant l’emphase visuelle qui sert habituellement à caractériser un nazi ou un assassin assoiffé de sang. Lucien est confus et lui jette un regard qui, en rétrospective, semble ambigu. Cet échange est interrompu par une descente de l’escouade des narcotiques dans la taverne, mais pas avant que le stéréotype du prédateur homosexuel s’acharnant sur une jeune victime “straight” — stéréotype déjà familier dans des films européens tels que I VITELLONI de Fellini et ALLEMAGNE, ANNÉE ZÉRO de Rossellini — ne soit solidement établi. Le stéréotype du prédateur est, bien sûr, le principal spectre de la réaction anti-gaie de la fin des années 70 et, pas plus loin que l’année dernière, il a servi à nier aux lesbiennes et aux gais la protection de leurs droits humains dans la constitution de notre prétendu champion d’autrefois, Trudeau. Le stéréotype du prédateur, avec ses rapports inégaux d’âge et de pouvoir, laisse entendre que, entre autres choses, les relations homosexuelles sont une sorte de parodie des relations sexuelles “straight”.
L’homosexuel revient à la fin du film, de façon tout aussi arbitraire, alors que Lucien, qui a été expulsé du collège, erre, découragé, sur la rue Ste-Catherine. Le prédateur surgit de l’ombre, lui demande du feu, et se met à le suivre avec insistance. Lucien panique, il pousse son prétendu séducteur sous les roues d’une automobile en marche et court chercher le réconfort dans les bras de sa blonde. Il revient bientôt au lieu de « l’accident” pour trouver une foule en colère autour du corps alors que défile la parade de la St-Jean-Baptiste. Le char qui porte le jeune garçon vêtu d’une peau, le symbole du Québec, apparaît au moment culminant. Les dernières images du film montrent Lucien emporté par la foule dans l’attitude du martyr, le martyre de tout jeune Québécois “straight”, tourmenté, en quête de son identité.
Pourquoi Lucien a-t-il paniqué et cédé à la violence? Une analyse gaie soulignerait probablement qu’il a peur de sa propre attraction pour l’homme, mais ce que le film exprime plutôt, c’est que la réaction violente et fatale de Lucien est pleinement justifiée. D’innombrables films, de MIDNIGHT COWBOY à MIDNIGHT EXPRESS, nous ont assuré que toute représaille, si brutale soit-elle, est justifiée quand un homme “straight” est menacé par les mains corrompues d’un homosexuel. De tels films s’appuient d’ailleurs, de San Francisco à Montréal, sur les jugements légaux qui accordent, pratiquement toujours, de légères peines d’emprisonnement aux meurtriers de gais. Le prédateur est soudainement devenu la victime, mais cela ne doit pas nous surprendre: les stéréotypes de boucs émissaires renferment souvent des contradictions absurdes, qu’on pense aux Juifs banquiers- révolutionnaires et aristocrates-moins qu’humains de la mythologie nazie. Comme avec les femmes, la typologie de la victime n’épargne pas aux pédés morts la culpabilité et la responsabilité des représailles qui s’exercent contre eux. Au contraire, c’est ce que les gais cherchent, tout comme les femmes aiment être violées (c’est le point de vue de Robin Spry dans ONE MAN). Les gais attirent la violence au moment même où ils la commettent. Dans la couverture du meurtre de Pasolini, la presse n’a-t-elle pas laissé entendre qu’il méritait ce qui lui était arrivé? Les femmes ne sont-elles pas des lesbiennes castratrices et des “vaginae dentatae” aussi bien que des proies à violer? C’était l’essence même de la méchanceté très particulière de CRUISING où les gais sont à la fois des bouchers psychopathes et des cadavres lacérés. Un stéréotype ne reflète pas la réalité sociale, mais les peurs irrationnelles et les aspirations de la majorité qui produit les images : le gai prédateur-victime agit autant pour justifier que pour faire revivre par procuration la violence homophobe.
Comment se fait-il que le prétendu séducteur de Lucien apparaisse si soudainement et sans véritable motif? Même les critiques ont reconnu la maladresse de l’intrigue, ce “deus ex machina” conçu pour introduire le martyre du héros (même si le stéréotype du gai lui-même n’a fait surgir aucune objection, bien au contraire). Que ce spectre morbide de culpabilité vague surgisse aussi capricieusement, comme Méphisto, et dans une forme si explicite et si déterminée dans un film qui, par ailleurs, est relativement subtil, manifeste peut-être la panique sexuelle des réalisateurs eux-mêmes. Mais cela reflète aussi le mythe selon lequel les gais ne font pas vraiment partie de la collectivité que Lucien symbolise et que les réalisateurs essayaient de définir. Le corps mutilé de l’homosexuel dans la rue n’est pas un être humain et encore moins un martyr national comme Lucien; il est un prétexte dramatique expulsé du film aussi arbitrairement qu’il y avait été introduit, un obstacle sur la voie du héros.
TROUBLE-FÊTE s’est bien vendu et a permis à Coopératio de produire quelques autres films. Un de ceux-là, DÉLIVREZ-NOUS DU MAL (1965), était dirigé par Jean-Claude Lord qui, comme on le sait, était responsable du scénario de TROUBLE-FÊTE. Le scénario de Lord pour DÉLIVREZ-NOUS DU MAL était une adaptation fidèle du roman du même nom de Claude Jasmin. Ce roman avait été fort controversé en 1961 parce qu’il prétendait traiter de l’homosexualité même si, en pratique, il reprenait tous les stéréotypes existants en en faisant des protagonistes importants. Jasmin, connu pour ses romans sur la violence et l’aliénation au sein de la classe ouvrière à Montréal, avait remis à Coopératio cette année-là un autre scénario, LA CORDE AU COU. Le film DÉLIVREZ-NOUS DU MAL a suscité tout autant de controverse que le roman : sa parution a été retardé pendant deux ans et sa sortie est finalement passé inaperçue. Lord a dirigé son premier film avec beaucoup d’efficacité, mais il n’a pas réussi, cela va de soi, à transformer ce mélodrame torpide, le seul film québécois “straight” avec des protagonistes gais, en un moment privilégié de l’histoire cinématographique pas plus qu’en une célébration de la liberté sexuelle. Au lieu de cela, il remplit la coquille creuse du prédateur-victime de TROUBLE-FÊTE avec une salade richement putrescente de contradictions, d’évasions et de haine.
L’histoire présente deux amants, le riche André (joué par un jeune Yvon Deschamps) et Georges, l’homme d’affaires bisexuel dont les origines sociales sont modestes et qui semble tenir à la relation en partie pour ses avantages financiers. Georges s’amuse à tourmenter André de toutes les manières possibles — en abusant de lui, en l’ignorant et en flirtant, devant lui, avec des femmes, en particulier avec la sœur d’André. À un moment donné, André tente de se suicider, sans succès — la scène est largement développée dans la mesure où la mort par pendaison est hautement cinématographique et dans la mesure où les tendances suicidaires sont inhérentes à la personnalité homosexuelle. Plus loin, Georges se fiance à une riche héritière anglophone et quand il demande encore plus d’argent à André, celui-ci ne peut plus le prendre — il engage des tueurs à gages du monde interlope pour assassiner Georges sur le Mont-Royal. Lorsque Georges voit ses assaillants et André qui approchent, il lance une dernière raillerie — André n’a pas eu le courage de le faire lui-même — et il avance lui-même vers la mort. Ce suicide coloré est un autre ajout au roman (où André mène son plan à terme), mais le changement permet à Lord de développer son thème “complexe” du suicide et de mettre l’accent sur la faiblesse du protagoniste.
Quelques éléments de ces deux représentations répètent le stéréotype présenté dans TROUBLE-FÊTE. La relation des amants est fondée sur un rapport inégal de pouvoir — prédation, exploitation et désir de représailles chez les deux protagonistes — et la violence provient de et s’abat sur les personnages gais. Les deux sont mâles — comme la reine Victoria, le cinéma québécois en 1965 nie toujours l’existence des lesbiennes. Comme le prédateur de Lucien, les deux hommes ne semblent pas faire partie de “nous le monde ordinaire”, — ils sont tous les deux des intellectuels et cela en soi est suspect (comme Cécile Plouffe l’explique en analysant l’anxiété sexuelle du personnage d’opéra-bouffe qu’est son frère Ovide). De plus, André est riche et Georges est aussi identifié comme un “autre” de par ses liens avec l’héritière anglophone. C’est un stéréotype qui nie notre oppression historique et notre appartenance — historiquement, seulement une minuscule minorité de gais, comme Cocteau et Gertrude Stein, étaient assez riches ou puissants pour jouir de la relative liberté du André de la fiction. De toute façon, en plus de l’image victime-prédateur-étranger, André et Georges partagent toute une liste d’autres attributs, souvent tout aussi contradictoires, que les lecteurs reconnaîtront s’ils ont vu d’autres chefs-d’œuvre du cinéma mondial tels que THE BOYS IN THE BAND et THE KILLING OF SISTER GEORGE. Soit André ou Georges (ou les deux sans distinction) s’apitoient sur eux-mêmes, sont névrosés, hédonistes, suicidaires, masochistes, sadiques, extravagants, alcooliques, paranoïaques, faibles, geignards et misogynes. Ce dernier élément est une composante habituelle du stéréotype et c’est un autre miracle de la logique “straight” que d’attribuer aux gais la haine des femmes de la culture mâle “straight”. Le spectateur mâle “straight » peut alors jouir du spectacle de la violence contre les femmes sans se sentir concerné moralement. Lord ajoute un zeste de cette logique qu’on ne retrouve pas dans le roman: lorsqu’une riche veuve, courtisée puis abandonnée par Georges, se précipite chez André, il la bat sauvagement. C’est un avant-goût des tueurs de femmes transexuels-travestis de De Palma (DRESSED TO KILL) et de Richard Brooks (LOOKING FOR MR. GOODBAR) (sans oublier les policiers violeurs et décadents de Baillargeon). Des gais qui oppriment des gais, des gais qui oppriment des femmes, des femmes qui oppriment des femmes (bien sûr, les chicanes mesquines entre femmes sont des échantillons de films mâles sur les femmes) : ce qu’on oublie dans cette fascination pour le spectacle de victimes qui en oppriment d’autres, c’est le fait fondamental de l’oppression des femmes et des gais par le patriarcat. On nous met sur le dos la responsabilité de notre oppression.
