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L’expérience de la revue “Champ Libre”

En préparant cette intervention sur l’histoire de Champ Libre, j’ai redécouvert que, en 1972, je m’étais fait critiquer d’avoir des positions “tiers-mondistes” plutôt que marxistes-léninistes; que j’avais parlé (avec Gilbert Maggi) de la situation politique du cinéma québécois, et du cinéma québécois tout court, en me contentant “de pleurer sur mon sort et sur celui du monde et de “rêver” à la société idéale, utopique à la­quelle j’aspirais”! Qui plus est, mon texte s’avouait d’emblée sur des positions tiers-mondistes.

Cette critique venait de Champ Libre (n°3, p. 17) même, à peine un an après que le directeur de Cinéma-Québec, de son côté, m’étiquetait plutôt, comme d’autres, de “marxiste sorti de Séquences”!

Cette anecdote montre que, vu sous un certain angle, le marxisme (théorique et pratique) de Champ Libre a toujours paru net, entier, monolithique. Cependant, à y regarder de plus près et avec le recul, on peut noter que l’expérience de Champ Libre a subi en deux ans des transformations importantes, des remue-ménages en profondeur.

Aujourd’hui, le mouvement marxiste-léniniste est enterré. Et plus encore, puisque récemment dans Spirale (octobre 1983), Gordon Lefebvre note au Québec à la fois “le décrochage du péquisme triomphant et du marxisme-léninisme orphelin de Mao : la vision est la même, ou le produit du même éloignement. Elle est crépusculaire et conduit à la liquidation.”

Y aurait-il un rapport entre l’essoufflement du politique et du cinéma au Québec? Tel n’était pas toutefois le cas au début des années 70, et Champ Libre apparaît au moment où le cinéma québécois politique connaît sa période la plus productive. C’est sous cet éclairage qu’il peut être intéressant de décrire brièvement l’expérience théo­rique et critique de Champ Libre, de même que sa place dans la pratique cinématogra­phique au Québec.

Je ne donne qu’une esquisse, bien sûr, puisqu’il faudra un jour, de tout ce mouve­ment politique/culturel qui s’étend sur plus de 10 ans — et dans lequel Champ Libre s’inscrit — faire une étude plus systématique.


Champ Libre voulut d’abord s’appeler Cinéma Québec et “remplir le vide laissé par la fin d’Objectif en 1967” (n°l,  p. 7). Deux premiers numéros parurent en juillet et décembre 71 chez Hurtubise/HMH, dans la collection “Les Cahiers du Québec”. En novembre 72 un 3e numéro, puis un 4e, le dernier, au printemps 73. Ces deux derniè­res livraisons furent publiées par et avec le C.I.P. (Comité d’information Politique; fondé en 1969, devint plus tard le Cinéma d’information politique).

Malgré qu’on lui ait souvent reproché d’être inaccessible aux ouvriers et aux pro­létaires, Champ Libre n’a jamais caché sa composition de “petits bourgeois pro­gressistes”, ni sa destination aux intellectuels petits-bourgeois (cinéastes, cinéphiles, étudiants, animateurs, professeurs), surtout les progressistes et les militants qui ten­taient de se lier aux travailleurs, de rejoindre par la lutte idéologique certaines couches de travailleurs (n°3, pp. 6, 8).

Rappelons les objectifs de base de Champ Libre à ses débuts :

  1. prendre la mesure d’un certain nombre de films, faire connaître ces films essentiels souvent occultés par la distribution;
  2. faire participer la critique québécoise aux efforts récents pour constituer une théorie et une pédagogie du cinéma, et en particulier pour mettre en lumière le ca­ractère idéologique des films et leur rôle politique;
  3. analyser, éventuellement dénoncer tous les rouages de l’organisation du cinéma, “instrument et miroir par excellence de la domination économique et culturelle”; par voie de conséquence, “rapprocher notre combat de celui des jeunes cinémas révolutionnaires avec lesquels notre situation au Québec nous met en contact d’une façon privilégiée” (n°l, pp. 7, 9).

Ainsi, une des caractéristiques fondamentales de Champ Libre fut-elle de recher­cher constamment une articulation entre théorie cinématographique et pratique (cri­tique, pédagogique, de diffusion et d’animation de films, de production). Il en est résulté, pour l’essentiel, la recherche effrénée et tendue de deux éléments-clé :

  1. la nécessité d’une ligne politique et idéologique globale de commandement (orien­tation et direction);
  2. la prise en charge du cinéma, du film comme outil de conscientisation, de son rôle idéologique instrumental.

Ces deux axes, au point de départ enrichissants et constructifs, deviendront rapide­ment les facteurs de base de la réduction du rôle de Champ Libre, éventuellement de sa liquidation.