Une autre séquence du film est très significative. Le terme “homosexualité” n’est jamais prononcé dans le film. On n’y fait jamais référence explicitement. La nature de la relation des deux amants apparaît à travers l’insinuation, mais jamais par des caresses ou des attouchements qui pourraient révéler sa composante sexuelle. Il y a seulement une référence indirecte à leur situation de gais et c’est dans le contexte du harcèlement de Georges par son amant. À leur arrivée dans un hôtel chic des Laurentides, les hommes réservent deux chambres, comme nous devions tous le faire à cette époque, et Georges révèle à l’employé de la réception quelques “manies” d’André :
“N’oubliez pas là pour monsieur, toujours deux oreillers, des draps propres tous les soirs, pas de couverture de laine, il ne le supporte pas, ah! ah!, y est allergique à la poussière, y est même allergique aux femmes.”
Un gros plan exagéré d’André nous montre que le coup a porté. Un fond musical mélodramatique souligne la honte d’André et l’employé de la réception exprime ostensiblement son embarras et sa pitié. L’amour qu’il ne faut jamais nommer est révélé, un tabou important vient d’être brisé. Les gais riches peuvent acheter leur anonymat à l’époque des placards. L’ultime transgression c’est d’ouvrir la porte du placard. Ce n’est pas tant le fait que la reconnaissance du fait qui est un affront pour le patriarcat. Nous avons appris cela après Stonewall quand “sortir du placard” était devenu le rituel politique essentiel des mouvements gais et lesbiens. En fait, c’était plus qu’un rituel aux connotations symboliques — comme porter un afro ou parler joual — c’était un geste irréversible de défi politique. Mais pour Lord, il semble que “sortir” n’amène que la honte, la cruauté, l’embarras et non l’auto- affirmation. Et ce, articulé à l’écran comme si on annonçait la nouvelle surprenante que Bette Davis se meurt d’une maladie incurable.
DÉLIVREZ-NOUS DU MAL, sur le plan du vocabulaire et des structures cinématographiques, semble à première vue fidèle au réalisme psychologique. Lord emprunte plus à ses contemporains européens anxieux — de Bergman au réalisme social anglais — qu’à la stylisation joyeuse de la Nouvelle vague qui inspirait d’autres cinéastes québécois de l’époque. Les longs gros plans de visages fixes et torturés, les voix-off cauchemardesques, les nombreuses promenades dans la nuit où les protagonistes déambulent, seuls et sans but, dans la noirceur et l’aveuglement… la marque est familière. Pourtant, les dynamismes d’ensemble ne sont pas psychologiques, — on n’y retrouve pas l’élan de l’illusion, de la lutte et de la révélation, mais plutôt une spirale descendante vers un tourment toujours plus grand qui ne prendra fin, tout au moins pour un des héros, qu’avec la mort. C’est le domaine non pas du ça, mais de l’âme, le royaume des gémissements et des grincements de dents. La haine de Lord pour l’homosexualité relève non du folklore psychiatrique au nom duquel l’Etat moderne légitimise sa persécution des homosexuels, mais de sanctions religieuses qui ne sont plus effectives. André et Georges ne sont pas anormaux ou malades: ils sont, comme le titre l’indique, mauvais. Le film manifeste une survivance du moralisme catholique que Houle a déjà décelé dans les films de Coopératio qu’il appelle ‘‘des variations sur le thème du péché”. Toutefois, DÉLIVREZ-NOUS est différent de films comme TROUBLE-FÊTE qui présentent leurs héros en lutte avec leur conscience, le remord et la culpabilité — les homosexuels sont déjà si bas dans la hiérarchie de la damnation que le remord et la rédemption ne leur sont même plus accessibles…
Il y a eu Stonewall et après… Dans les années 70, ce n’est plus dans le mélodrame, mais dans la comédie — habituellement érotique, parfois sociale — que l’on retrouve la plupart des images de gais dans le cinéma de fiction. Pourtant, le modèle établi par Patry et Lord perdure — après tout, le prédateur- victime n’a jamais été bien loin du bouffon. Claude Fournier, dont DEUX FEMMES EN OR (1970) a donné le ton au genre le plus profitable de la décennie, présente tout au long des années 70 une série de bouffons gais, dans ses tentatives répétées de reproduire DEUX FEMMES.
LES CHATS BOTTÉS (1971) nous en donnent le plus riche échantillon. Le film décrit les aventures érotiques de deux insatiables escrocs mâles qui cherchent à tout prix à éviter le mariage. L’un d’eux se retrouve pris au piège aux côtés de l’héroïne du film, Louise Latendresse, dont les aspirations matrimoniales sont transparentes. Pour neutraliser les instincts domestiques et ménagers de Louise, les célibataires cherchent une femme de ménage. Qui vont-ils engager? Une tapette caricaturale d’âge moyen qu’on appellera bientôt, affectueusement, Môman. Les héros hésitent naturellement à avoir un pédé dans la maison, mais c’est mieux qu’une femme qui aspire au mariage. Môman est une folle extravagante qui voltige avec un tablier fleuri ou en chemise de nuit. Elle s’exprime avec une voix perçante et sur un ton de fausset. Enfin, elle a un accent français (les tapettes, c’est pas le monde ordinaire). C’est au personnage de Môman que le film doit en grande partie son caractère comique: après tout, le satyriasis chronique a ses limites comme prétexte comique et la voix aiguë d’une folle idiote est profondément enracinée dans la tradition comique, une question sur laquelle je reviendrai plus loin.
Cependant, Môman a une autre fonction. Les deux héros “straight” sont par trop intimes — ils dorment souvent ensembles, nus dans le même lit, ils vont à la toilette ensembles et ils manifestent une fascination de voyeur pour leurs scènes respectives de baisage. L’intimité entre mâles est au moins aussi suspecte que l’intellectualisme, en particulier quand leur machination la plus réussie pour faire de l’argent consiste à se faire passer pour deux coiffeurs parisiens efféminés. Le bouffon gai sert alors à dévier la suspicion, à réaffirmer le caractère “straight” des héros — il est “l’autre” — et par extension, celui du spectateur-voyeur mâle dans la salle. Après tout, le spectateur n’est pas censé apprécier l’intimité mâle sans inhibition, sans oublier la grande quantité de virilités nues dans le film (y compris un ballet d’hommes nus, fantaisie d’une femme du monde en train de mourir. Cet indéniable érotisme mâle est-il une contribution de Marie-Josée Raymond, l’habituelle co-scénariste et co-productrice de Fournier? Est-elle aussi responsable de l’utilisation fréquente de l’humiliation mâle comme source d’humour sexuel dans toutes les comédies de Fournier, une ressource plutôt rare dans le genre si je ne me trompe?). Les personnages gais ont fréquemment ce rôle — dévier la suspicion — dans les films “straight” sur l’amitié entre deux personnes du même sexe. Rappelez- vous comment dans GIRL FRIENDS Claudia Weill amène son héroïne à repousser les avances d’une lesbienne qu’elle avait prise sur le pouce, histoire de montrer la pureté platonique de l’amitié dont il est question dans le film. Le modèle se retrouve partout, dans les films de tout le monde, de Peckinpah à Bertolucci, et dans une forme presqu’identique à celle que Fournier a utilisée dans ses dernières comédies. Dans LA POMME, LA QUEUE ET LES PÉPINS (1974), un bouffon gai est battu pour montrer que le héros peut être impuissant et membre du Parti libéral, mais pas une tapette ; dans LES CHIENS CHAUDS (1980) de Micheline Lanctôt à cause des aspirations quasi féministes et artistiques du film. Le héros est petit, sensible, passif, créateur, tendre ; ce n’est décidément pas un macho à une exception près : il peut battre une tapette avec le meilleur d’entre eux.
LES CHATS BOTTÉS devient particulièrement intéressant quand Môman se rend à une fête de travestis avec un ami, Môman déguisée en Carmen et l’ami en infirmière. Sans raison aucune, les deux hommes sont férocement battus par la police. N’est-il pas ironique que Fournier, médiocre marchand de culs et de ricanements, demeure, à ce jour, le seul réalisateur de films québécois qui fasse état du terrorisme policier qui assombrit la vie quotidienne des gais et des lesbiennes au Québec? Les héros ont quelque sympathie pour les folles battues, mais décident “qu’il est pl us facile de guérir les tapettes que de poursuivre la police”, une phrase qui résume avec une exactitude étonnante l’attitude de la gauche et de ceux et celles qui défendent les droits de la personne au Québec dans les années 70. Les héros tentent alors de “guérir” Môman avec sa complicité ahurie. Faire l’amour avec Louise Latendresse transformerait certainement n’importe qui en “straight ». Le patient s’asperge de déodorant, mais malgré l’efficacité bien connue de cet aphrodisiaque “straight” et malgré l’attrait incontestable de Louise, cet appât plein de bonne volonté, l’expérience est un désastre. Les héros qui observent fréquemment le niveau d’érection de Môman sont déçus.
Guérir les tapettes n’est pas si facile après tout, d’autant plus que Môman semble être, c’est un accident évidemment, un des personnages les plus heureux du film, celui qui s’accepte le mieux, en dépit de son intelligence limitée. Et qui plus est, la relation de Môman avec Louise apparat comme la plus positive de tout le film. C’est une sorte d’alliance inconsciente, une solidarité de sœurs si vous préférez, contre la misogynie des héros. Ce n’est pas la seule expression cinématographique d’un des thèmes centraux de la libération gaie, l’alliance étroite de notre lutte avec celle des femmes. Nos ennemis, que Fournier identifie inconsciemment, sont les mêmes: l’idéologie patriarcale, l’ingérence de l’Etat dans le contrôle de nos corps, les modèles sexuels hérités — immuables et oppresseurs — et la violence permanente qui s’exerce contre nous en public. Il est assez fréquent dans les films gais, autant au Québec que dans les autres cultures, de trouver d’excellentes relations entre des femmes « straight” et des hommes gais. OUTRAGEOUS(1977) et IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’EST(1973) en sont seulement deux exemples. À cet égard, ce n’est pas un hasard si le seul film “straight » québécois qui présente une image nettement positive d’un gai a été réalisé par une femme, Louise Carré. Malheureusement, dans son film ÇA PEUT PAS ÊTRE L’HIVER, ON N’A MÊME PAS EU D’ÉTÉ(1980) le gai, le fils de l’héroïne qui est veuve, demeure à l’arrière-plan excepté dans deux scènes ambiguës. L’ambiguïté s’explique peut-être par le contexte familial qui décourage l’expression sexuelle tant chez la mère que chez sa progéniture dissidente. C’est malheureux parce qu’il y a des images charmantes, des allusions à une relation de soutien non-macho entre le personnage gai et sa mère ainsi que sa petite nièce. Carré dessine consciemment, mais avec des traits délicats, ce que Fournier avait esquissé gauchement dans LES CHATS.
En dernière analyse, le film de Fournier, malgré sa perspicacité accidentelle, est désespérément compromis pour deux raisons. D’abord, le scénario est profondément homophobe avec ses farces sur les pédés qui se succèdent rapidement et furieusement tout au long du film. Ces invectives sont d’autant plus valorisées dans le film, que leurs auteurs sont des personnages sympathiques. Fournier est seulement un des nombreux réalisateurs de films à mettre dans la bouche de ses personnages des répliques homophobes avec lesquelles le public est amené à s’identifier. LES BONS DÉBARRAS, FANTASTICA, et L’HOMME À TOUT FAIRE font tous la même chose. Les réalisateurs essaient de justifier cette homophobie par procuration en s’appuyant sur le réalisme (“les insultes anti-gaies font partie de la culture et du discours de la classe ouvrière”), accordant ainsi à ce phénomène l’aura d’une arrogance de classe: “pédés, nous les artistes nous vous aimons, nous ne faisons que présenter les préjugés vulgaires des travailleurs.” Robin Wood clarifie le problème avec une analogie: au cinéma américain, malgré l’enracinement profond du racisme, les personnages sympathiques n’ont pas eu le droit de prononcer des injures racistes pendant plusieurs années, même s’il aurait été fort plausible pour le policier Eastwood ou le camionneur Reynolds d’utiliser un langage raciste dans la vraie vie. Avec les pédés, il semble que ce ne soit pas la même chose…
De plus, lorsque Fournier identifie les gais à des folles stupides, cela soulève des enjeux complexes et troublants. En 1971, au début de notre mouvement, cette caractérisation était presqu’automatique dans la mesure où les folles, issues habituellement du lumpen-prolétariat, et les esthètes fortunés étaient, pour les “straights” d’avant Stonewall, les seuls homosexuels réellement visibles. La folle avait ses racines dans l’imagination populaire bien avant les riches prédateurs de Lord : le travesti est, ici comme ailleurs, un des sous-produits de la basse comédie et du théâtre populaires lesquels ne sont pas toujours gais dans leur orientation. Notre critique des caricatures et de LA CAGE AUX FOLLES ne doit pas être motivée par notre hostilité pour le travesti en lui-même. Certains gais de la classe moyenne, pour qui l’image clonique du nouveau macho n’est rien d’autre qu’une autre forme de travesti, ont tort de se sentir menacés par l’image de la folle; ils ont tort également d’hésiter à défendre nos frères maquillés contre la police et contre certaines féministes qui considèrent toute forme de travesti comme une tentative de ridiculiser les femmes (certaines le sont, d’autres pas). Après tout, c’est aux folles que nous sommes redevables de Stonewall et, depuis lors, elles ont souvent ouvert la voie. Dans PLUSIEURS TOMBENT EN AMOUR, ce sont certainement les prostituées transsexuelles qui volent la vedette, tout comme elles semblent être les plus articulées et les plus conscientes politiquement. Certaines des œuvres les plus intéressantes du théâtre politique gai des dernières années, tant lesbien que gai-mâle, mettaient en scène le travesti avec sa tendance à faire exploser l’oppression des rôles sexuels. Même LA CAGE AUX FOLLES, la comédie de travesti la plus condescendante et la plus offensante, peut être interprétée en ces termes par le spectateur actif et un critique féminin n’hésite pas à le faire dans The Village Voice :
“Les bouffonneries de travesti d’Albin sont un condensé glorieux du langage corporel du genre… elles décodent le langage du pouvoir et de l’impuissance pour le public et démontrent que les caractéristiques masculines et féminines sont plus sociales que sexuelles… »
Dès lors, l’enjeu, ce n’est pas le travesti mais comment le travesti est perçu et présenté. De façon générale, la culture “straight”, celle que l’on retrouve dans LES CHATS, LA CAGE et dans CHEZ DENISE à Radio-Canada (le coiffeur-bouffon Christian est la folle la plus célèbre au Québec), décrit les folles comme des objets de ridicule, tout comme les “freaks” réaffirment la normalité de la majorité plutôt que d’apparaitre pour ce qu’ils sont: des dissidents culturels légitimes. Elles sont présentées non avec solidarité mais avec condescendance et voyeurisme. Elles renforcent la rigidité des rôles sexuels et l’homophobie plutôt que de les miner. Il existe un genre de “freak show” qui exprime la lascivité des hommes “straight” vis-à-vis des folles et le documentaire anglo-québécois TONY, RANDI AND MARIE(1973) est une contribution- maison à ce genre, aussi bien intentionné qu’il puisse être. Souvenez-vous du gros plan de l’entrecuisse de Randi… il est là pour rappeler au public que — oui — ce “freak” qui se met du mascara a vraiment un pénis. De plus, quand le maniérisme, efféminé, « butch” ou autre, est utilisé pour définir des catégories socio-politiques, comme c’est le cas avec la plupart des stéréotypes de folles (de Noirs et de femmes), on répand des données sociales erronées et dangereuses. Môman laisse entendre que tous les gais veulent être guéris, qu’ils attirent la violence et qu’ils s’en prennent constamment aux hommes “straight”; Albin et Renato insinuent que les gais sont des tenanciers, riches, hédonistes et racistes. Il est intéressant de constater que la sexualité est rarement une composante du stéréotype de la folle. La bouffonnerie rassure le public “straight” mais la sexualité le menace et demeure toujours un tabou inviolable. Il semble que l’idée de donner un “chum” à Christian ait été rapidement abandonnée parce qu’il n’était pas convenable de rappeler aux jeunes spectateurs que la merveilleuse “différence » de leur bouffon favori avait une composante sexuelle. Albin et Renato ne se touchent jamais, pas même un baiser, quand ils se retrouvent après avoir été enlevés et séparés par des bandits; les comédiens « straight” sont ravis de montrer combien ils sont intelligents en imitant un “freak” impossible (mais demandez-leur donc d’embrasser un autre “freak »…). Môman et les autres folles ne sont pas seulement des coquilles vides que l’on examine de l’extérieur avec mépris — des victimes- prédatrices-étrangères stupides, qui s’oppriment elles-mêmes — ce sont aussi des eunuques. Finalement, on arrive à une impasse dans ce débat: peu importe comment les personnages de folles ou de gais en général sont consciencieusement dépeints, — et les folles dans des films comme THE NAKED CIVIL SERVANT (anglais) et FORTUNE AND MEN’S EYES (canadien) ainsi que dans les œuvres de Tremblay sont vraiment admirables — le public conditionné à une image des folles et des “freaks” (et du lesbianisme comme source de pornographie) continuera à les voir selon les schèmes rétrogrades conventionnels. Les gais ont souvent pu remarquer avec des œuvres comme LA DUCHESSE DE LANGEAIS ou LA CAGE AUX FOLLES que les spectateurs “straight » rient souvent aux mauvais moments…
Les dernières comédies de Fournier ne présentent pas des personnages gais aussi « développés” que Môman. LA POMME, cette comédie sur l’impuissance, est en fait une allégorie politique péquiste déguisée (le jeune héros libéral découvre finalement que son impuissance est causée par la boutonnière qu’il porte à l’imitation de son idole à Ottawa, la farce n’étant qu’une mince amélioration de l’analyse du FLQ à laquelle nous avons eu droit quatre ans plus tôt. (Jean Lapointe incarne brièvement une tapette détestable qui sert à calmer l’anxiété sexuelle du héros et du public déjà durement éprouvée par les interminables farces sur l’érection (le héros fait une tentative de suicide mais le fusil devient flasque). L’interprétation “subtile” de Lapointe ajoute aux stéréotypes habituels celui d’une langue effilée qui darde comme celle d’une grenouille à la moindre provocation. Bien sûr, il est battu par le héros. Finalement, l’ordre est restauré, la tapette disparaît, la boutonnière également, et le tout se termine dans un torrent de sperme. LES CHIENS CHAUDS (1980) ont réussi là où LA POMME avait échoué en répétant le succès de guichet de 1970. LES CHIENS reflète à sa manière dix années de visibilité de la communauté gaie mais, de par son contenu politique, il rappelle sans contredit la période pré-Stonewall. Que peut-on attendre d’un film qui ne tient même pas compte de l’évolution des images de femmes? Le film raconte l’histoire d’un nouveau patron qui essaie de rétablir la discipline au sein d’une escouade de la moralité paresseuse et corrompue. Bientôt, la liste des arrestations reflète la nouvelle efficacité de l’escouade avec ses quatre colonnes bien remplies : “prostituées, souteneurs, pervertis et homosexuels”. L’art imite la vie : depuis l’Expo 67, les prostituées et les gais ont connu régulièrement ce genre de nettoyages inspirés par Drapeau. Toutefois, Fournier décrit le terrorisme policier en dehors de tout contexte moral et politique. Si vous pouvez vous imaginer ce qu’aurait l’air une farce bâtie autour du thème de SS pourchassant des Juifs destinés à Auschwitz, vous n’avez pas besoin d’aller voir LES CHIENS. Quant au flot ininterrompu de farces sur les pédés et les travestis, Fournier n’a pas plus de succès et ne perçoit rien de plus qu’il y a dix ans, sauf qu’il présente maintenant une plus grande variété de bouffons. En plus des folles, nous voyons des monsieurs-muscles, des motards, des militants et même des “clones” (ils ne sont pas nombreux car on peut facilement les confondre avec les acteurs “straight”). Au moment culminant du film, le patron de la moralité décide que les gais sont devenus trop militants et il organise une rafle dans un lieu de séjour gai du genre de Fire Island. La mise en scène et l’action de cette séquence qui tente de bâtir le comique à partir des cris et de la panique des victimes battues et arrêtées est tellement grotesque que LA CAGE AUX FOLLES devient presque du cinéma-vérité. Encore une fois, la typologie du prédateur-victime-bouffon-étranger domine malgré le renouvellement de garde-robe. Est-il possible que ce spectacle indigne et brutal soit la meilleure analyse de notre réalité politique que les réalisateurs québécois aient produite?
Est-ce que les réalisateurs plus respectables (et moins commerciaux) que Fournier ont fait mieux? Marc-André Forcier, pour n’en citer qu’un, est strictement dans le même courant, peut- être en pire. L’EAU CHAUDE, L’EAU FRETTE présente deux bouffons gais qui partagent tous les attributs, et plus encore, des stéréotypes dont nous avons parlé précédemment : les deux sont vieux et s’attaquent aux adolescents; les deux sont cruellement malmenés et battus par “nous le monde ordinaire”; l’un d’eux est un écrivain manqué qui se réclame d’une haute culture française et l’autre est un cuisinier efféminé et ivrogne. Ce dernier personnage est grossièrement joué par Guy L’Écuyer, un acteur respecté qui semble prendre plaisir à s’avilir et à avilir les gais — il joue aussi le rôle du coiffeur pédé dans PARLEZ-NOUS D’AMOUR de Lord.
L’homophobie de Micheline Lanctôt dans L’HOMME À TOUT FAIRE est si raffinée que les critiques “straight” de Cinéma Canada louait son approche des gais pour son “absence de clichés” et soulignaient “l’excellence” du jeu de Marcel Sabourin, un acteur supposément sérieux. Sabourin joue le rôle du co-locataire de l’homme à tout faire. Un chauffeur d’âge moyen, morose et vaniteux, à l’étroit dans ses vêtements serrés aux couleurs voyantes, il traîne son ennui à travers l’appartement en buvant de l’Orange Crush. Même s’il n’est pas lui-même suicidaire, son meilleur ami s’est tué et il raconte ce drame au héros en s’apitoyant sur lui-même dans une tentative maladroite de séduction car, on ne doit pas s’en surprendre, Sabourin s’en prend aux hommes “straight ». Repoussé, il se venge avec mesquinerie. La scène commence avec une image du minuscule héros qui dort à moitié nu sur son lit — la cible parfaite pour tout homosexuel qui a une idée derrière la tête. Après un moment de suspense, Sabourin apparaît soudainement en silhouette dans le cadre de la porte — une intense trame musicale souligne la menace. Le public rit devant cette intrusion de bassesse mélodramatique et il s’attend à une autre séduction à l’endroit de la charmante proie endormie. Au lieu de cela, Sabourin la contemple un moment (réalisme psychologique) puis il ferme la sonnerie de son réveille-matin. Le héros manque ainsi un rendez-vous important et, enragé, il chasse Sabourin de l’appartement avec violence en lui criant des insultes homophobes, après quoi il lui lance ses affaires. Naturellement, le personnage gai, pour qui subir la violence est une seconde nature, ne se défend pas contre son timide assaillant qui est de moitié sa taille. Il lève seulement ses faibles bras qui portent des bracelets dans un geste futile de protection. En éliminant certains (pas tous, comme elle le prétend) traits du maniérisme des folles chez son personnage, tout en gardant les éléments les plus essentiels du stéréotype, Lanctôt croit-elle avoir créé un “excellent » protagoniste, « exempt de clichés”? Oui. Elle a répondu avec mépris aux critiques nombreuses des spectateurs gais. Elle révélait à un protestataire de New York que c’est seulement parce que les gais font maintenant partie de ‘’l’establishment” qu’ils se permettent de laisser libre cours à leur paranoïa de cette façon et elle accusait un critique québécois d’être victime de ses propres préjugés. Inutile de dire que l’absence d’intelligence politique de Lanctôt a également été soulevée par les féministes mais, parmi les Canadiens-anglais “straight”, on lui accorde une très grande importance.
Dans PLUSIEURS TOMBENT EN AMOUR les gais tirent-ils profit de leur première apparition au cinéma-direct « straight”? Pas entièrement. Comme je l’ai déjà dit, les “trans-sexuels » ont très bonne image. L’une d’eux, Wadjia, avec son apparence frappante et son esprit articulé, domine pratiquement tout le film. Cependant, en contraste, la prostitution mâle est abordée d’une manière périphérique, superficielle et sélective qui perpétue l’image de la prédation en mettant l’accent sur la jeunesse des prostitués et sur leur profession de non-homosexualité. De plus, le thème est enveloppé d’une aura de honte et de lascivité: seulement deux individus anonymes sont interviewés, brièvement et de loin, alors que les prostituées sont représentées par des porte-paroles qui ne manifestent aucune honte, qui sont ouvertes, intelligentes et articulées.
Que peut-on dire de Gilles Carle, cet important réalisateur de films “straight” qui a constamment traité de la sexualité tout au long de sa carrière? Carie se montre capable de solidarité authentique et de perception. Carol Chalifoux, le personnage gai dans LA TÊTE DE NORMANDE ST-ONGE semble avoir beaucoup plus de profondeur et de grâce que les autres personnages, malgré le fait qu’il nie son homosexualité à Normande qui laisse passer avec sympathie. Le père de Carol, un homme de banlieue, voulait qu’il soit ingénieur, mais il préférait la magie et le travesti. Après avoir mis le feu au garage, il est envoyé à l’asile d’où il sort indemne. Encore une fois, nous retrouvons une relation importante et positive entre un homme gai et une femme “straight”, une relation de loin supérieure à la liaison d’exploitation et de léthargie de Normande avec son ami macho et « pogné” Bouliane. Bouliane est jaloux, il maltraite et bat Carol quand ce dernier insinue que Bouliane lui-même pourrait être un homosexuel réprimé. De temps en temps, nous avons droit à d’autres brutalités “straight” qui ajoutent à l’homophobie. Mais Carol sait comment résister. Il est le seul personnage de la ménagerie des marginaux et des hors-la-loi sexuels du film à se sortir lui-même du piège de l’inertie et de l’auto-illusion. (Par ailleurs, l’affirmation selon laquelle les homophobes sont des gais réprimés n’est ni nouvelle ni sans danger — c’est un sous-produit de ce genre odieux qui associe la décadence homosexuelle au fascisme, un genre dans lequel Bertoluci “excelle” avec beaucoup de finesse. Ce genre est dangereux parce qu’il ne dit pas la vérité sur la relation historique des gais au fascisme et parce qu’il absout les hommes “straight” de tout rapport tant avec le fascisme qu’avec l’homosexualité. UNE JOURNÉE PARTICULIÈRE d’Ettore Scola est, à ma connaissance, le seul film qui présente la vérité sur la relation des gais au fascisme, à savoir leur rôle de boucs émissaires. Je serais tout aussi heureux si Bouliane était perçu comme un homophobe “straight” indécrottable que comme un homosexuel réprimé.).
Un personnage presqu’identique à celui de Carol réapparaît dans FANTASTICA de Carie. Carol est réincarné dans le personnage de “l’idiot-sage” du village, un guérillero écologique androgyne dont la conscience politique et spirituelle est toujours hautement développée. Il semble également que le personnage ait la fonction dramatique de faire dévier l’anxiété sexuelle de l’extrême androgyne qu’est Lewis Furey. Comme Carol, le guérillero gai accepte difficilement son orientation sexuelle, mais il se dévoile finalement à ses voisins dans une des scènes les plus remarquables du film. À ce moment, les voisins, d’homophobes vicieux qu’ils étaient, deviennent ouverts et gentils; auparavant, ils avaient eu l’idée, pour s’amuser, d’organiser un faux viol de cet homme dans son placard. La scène du viol est horrifiante dans sa brutalité et sa crudité, d’autant plus qu’elle est abordée sur le ton de la comédie frivole (Denise Filiatrault que l’on charge de trouver du beurre pour lubrifier la victime demande si de la margarine ne ferait pas tout aussi bien l’affaire). Cette scène qui, à mon avis, tend à faire oublier les éléments positifs du film, n’a provoqué aucun commentaire d’aucune sorte de la part des critiques mâles “straight”. Pourquoi en auraient-ils fait? — les mêmes critiques négligent chaque année des douzaines de scènes semblables qui tournent en dérision le viol des femmes.
J’ai gardé pour la fin une brève analyse des images de lesbiennes dans le catalogue du cinéma québécois tout simplement parce que les lesbiennes n’y sont pratiquement pas visibles. Cela ne doit pas nous surprendre : les lesbiennes, comme femmes, sont moins en sécurité dans l’espace public que les hommes et leurs revenus inférieurs ne leur permettent pas, à l’instar des gais, de soutenir un ghetto commercial. Conséquemment, elles sont encore moins visibles dans l’univers social “straight”. Toutefois, les lesbiennes apparaissent là où l’on pouvait s’attendre à les voir : au cinéma érotique. L’érotisme lesbien est un élément de base, usé par le temps, de la pornographie mâle et il allait pratiquement de soi que la première lesbienne du cinéma québécois se retrouve dans notre premier film de fesses, VALÉRIE. Ce personnage fait du “strip” tout comme l’héroïne dont elle partage l’appartement. De façon intéressante, elle se démarque de la tradition pornographique dans la mesure où elle ne réussit pas à séduire Valérie (encore la prédation!). Valérie se doit de dire non bien sûr (mais seulement après un voluptueux spectacle de séduction, histoire de satisfaire le voyeurisme du client). Il va sans dire que le spectateur québécois, enchanté de sa première vision d’Yvette Tremblay nue, ne pourrait accepter de la voir baiser avec Yolande Beauchemin (qui est, de toute façon, anglophone). Un interlude similaire d’érotisme lesbien non-consommé et non-francophone se retrouve dans APRÈS-SKI de Roger Cardinal et dans LA POMME de Fournier où la femme du héros impuissant traverse une période de rut. Je me demande si des œuvres plus tardives dans révolution de la pornographie québécoise, telles LES JEUNES QUÉBÉCOISES, vont plus loin, et peut-être même en jouai, mais je n’ai eu ni le temps, ni le désir, de vérifier cette hypothèse.
En rétrospective, un aspect de la lesbienne de VALÉRIE qui tranche avec les stéréotypes, c’est sa remarquable affirmation d’elle-même. Elle prononce même la phrase fatale “je suis une lesbienne”, un genre de déclaration que les pornographes évitent parce que les rappels de la réalité politique interrompent la transe voyeuriste. Cette déclaration, qui survient sans doute par hasard puisqu’elle est prononcée un an avant Stonewall, est cruciale : l’acte de “sortir” est un geste qui n’a pas moins de signification politique pour les lesbiennes que pour les gais. Les films féministes “straight » ont soigneusement évité cela. Les spectatrices lesbiennes qui espèrent voir des images non- pornographiques d’elles-mèmes doivent se contenter de nuances, d’insinuations et de sous-textes. Il y a toute une tradition de films québécois sur l’intimité entre femmes où l’on retrouve de tels sous-textes — de LA VIE RÊVÉE de Mireille Dansereau à LA CUISINE ROUGE, y compris des films réalisés par des hommes comme L’HIVER BLEU et même LES BONS DÉBARRAS (dont une lesbienne américaine disait, dans une critique étayée, que c’était une histoire d’amour lesbienne). Le marché du sous-texte reflète non seulement le désespoir des lesbiennes face à l’impossibilité de voir leurs images à l’écran — les lesbiennes et les gais ont toujours dû s’accommoder d’une lecture entre les lignes, d’une recherche de la moindre nuance et d’une interprétation, à notre manière, de Marlene Dietrich et Montgomery Clift — il reflète également les murs des placards où sont toujours enfermées les lesbiennes québécoises, volontairement ou par la force. Dans l’arène cinématographique aussi bien que dans l’arène politique, les lesbiennes québécoises sont pratiquement toutes intégrées à la communauté féministe.
À ma connaissance, c’est dans BEAT que l’on trouve la seule image explicite de lesbiennes dans le cinéma de fiction non-érotique. BEAT est une œuvre produite en 1976 par André Blanchard, un réalisateur dont la compréhension des relations sexuelles homme-femme est la plus pénétrante et la moins complice parmi les réalisateurs de sa génération. Le protagoniste, Yvon, un sympathique habitué du bien-être social à Rouyn-Noranda, délaisse temporairement sa blonde “steady” pour une aventure avec une ancienne amie, une actrice. L’actrice en question est apparemment bisexuelle et elle a une conception plus désinvolte que celle d’Yvon sur la responsabilité sexuelle : à un moment donné, il épie son rendez-vous avec une autre femme dans un champ et cette révélation l’incite à revenir auprès de sa blonde. La scène de lesbianisme est extrêmement brève et timide comparée aux scènes d’amour hétéros du film qui sont longues, franches et adroites. Pour Yvon le voyeur, le lesbianisme semble être un choix négatif, le rejet du sexe avec les hommes plutôt qu’un choix positif orienté vers les femmes. Face au voyeurisme, on ne sait pas vraiment quelle est la véritable position de Blanchard, que ce soit dans BEAT ou dans L’HIVER BLEU où le lesbianisme de ses deux protagonistes féminins, brillamment campés par ailleurs, est suggéré de façon extrêmement ambiguë. Quel que soit le cas, entre les deux films, les spectatrices lesbiennes ont le choix entre une approche périphérique explicite ou une approche centrale implicite, un choix frustrant pour le moins étant donné le caractère absolument unique de l’œuvre de Blanchard.
Hors du placard, descendons dans la rue
Retraçons maintenant les images de nous-mêmes produites par des lesbiennes et des gais dans le cinéma québécois. Ce n’est pas une tâche énorme étant donné notre exclusion de, et notre anonymat dans, l’industrie cinématographique. Néanmoins, il existe quelques films exceptionnels produits dans les vingt dernières années. Ces films éclairent notre lutte qui, autrement, serait sans histoire.
Le premier de ces films, A TOUT PRENDRE (Claude Jutra, 1963), paraît dans la période sombre qui a précédé Stonewall. Ce film est peut-être le plus personnel et le plus autobiographique parmi un groupe de films extrêmement personnels au centre du consensus nationaliste des années 60. Le protagoniste-narrateur est un jeune artiste intellectuel, semblable à Jutra, joué par Jutra et qui s’appelle Claude. L’histoire récapitule l’aventure amoureuse malheureuse du réalisateur avec une femme mannequin noire qui s’appelle Johanne et dont le personnage est joué par la vraie Johanne.
À un moment donné, après leur cour délirante, Johanne caresse le front de Claude. Celui-ci ne réagit pas. Johanne lui demande alors s’il aime les garçons. Cette question n’était possible en 1963 que dans le contexte social et artistique que reflète le film. Le contexte social — bohémien et artistique — était un des seuls où les lesbiennes et les gais pouvaient vivre de façon relativement ouverte avant Stonewall. L’artiste gai était, à coup sûr, une figure plus commune à Paris qu’au Canada, anglais ou français. Il existe d’ailleurs un contraste significatif entre les deux mentors gais de Jutra, entre l’ouverture provocante de Cocteau et l’anonymat discret de Norman McLaren. Le contexte artistique — l’œuvre d’art-confession homosexuelle — relève d’une longue tradition dans la culture gauloise, de Verlaine à Genet. Cependant, Montréal n’est pas Paris, mais une île toujours catholique dans un océan puritain anglo-saxon. C’est pourquoi la question de Johanne est accentuée par un effet d’écho dramatique, un bruit de percussion, l’insertion brutale d’un gros plan du héros qui murmure en voix off une confession:
“Je ne dis pas oui, pas plus que je ne dis non. Ainsi s’échappe le secret que je séquestrais depuis des temps plus lointains que mes premiers jours. Johanne a fait cela. De ses mains de femme, elle a ramassé le plus lourd de mon fardeau. Elle m’a fait avouer l’inavouable et je n’ai pas eu honte et je n’ai pas eu mal. Et maintenant tout est changé car cette impérieuse aspiration jamais assouvie de tourment qu’elle était a pris la forme d’un espoir.”
Une fissure dans la porte du placard, mais seulement une fissure. Après tout, la confession n’est qu’un reflet sonore qu’on enregistre dans l’intimité du studio de son et non, publiquement, sur le plateau. (Le caméraman “straight” devait plus tard décrire cette œuvre en disant que c’était « un film de chambre de bain”). Le film abandonne immédiatement cet aveu prudent et il n’y revient jamais en termes explicites. De plus, il nous en distancie par la figure rhétorique du film dans le film. On retrouve tout d’un coup Claude en train de diriger deux acteurs.
L’actrice off : “Ce n’est pas moi que tu aimais, c’est une image que tu avais inventée.”
L’acteur : “Non, c’est toi parce que tu me délivrais de toutes les images.”
Ces lignes s’appliquent bien sûr non au film du film mais à Claude et Johanne, à la fois fictionnels et véridiques. Claude est entiché non pas de Johanne, la Montréalaise noire, mais d’une fantaisie haïtienne exotique. Il est malgré tout amoureux de Johanne parce qu’elle le délivre du « fardeau” de son homosexualité. Peut-elle être la preuve de sa “normalité” vis-à-vis de la société “straight”? La réponse implicite est négative car l’image suivante nous montre un Claude qui fixe intensément les yeux de l’acteur avec un regard plein de signification…. L’anxiété sexuelle de Claude et sa haine de lui- même font surgir une série de fantaisies dans le reste du film. Dans trois de ces fantaisies, Claude est tué par des assaillants mâles (l’un d’eux est un motard viril en “blouson de cuir”). Nous assistons également à des images récurrentes de paysans musclés des Tropiques (mâles bien sûr) qu’évoquent les prétendues origines de Johanne. L’anxiété de Claude l’amène également à laisser tomber Johanne, qui est enceinte, sans autre mot d’explication qu’un chèque envoyé par la poste… mais l’explication a déjà été fournie au spectateur. Le moment unique de la révélation, le “sortir” détermine la signification du film et la relation de Claude avec Johanne. Finalement, les mains de femme de Johanne ne le délivrent pas du fardeau, elles ne font qu’ajouter à la honte qu’il ressent de l’exploiter.
La révélation et la retraite précipitée expliquent-elles la carrière subséquente de Jutra qui deviendra le E.M. Forster du cinéma québécois? Après le triomphe de Jutra avec le scénario autobiographique de Clément Perron, MON ONCLE ANTOINE, il n’y aura plus que deux films manqués sur une passion et un mariage hétérosexuel, puis l’exil, des commandites étrangères et… le silence. Mais, pour ce seul rayon de lumière qui filtre à travers la porte du placard, six ans avant Stonewall, cet unique moment de lucidité dans les années de notre oppression et de notre auto-oppression, notre dette envers Jutra est immense. Le geste était futile parce qu’isolé. Il lui manquait un contexte politique et un soutien collectif. Sans que ce soit voulu, il a pu même avoir renforcé les stéréotypes avec ses images d’un artiste gai, élitiste, narcissique et misogyne qui fantasme sur Haïti, Paris et son propre meurtre.
La critique d’Arcand laisse croire que ce fut le cas :
“Pourquoi Claude ne peut-il avoir de liaison valable qu’avec cette étrange Johanne qu’il veut rendre plus étrange encore? Il y a pourtant des Québécoises “quotidiennes” autour de lui… sur le plan cinématographique aussi bien que psychologique, A TOUT PRENDRE ne réussit pas à s’approcher dans la tendresse et la satisfaction des femmes du réel, du quotidien. Et en cela, le héros du film est comme bien des Canadiens-français de trente ans, cultivés et sensibles, à qui il faut systématiquement des femmes noires, jaunes ou rouges, en tout cas “étrangères” pour connaître des liaisons enivrantes. Il y a là, me semble-t-il, un refus inconscient de coïncider avec son moi collectif, en même temps qu’une soif inassouvissable de se parfaire dans une extériorité mythique qui tient peut-être à la situation globale de tout notre peuple. Cette impossibilité d’atteindre une “sexualité quotidienne” a sans doute quelque rapport avec un complexe d’Oedipe non résolu… il est d’ailleurs remarquable que Claude qui réclame pourtant sa liberté à grands cris tout le long du film, au moment où ses difficultés l’assaillent et où il lui faut prendre une décision, ne songe qu’à chercher refuge auprès de sa mère et d’un curé. Rien d’étonnant à ce qu’alors le film semble réclamer le droit à l’homosexualité… Rien de très nouveau ni de très immoral là- dedans. La seule question est de savoir jusqu’à quel point l’homosexualité est une forme solide d’activité sexuelle et de quelle manière a un état spécial d’affirmation de soi-même, compte tenu de notre contexte global d’existence en regard de l’expression artistique.
Arcand fait preuve de perspicacité quand il note l’insertion d’une certaine sensibilité de colonisé dans le film (même si elle se situe bien plus au niveau de l’esthétisme emprunté de la Nouvelle vague qu’à celui du choix pour amante d’une autre protagoniste qu’Yvette). Arcand a raison aussi de souligner que la revendication de liberté du film est compromise par la recherche de sécurité auprès de l’autorité traditionnelle, cléricale et familiale; en fait, il a encore plus raison qu’il ne le pense, dans la mesure où la dépendance du héros face aux normes hétérosexuelles est partie intégrante de ce schème. Néanmoins, la vision d’Arcand est obstruée par la même confusion de la problématique nationale et de l’accomplissement sexuel dont j’ai déjà parlé; en liant le “moi collectif” à la norme hétérosexuelle, et qui plus est à des partenaires hétérosexuelles d’une origine raciale bien précise(!), Arcand n’a-t-il pas été pris au piège de l’étroitesse catholique et duplessiste dont sa génération essayait de sortir? Qu’est- ce qu’une forme solide d’activité sexuelle? Est-ce que l’affirmation de soi consiste à se mettre en accord avec le “moi collectif” au détriment de sa propre personnalité sexuelle et de son sens de la dignité? Dans le bref moment de la révélation, Jutra ne met- il pas le doigt sur un principe politique fondamental que le consensus nationaliste n’a pas encore intégré, à savoir que le personnel est politique, que la libération collective est inséparable de la libération personnelle? Évidemment, c’est un principe qui réapparaîtra dans le cinéma féministe des années 70.
La deuxième fissure dans la porte du placard, on la doit non au milieu artistique “libre” de Montréal, mais à Michel Audy de Trois-Rivières, un passionné de ciné-club, producteur de films Super 8. Audy avait déjà fait trois films en Super 8 lorsqu’à 22 ans, il décida d’élargir ses moyens de production et son public. C’était l’année de Stonewall…
Le premier film d’Audy en 16mm, JEAN-FRANÇOIS-XAVIER DE… a été produit par Jean Pierre Lefebvre dans le cadre du programme de I’ONF, « Premières œuvres”. Une méditation turgide, libre dans sa forme, décrivant des adolescents masculins et féminins aux prises avec la famille, la religion et, bien sûr, la mort, le film a été vertement critiqué tant par les experts que par le public. En rétrospective, JEAN-FRANÇOIS-XAVIER DE… est remarquable pour ses images lyriques et érotiques de jeunes hommes évoluant dans un décor sylvestre, nus le plus souvent (ce film est le premier à déshabiller de face devant la caméra le frère d’Yvette — en même temps que ENTRE TU ET VOUS de Groulx, produit la même année. Les films de fesses “straight” étaient assez timides en ce domaine). Dans cette oeuvre, il faut souligner également la nature problématique du rapport entre les hommes et la femme aux longs cheveux qui semble être l’héroïne du film. Ce n’est pas la première fois qu’un artiste gai qui émerge, aux prises avec des désirs sexuels tabous, se réfugie dans un symbolisme ambivalent et en défient confusément les codes répressifs de la famille et de l’église. Comme son prédécesseur À TOUT PRENDRE, JEAN-FRANÇOIS-XAVIER DE… est un film dont les moments de profondeur sont couverts par la retraite.
Lefebvre n’était pas prêt à abandonner Audy et il a produit un deuxième film, cette fois en 35mm, par le biais de sa compagnie de production indépendante Cinak. Toutefois, CORPS ET ÂMES (1972) réussit encore plus mal que le film précédent, malgré le mouvement d’Audy vers une narration plus conventionnelle (infléchie par une structure compliquée et inutile de “flash-backs”). Ici encore, c’est le monde de l’adolescence masculine qui est dépeint. Un personnage féminin, un seul, est à nouveau lié de façon ambiguë aux protagonistes mâles, mais dans ce film, les hommes occupent indiscutablement l’avant-scène.
Le héros, qui a causé accidentellement la mort de son ami, se rappelle tristement leur amitié et il sombre graduellement dans l’obsession du souvenir, dans la culpabilité et finalement dans la catatonie. Il ne fait pas de doute que l’amitié et par la suite le souvenir lancinant de l’ami mort sont homo-érotiques, que les sentiments aient été partagés ou non, mais la dimension érotique n’est pas exprimée clairement, seulement par des échanges de regards obsédants, une rare caresse et les “flash-backs” fréquents des images de l’ami. Mais la suppression des images d’amour physique est remarquable en elle-même. Ce texte absent, joint aux sentiments douloureux et insupportables des attentes non partagées, de la solitude et du désespoir, en est un que les lesbiennes et les gais vont reconnaître immédiatement et auquel ils vont s’identifier, si mal conçu soit-il.
Sans se laisser ébranler par ces deux désastres, l’opiniâtre Audy courut vers la faillite personnelle avec un autre film, LA MAISON QUI EMPÊCHE DE VOIR LA VILLE (1974), produit cette fois par sa propre compagnie. Ce film, encore un récit éclaté, énigmatique, est une autre variation, plus équilatérale cette fois, du triangle mâle-mâle-femme. Une jeune mère est placée en institution à cause de sa prétendue responsabilité dans l’accident où son enfant a été brûlé (il y a un texte intéressant sur les traitements psychiatriques dans ce film comme dans les précédents — l’électrothérapie forcée est une image connue de tous les gais, soit dans la réalité ou dans nos cauchemars). Le père présumé, un professeur, continue de vivre dans la maison du couple située dans l’environnement rural lyrique typique des œuvres de Audy. Il prend sur le pouce un jeune homme dont la beauté et l’intensité sont pratiquement surnaturelles. Il y a de longues scènes d’intimité distante entre eux (ils doivent boire avant de pouvoir s’enlacer mais leurs yeux n’ont pas de telles inhibitions). Les complications surgissent quand la femme sort de l’hôpital. Le triangle explose et le “pouceux » s’en va en laissant une lettre au professeur dans laquelle il lui révèle qu’il l’a toujours aimé. Pour la première fois, le texte homo-érotique est explicite mais il est refoulé dans une révélation de dernière minute qui explique inadéquatement ce qui avait déjà été profondément senti. Beaucoup trop long (135 minutes) et trop mystérieux pour le public auquel il était destiné, le film survécut à peine aux avant-premières bien qu’un monteur plus rigoureux qu’Audy eût pu en tirer quelque chose. Peu de réalisateurs ayant connu trois échecs consécutifs se voient accorder une quatrième chance et la carrière du grand espoir gai du Québec fut interrompue alors qu’il se tenait en équilibre à l’entrée du placard. Sa passion, sa ténacité et son talent indéniable lui assurent une place importante dans l’histoire de notre lutte.
Stonewall survint sans que nous ayons assisté à l’émergence d’un Lamothe, ou même d’un Carie, gaie. Puis, ce fut 1974, l’année de IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’EST, une anomalie, plutôt que le début d’une tradition, dans l’histoire du cinéma québécois, mais néanmoins une étape importante dans l’histoire des images de nous- mêmes au cinéma. Ce film exceptionnel a vu le jour durant l’âge d’or que connut le cinéma québécois sous l’égide de la SDICC (cet âge où chaque homme “straight” qui pouvait tenir une caméra se devait de faire un premier long métrage); il arrivait aussi à une étape importante de la carrière théâtrale de Michel Tremblay. Tremblay, encore sur l’élan du cycle des BELLES-SŒURS, construisit son scénario autour d’une journée se déroulant dans son univers à l’intersection de la Main et du Plateau Mont-Royal. Il écrivit de nouveaux dialogues pour des personnages et événements familiers tirés de LA DUCHESSE DE LANGEAIS, HOSANNA, A TOI POUR TOUJOURS TA MARIE-LOU et LES BELLES-SŒURS. Le succès du film était d’autant plus remarquable qu’il s’agissait du premier long métrage d’André Brassard, le metteur en scène habituel des œuvres de Tremblay, et du producteur Luc Lamy, tous les deux dans la vingtaine.
Dès que fut annoncé le choix-surprise du film qui devait représenter officiellement le Canada à Cannes, on put s’apercevoir que ce film gai très cru, qui avait pour thème les crises des folles, des lesbiennes, des serveuses, des ménagères, reposait sur le nom de Tremblay. Le comité de Cannes avait péremptoirement refusé la recommandation officielle du bureau des festivals, THE APPRENTICESHIP OF DUDDY KRAVITZ, et quelques autres suggestions de films. Le film de Brassard n’était même pas dans la course. Les dissidents, tel que Jean Leduc de Cinéma Québec, semblaient poser des questions identiques à celles qu’Arcand avait soulevé avec Jutra :
“Dans quelle mesure une œuvre de fiction peut-elle vraiment représenter une réalité nationale avec son réseau d’implications socio-économiques-politiques… Le critère de la représentation d’une réalité nationale a-t-il joué à quelque niveau que ce soit? Le milieu des travestis de la Main est-il fort représentatif de la réalité canadienne, québécoise, montréalaise? Quel infime pourcentage de cette réalité représente-t-il? D’ailleurs, l’image qu’en offre IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’EST est-elle fidèle à cette réalité super microscopique? (on me dit que non). Et la réalité des travestis de la Main diffère-t-elle sensiblement de celle des travestis de Londres, Hamburg, Berlin, Rome? IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’EST donne l’impression d’être principalement axé sur cet univers des travestis même si d’autres éléments puisés dans d’autres pièces de Tremblay y jouent un rôle. De l’ensemble du film vu sans discrimination reste le sentiment d’une profonde désespérance.
Est-ce bien là une image fidèle de la réalité québécoise ou serait-ce une image analogue à celle que privilégient certains intellectuels qui ont besoin de cette caution pour masquer leur inaptitude à exercer une emprise réelle sur la réalité québécoise…”
Leduc critique également la forme du film qui serait empruntée à Fellini et qui révélerait une “esthétique du ‘show’ typiquement USA” (il semble que certains critiques, en 1974, ne s’étaient pas encore remis du SATYRICON de Fellini dont les zombies fantastiques ne ressemblaient que très superficiellement aux folles stylées de Tremblay). Il est vrai peut-être que l’aspect théâtral du film le distingue du courant dominant dans le film de fiction québécois qui emprunte aussi peu au théâtre qu’au symbolisme d’Audy : comme Brassard l’admettait à des interviewers obsédés par cet aspect théâtral (pour éviter de discuter de l’homosexualité), l’influence de CRIS ET CHUCHOTEMENTS dans IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’EST est manifeste. Cependant, il est inutile de souligner comment révocation par Leduc des critères douteux de représentativité nationale, de la québécitude des folles de Montréal, et même de l’optimisme au cinéma, révèle la même homophobie et les mêmes préjugés de classe dont nous ayons déjà parlé. Les tapettes, même quand elles sont issues du lumpen, ne font toujours pas partie du moi collectif.
La question de la représentativité des folles de Tremblay qui se haïssent elles-mêmes a d’ailleurs été soulevée par des commentateurs gais. En fait, les lecteurs qui ont supporté mes dénonciations des stéréotypes négatifs dans les films “straight” peuvent avoir de la difficulté à comprendre mon immense admiration et mon amour pour la ménagerie obstinément asservie de Tremblay. On doit cependant rappeler que IL ÉTAIT devait originellement être située en 1965 (mais que son inscription temporelle fut laissée imprécise pour des raisons budgétaires). Les personnages sont tous résolument de la période pré-Stonewall dans leurs attitudes politiques et culturelles, leur refus d’envisager toute solution ou recours collectif. À la fin du film, la plupart des personnages hurlent leur défi amer dans la nuit pluvieuse — individuellement. En même temps, les personnages sont capables d’amour et de loyauté l’un envers l’autre tout comme ils peuvent se poignarder dans le dos; la relation entre Hélène et Bec-de- Lièvre, les amantes lesbiennes, est rafraîchissante par sa tendresse et son dynamisme. L’œuvre de Tremblay peut être inflexible dans son refus d’envisager des solutions politiques ou d’en accepter la responsabilité (comme Fassbinder dont les œuvres révèlent plusieurs ressemblances), mais peu d’artistes ont reconnu notre force comme individus et décrit les mécanismes de notre oppression avec autant de clarté et d’amour. En l’occurrence, l’oppression “straight” des gais ressort tout au long du film : Hélène par exemple doit supporter les insultes de son patron et de son ex-mari et, lorsqu’elle se rend dans sa famille, elle doit laisser son amante dehors sur le balcon où celle-ci doit affronter les moqueries sauvages des voisins. Malgré tout, les deux femmes refusent avec défi le secret du placard. Elles marchent bras-dessus bras-dessous dans les ruelles du Plateau, ce qui constitue pratiquement un acte de courage suicidaire. Tremblay et Brassard montrent aussi comment les gais intériorisent leur persécution en se tournant les uns contre les autres et contre eux-mêmes. Maurice, le tenancier gai, avec son “protégé” à la peau douce et aux cheveux blonds, méprise les tapettes de sa clientèle, affiche sa supériorité dans la hiérarchie de classe interne du ghetto gai et dans les structures traditionnelles du monde « straight”. Les rêves de macho, d’hommes « straight » de Sandra et de la Duchesse reflètent leur haine d’elles-mêmes. La façon dont les couples gais, Hosanna et Cuirette, Hélène et Bec-de-Lièvre, imitent les rôles sexuels est encore plus frappante. Ils suivent strictement les codes sexuels “mâle” et “femelle » dans leur façon de s’habiller, dans leurs attitudes et même au niveau économique (assez curieusement, ce sont les « femmes” qui gagnent les sous tout comme dans le matriarcat du Plateau où Tremblay est né).
On ne voit nulle part la répudiation post-Stonewall des rôles sexuels “straight”. Mais, jouer un rôle, même si cela peut constituer une forme d’auto oppression, est aussi une sorte de défi en face du monde “straight”, un refus du placard de Maurice: Sandra porte avec elle la bannière de son oppression et de son affirmation; elle arrête la circulation de la Main, se pavanant avec son chapeau à gogo et son décolleté comme ses sœurs arrêteront plus tard les flics à Stonewall.
Qu’est-ce que les clubs de la Main ont en commun avec les cuisines du Plateau? Beaucoup, et le génie fondamental de Tremblay c’est de reconnaître, peut-être inconsciemment, instinctivement, les éléments communs, l’oppression partagée par les folles et les gouines d’une part et par les serveuses et les ménagères d’autre part. Qui d’autre aurait pu faire le lien avec d’autant d’exactitude entre la boucherie infligée à une serveuse par un avorteur bon marché et la trahison d’un coiffeur pédé par son amant et ses amis? Quand, occasionnellement, les femmes et les gais reconnaissent ce qu’ils partagent en commun et quand ils se donnent un appui mutuel — quand, par exemple, Robertine la ménagère fatiguée, se rend seule à l’aéroport pour aller chercher la Duchesse abandonnée de tous, ou quand elle apporte à manger à Bec-de-Lièvre ostracisé sur le balcon — c’est électrifiant. Le féminisme de Tremblay peut être inconscient et insuffisant, mais sa reconnaissance des liens entre les deux univers d’oppression est un premier pas important.
C’est la dimension socio-politique des folles et des gouines de Tremblay qui les distingue des bouffons de Fournier, Forcier et Filiatrault. Leurs maniérismes sont des détails dans un complexe de relations interpersonnelles et politiques et non une définition. Leur oppression est visible et concrète. Elle est vue de l’intérieur et ne sert pas de prétexte au spectacle et à la farce. Ce sont des individus et non les représentants d’une marginalité dans son ensemble. Évidemment, le problème de la perception du public demeure entier mais Tremblay a le droit de refuser de s’incliner devant notre conditionnement à considérer les gais comme des bouffons; il a le droit également de refuser de créer des personnages comme le docteur de SUNDAY BLOODY SUNDAY, joué par Peter Finch, ces modèles de rôle préférés du public “straight” (et gai) qui aime l’humanité, l’ambiguïté et la respectabilité bourgeoise. Le fait que le public puisse lire erronément le film est aggravé par la présomption de familiarité avec les personnages; cette présomption est vraie seulement en partie pour le public du cinéma Parisien qui coïncide partiellement avec celui du théâtre de Tremblay, mais elle ne s’applique pas à un public étranger. Un critique gai de New York ne reconnaissait absolument pas la tendresse du film ou encore la force des personnages et il parlait plutôt de “la malice et du mépris” du film. Un dernier problème, c’est que le film doit être situé dans son contexte historique: il est la dernière image, la plus honnête, de nous-mêmes avant le commencement de notre lutte, une sorte de corollaire québécois au film américain THE BOYS IN THE BAND et au film canadien FORTUNE AND MEN’S EYES. Le film n’aurait jamais pu être fait en 1981: Tremblay, Brassard et nous avons avancé rapidement depuis 1974. Bien que IL ÉTAIT sera redécouvert avec joie — et parfois avec colère — par les générations futures de gais et de lesbiennes au Québec, le IL ÉTAIT des années 80 reste à produire. Mais une telle anomalie pourra-t-elle se reproduire maintenant que l’âge d’or du long métrage n’est plus qu’un lointain souvenir?
Nous sommes toujours en 1974 et l’activité la plus voyante au sein de la communauté gaie se déroule non pas dans l’est, mais dans l’ouest. Après la dissolution de l’éphémère Front de libération des homosexuels en 1972, suite aux scissions politiques et au harcèlement policier, la plus grande part de l’énergie organisationnelle s’est développée au sein de la communauté anglophone. Étrangère à la lutte de libération nationale et en liaison étroite avec les mouvements gais américains et canadiens anglais, la communauté de l’ouest a construit les bases solides d’une communauté, des groupes étudiants et religieux, des services sociaux, des journaux anglais et un ghetto commercial florissant ayant pour centre la rue Stanley. MONTREAL MAIN (Frank Vitale, 1974) et le film qui lui fit suite, THE RUBBER GUN (Allan Moyle, 1977), reflètent le dynamisme toujours vivace de la communauté gaie anglophone et du réseau contreculturel anglophone au milieu des années 70. (Je définis ces deux films comme “gais”, même si Vitale n’accepterait pas cette étiquette, dans la mesure où ils sont véritablement des œuvres collectives puisant leur inspiration dans un milieu majoritairement gai composé de vedettes contreculturelles — dont Stephen Lack. La plupart poursuivent aujourd’hui des carrières dans l’industrie cinématographique américaine et/ou hétérosexuelle).
Ironiquement, les deux films situent leur action sur la Main, mais une Main très différente de celle de Brassard et de Tremblay, celle qui se trouve en bordure du ghetto de la contre-culture anglophone et du ghetto gai. Les deux films sont des documents saisissants sur ce monde, vu de l’intérieur, et sur ses habitants qui sont tous incarnés dans un mode autobiographique improvisé qui rappelle À TOUT PRENDRE et les origines du cinéma gai et lesbien dans diverses cultures (nos vies semblent produire de bien meilleurs films que notre imaginaire). De toute façon, en surimpression sur cette image de la Main, on retrouve dans chacun des cas un récit fictif assez simple : dans MONTREAL MAIN, l’amitié (l’amour?) entre Frank, un photographe, et John, un jeune réfugié de Notre-Dame-de-Grâce âgé de 12 ans; dans GUN, l’éclatement d’une “famille” contreculturelle, dont Lack est le chef, à cause de l’arrestation de deux de ses membres pour une affaire de drogue. Ainsi, au-delà de la mise en situation, la problématique gaie est centrale dans MONTREAL MAIN — n’est-ce pas, après tout, l’histoire d’une relation érotique entre deux mâles, non? C’est bien cela effectivement, mais le film refuse de l’admettre et il est finalement compromis par son enchevêtrement d’évasions et même par sa duplicité. Parce que l’on retrouve dans le film la méfiance contreculturelle des “étiquettes” face au monde extérieur, un monde dans lequel les étiquettes sont très importantes, on ne peut vraiment s’imaginer en voyant le film que les liaisons sexuelles entre des hommes adultes et des adolescents sont au coeur de tout un complexe explosif de tabous rigides, légaux et culturels. De façon assez significative, la seule scène de sexe dans le film se déroule en dessous du pare-brise du camion de Frank (et hors-cadre) lorsque Frank et son ami Bozo (Moyle) commencent à se masturber mutuellement et décident d’arrêter parce qu’ils se sentent stupides. Justement… cette scène absurde, la seule du film marquée par la fausseté et l’incompétence, témoigne de l’énorme anxiété qui se dissimule derrière l’attitude “cool” du réalisateur. Frank et Bozo semblent tous deux être des bisexuels fonctionnels et ce film, tout comme GUN, présente des personnages féminins qui sont intimement impliqués avec les hommes mais qui sont finalement délaissés. Cela ressemble beaucoup à ce que nous avons déjà vu dans les films d’Audy et dans des douzaines d’autres films sur l’homosexualité, à la fois gais et “straight” de RUNNING MAN de Donald Brittain au chef d’œuvre britannique NIGHTHAWKS (CITÉS DE LA NUIT). Dans MONTREAL MAIN en particulier, l’attitude des hommes envers la femme est clairement misogyne, mais le film est si complaisant à ce sujet — comme il l’est par rapport à plusieurs autres aspects de l’histoire, y compris le comportement de prédateur de quelques personnages secondaires face à Johnny — que certaines observatrices féministes y ont vu la confirmation du stéréotype de la misogynie gaie-mâle. Cette complaisance et ce caractère évasif étaient bien sûr la marque de la contre-culture des années 70… et du placard. Mais c’est précisément cette qualité, ces “virtualités inexplorées », selon l’expression de Michel Euvrard, qui assure la circulation du film depuis 1974, l’ambiguïté et la complaisance étant les pierres de touche de l’esthétique libérale.
Parce que l’homosexualité est périphérique dans ce récit quasi policier de RUBBER GUN, sa reconnaissance y est beaucoup moins problématique. Une image fascinante émerge d’un micro-milieu où la marginalité sexuelle est prise pour acquise. L’homosexualité n’est pas un thème privilégié, menacé ou supprimé, elle existe tout simplement. L’intrigue sert de prétexte à un collage de portraits chaleureux et vivants de personnages, gais pour la plupart, qui sont habituellement trop fatigués, trop familiers ou trop drogués pour baiser les uns avec les autres. Il y a toutefois une merveilleuse scène de séduction comique entre Stephen Lack et Allan Moyle. C’est un film dont la vitalité vous fait déplorer le départ de tout ce groupe.
La théorie de Vitale-Moyle-Lack selon laquelle le terme “gai » n’est pas une étiquette politique ne tient pas, malheureusement, face au contexte politique de leurs films. Aucun de leurs personnages n’apparaît dans les lieux de rassemblement gais, et aucun ne s’identifie publiquement soit par le costume ou d’une quelconque autre manière; s’ils l’avaient fait, ils auraient pu être arrêtés pour des raisons tout autres que la drogue. Le centre du mouvement gai a commencé à se déplacer vers l’est en 1976 quand la Ville de Montréal déclencha une campagne de nettoyage contre les gais et les prostituées en prévision des Olympiques — oui, la police massacrait les lesbiennes et les gais cette année-là, même si c’est le massacre d’œuvres d’art qui a retenu l’attention de la gauche artistique et des défenseurs des droits civiques. La nouvelle vague de persécution tira la communauté gaie, tant francophone qu’anglophone, de sa complaisance, et l’organisation sur une grande échelle prit un nouvel essor puisant sa force dans la simple exigence de l’autodéfense. La police répondit à nos protestations en accentuant son terrorisme. En octobre 77 ils firent irruption avec des mitraillettes au bar Truxx sur la rue Stanley et procédèrent à la plus importante arrestation de masse depuis les événements d’octobre 70. On força 146 hommes à subir des tests de maladie vénérienne (un Q-tip est inséré punitivement dans l’urètre), on les enferma incommunicado toute la nuit dans des cellules étroites où il n’y avait même pas de place pour s’asseoir; le lendemain on porta contre eux des accusations vagues et discriminatoires en s’appuyant sur la loi des maisons de débauche et de la grossière indécence. Incidemment, ces accusations pèsent encore contre les “Accusés de Truxx » : quatre ans plus tard, il n’y a toujours pas eu de procès! Cette nuit-là, 3,000 manifestants ont bloqué les rues du ghetto Peel-Stanley pendant quelques heures et le Journal de Montréal titrait : “Les homos et la police : c’est la guerre. » Notre mouvement puisa une nouvelle énergie dans notre force et dans notre colère (l’année précédente le nombre de manifestants n’avait pas dépassé le nombre de 300 personnes) et deux mois plus tard le gouvernement péquiste, embarrassé et toujours idéaliste, passait la loi 88, la première législation sur les droits de la personne au monde qui protégeait les lesbiennes et les gais (La Norvège imita le Québec en 1981).
TRUXX, un court film d’agit-prop qui relate les événements mentionnés ci-haut, parut l’année suivante. Produit avec un budget très restreint par Harry Sutherland, un vétéran de Challenge for Change, transféré en 16mm à partir d’un vidéo couleur, le film visait à mobiliser la communauté gaie sur cette question. Sutherland utilisa des images fixes, un commentaire off et des interviews avec deux victimes et deux militants pour conclure avec des images filmées de manifestations postérieures. Le montage et le rythme ne sont pas raffinés; la qualité du doublage laisse à désirer — deux interviews sont en anglais, deux en français, mais à date seule la version anglaise est diffusée, la version française étant retardée à cause du manque de fonds (le fait qu’en 1977 il ne soit pas venu à l’esprit de Sutherland de produire une version française du film est certainement une manifestation de la “présence” anglophone toujours importante au sein du mouvement gai!) Néanmoins, l’effet des deux interviews avec les victimes — un musicien anglophone et un réparateur de bicyclettes francophone (une division du travail qui n’enchante guère les spectateurs francophones) est percutant. On regarde et on écoute en retenant son souffle les récits laconiques des deux hommes qui nous gardent toujours au bord des larmes. Toutefois, le plus grand impact du film ne réside pas dans le rappel de notre oppression, mais dans le fait que nous voyons, pour la première fois dans le cinéma québécois, des images de gais conscients de la nature politique de notre identité, organisés politiquement et ripostant collectivement. Le premier film post- Stonewall au Québec circule toujours depuis 1978.
1978, c’est l’année également du seul autre film québécois à qui j’attribuerais l’honneur du terme « post-Stonewall ». Il s’agit de QUELQUES FÉMINISTES AMÉRICAINES le film dont j’ai dit précédemment qu’il était la seule exception au tabou de I’ONF sur l’homosexualité. C’est aussi le seul film québécois que je qualifierais de lesbien parce qu’il traite du lesbianisme et parce qu’il bénéficie d’une contribution lesbienne appréciable : l’une des trois réalisatrices du film est une romancière et une poète lesbienne. Il s’agit de Nicole Brossard, officiellement recherchiste du film (les deux autres sont Luce Guilbault qui s’occupait des interviews et Margaret Wescott, la monteuse). (Quand je dis “le seul film lesbien”, je ne parle pas évidemment du réseau-vidéo, modeste mais dynamique, qui dessert la communauté lesbienne depuis quelques années. Je ne suis pas qualifié pour en faire l’analyse mais je sais qu’il joue un rôle important; je me demande si le vidéo ne deviendra pas un médium beaucoup plus important que le film pour le mouvement lesbien dans la mesure où la communauté lesbienne n’a pas accès au ghetto commercial prospère qui semble, malheureusement, être lié au public des films gais-mâles — comme la Semaine du cinéma gai de 1980, organisée par des entrepreneurs gais phallocrates, était conçue pour un public exclusivement mâle).
QUELQUES FÉMINISTES AMÉRICAINES est un superbe documentaire, de durée moyenne, qui alterne des interviews de six “leaders” féministes importantes, avec des films d’archives qui donnent une composante historique essentielle aux témoignages et au film lui-même. Parmi les six femmes, deux s’identifient ouvertement comme lesbiennes — la romancière Rita Mae Brown et l’écrivaine-polémiste et réalisatrice Kate Millet — et une troisième, Ti-Grace Atkinson, se définit comme une “lesbienne politique”, une étiquette qui signifie plutôt une identification aux femmes qu’une orientation strictement sexuelle. La contribution lesbienne, tant dans les interviews qu’au niveau de la conception, produit un film qui est unique dans son approche de la problématique lesbienne au cœur du féminisme. À lui seul, il assume directement les enjeux que tous les autres films féministes québécois ont scandaleusement évacués.
La question est d’abord abordée d’un point de vue historique. Brown et Millett rappellent d’abord leur décision de “sortir” dans le mouvement féministe et les changements au niveau de leur vie politique et personnelle qui en ont résulté, y compris l’exclusion de Brown en 1968 de NOW (National Organization of Women). Millett poursuit en analysant les liens qui existent entre le mouvement gai et le mouvement des femmes, leur oppression commune. De bonnes séquences sur la manifestation de gais et de lesbiennes à New York en 1971, qui commémorait Stonewall, viennent appuyer le thème qu’elle développe. Brown rappelle également une étape antérieure du mouvement lesbien qui travaillait alors en dehors du mouvement des femmes dans des groupes comme Radicalesbians puis la fusion subséquente des deux mouvements au début des années 70 lorsque les divisions devenaient un frein aux progrès politiques.
Alors que les interventions de Brown et Millett sont personnelles et pensives, celles d’Atkinson sont précises et analytiques. Après avoir expliqué l’importance du concept de “lesbianisme politique », elle développe son point de vue sur la nécessité de l’alliance entre les féministes et les autres mouvements révolutionnaires. La finale du film quitte le terrain historique et analytique en élaborant un manifeste de défi dont la puissance émotionnelle est étonnante. Devant un public de femmes, Atkinson raconte l’histoire de l’emprisonnement d’une militante lesbienne, Susan Saxe, puis les paroles célèbres de Saxe dans sa prison sont imprimées sur l’écran :
Je vais continuer à me battre
en tant que lesbienne
en tant que féministe
en tant qu’amazone —
pour qui suis-je un danger?
pour un pouvoir despotique seulement.
Atkinson poursuit de sa voix ferme et calme en lisant une lettre de Saxe où résonnent le courage, la solidarité et le défi pendant qu’à l’écran on voit des images de femmes dans les rues américaines qui annoncent leur force et leur détermination nouvelles.
Bien sûr le film a une valeur toute spéciale au Québec où le mouvement féministe n’a pratiquement pas de corollaire distinct au niveau des organisations de lesbiennes. En même temps, le fait que ce film soit notre seul film lesbien tend par la négative à confirmer un stéréotype plutôt malheureux: encore une fois les lesbiennes sont perçues littéralement comme des étrangères. Tout aussi encourageantes et pertinentes que soient des figures comme celles de Brown, Millet, Atkinson et Saxe pour les femmes québécoises, “straight” et gaies, le fait demeure qu’elles sont américaines: les lesbiennes québécoises sont toujours invisibles. Malgré tout, à cause de la qualité exceptionnelle de sa réalisation, QUELQUES FÉMINISTES AMÉRICAINES, comme TRUXX, fait ressortir le besoin pressant de plus de films par, pour et sur les lesbiennes et les gais québécois.
Où allons-nous maintenant?
Les perspectives d’avenir ne semblent pas prometteuses. Si 1980 peut servir d’indication, il semble que les gais vont devenir toujours plus visibles dans la fiction commerciale (à l’arrière-plan bien sûr) et que nos images continueront d’être négatives dans leur majorité. Nous devons continuer à protester contre les diffamations de l’establishment cinématographique “straight »; nous ne devons pas rater une occasion de rappeler aux Lanctôt et aux Fournier que nous ne les laisserons pas impunément nous insulter et inciter à la violence contre nous; nous n’accepterons pas non plus d’être exclus de la fraternité cinématographique et qu’on nous nie le droit de nous voir à l’écran. Nous devons militer particulièrement au sein de la communauté cinématographique politique en nous alliant aux groupes cinématographiques de la gauche « straight” et aux groupes féministes, en critiquant leur homophobie persistante.
Toutefois, nous ne devons pas oublier que nous ne pouvons pas nous appuyer sur d’autres alliés que nous-mêmes, non sur la gauche ou sur qui que ce soit. La dernière image de TRUXX — une manifestation qui s’éloigne pour faire place graduellement à l’auto de police qui la suit — doit rester imprimée dans nos esprits. Nous devons être prêts à assumer la responsabilité entière de présenter nous-mêmes nos images — c’est une leçon que les femmes ont apprise avant nous. À cet égard, il est encourageant de voir que Michel Audy a eu une autre chance — il a commencé cet été à travailler sur un projet de film sur les gais commandé par le Ministère de l’Éducation pour être utilisé dans les écoles. Il est peut-être encore plus encourageant de voir de jeunes réalisateurs travailler avec des moyens artisanaux, en super-8 le plus souvent; le succès d’Yves Laberge avec son court film présenté officiellement à Cannes en 1981, TOUS LES GARÇONS, est sûrement de bon augure. UN, DEUX, TROIS de Pierre Anderson est fort heureusement un autre signe des choses à venir, tout comme les œuvres en super-8 des lesbiennes dont j’ai entendu parler. Cependant, dans une industrie cinématographique elle- même assiégée de tous côtés, où les femmes luttent pour conserver leur place, et dans un contexte politique culturel marqué par les coupures, le développement de la censure, et l’accentuation du terrorisme contre les femmes et les gais, il serait fou de ne pas voir que l’avenir sera très difficile.
(Traduit de l’anglais d’après le texte original)
Cet article a été écrit par Thomas Waugh, historien et critique. Il enseigne à l’Université Concordia.