Faut-il voir dans cette évolution négative celle du marxisme-léninisme lui-même? Faisons un peu de zoom-in.

Les Champ Libre 1 et 2 empruntent principalement au marxisme, aux théories de Brecht sur le cinéma surtout, mais aussi à la sémiologie et aux théories de la commu­nication.

Le numéro 2 précise déjà qu’il faut “une démarche globale (théorique, politique, idéologique)”, que “nous assistons de plus en plus au Québec à une cristallisation con­flictuelle des positions domination-libération, bourgeoisie-travailleurs, capitalisme-socialisme”. Finalement, “participer à une transformation implique une connaissance exacte des normes au nom desquelles la majorité va effectuer cette transformation” (n°2, pp. 8, 9).

C’est en fait le no 3 qui marque la rupture plus radicale. Un bilan critique serré de l’année 71 rejette les “préoccupations politiques floues” antérieures, “l’éclectisme théorique de la revue” pour s’aligner sur des “positions théoriques justes, vérita­blement marxistes”, la direction révolutionnaire de la classe ouvrière par un parti marxiste-léniniste et le travail pour ériger un tel parti. À partir de ces bases sont rejetés tour à tour les points de vue subjectivistes, le tiers-mondisme sans distinction de classe, l’idéologie nationaliste et toutes “les séquelles déguisées d’un arrière-fond non critiqué d’anticolonialisme culturel” (pp. 11-15).

Un des termes de ce raisonnement, on s’en doute, c’est le rôle assigné au film, au cinéma québécois.

“Un film n’exprime jamais directement une réalité donnée… mais un point de vue de classe sur cette réalité. Quel point de vue (de classe) de la réalité le cinéma dit “québécois” exprime-t-il? Voilà la question politique à poser au cinéma “québécois” (la question de Lénine à Tolstoï). Quel film québécois jusqu’ici a exprimé le point de vue de la classe ouvrière? Assurément la liste n’est pas longue.”

Nous trouvons là, je crois, le fondement théorique de la réduction du cinéma à un rôle instrumental, outil au service d’une ligne politique, ainsi que du nouveau rôle que s’assigne le collectif Champ Libre/CIP, “d’agir maintenant prioritairement au niveau des groupes de travailleurs et militants… et secondairement au niveau des intellectuels progressistes et étudiants” (p. 22).

Pas étonnant alors que le no 4 de Champ Libre, “on l’ait voulu délibérément uti­litaire”.

“La critique… vise en définitive à servir d’instrument d’analyse au service, d’une part, de pratiques de diffusion de films militants, d’autre part, de productions filmiques qui servent aux luttes des travailleurs parce qu’elles reflètent leur point de vue sur ces luttes. Une critique qui n’est pas relayée par des pratiques concrètes de lutte est toujours idéaliste et politiquement erronée” (p. 17).

De plus, le no 4, qui se partage en catalogue de films pouvant servir à la conscien­tisation politique et en instrument de formation théorique marxiste-léniniste, est-il ainsi obligé d’aboutir à la constatation d’un vide, “celui de l’inexistence de films servant ouvertement les intérêts de la classe ouvrière et des couches sociales exploi­tées” (p. 21). Devant une telle analyse, il sera logique que le travail d’une revue de cinéma devienne caduc et que les membres se réalignent pour le travail militant poli­tique et la production/diffusion de films de propagande.

Cette analyse (ou ce reproche) aux films de n’être pas sur des positions révolu­tionnaires marxistes-léninistes a conduit à deux conséquences de taille :

  1. l’écrasement radical et sectaire du cinéma québécois politique et progressiste;
  2. le rejet ou la mise de côté de plusieurs tendances ou thèmes dans les cinémas qué­bécois et étrangers progressistes.

Déjà dans le premier numéro, c’est LE MÉPRIS N’AURA QU’UN TEMPS qui subira l’autopsie.

“La démarche du film, y est-il expliqué, a négligé de rendre visible la lutte de classes, pourtant inscrite dans certains propos de travailleurs, et a placé au premier plan des préoccupations humanistes qui l’ont masquée… La valeur du MÉPRIS…, en définitive, dépend de son utilisation… (Le film) doit être montré, son importance historique l’exige, mais il faut le prolonger par un débat… C’est donc bien en termes d’utilité qu’il faut le voir.” (p. 74)

Ce point de vue se continue dans le no 2 : “… pour être utile à la classe laborieuse, il ne suffit pas…” (p. 86); et jusqu’au no 4, dans la fiche du film. Ce dernier numéro d’ailleurs fait le même sort aux GARS DE LAPALME, ainsi qu’à FAUT ALLER PARMI LE MONDE POUR LE SAVOIR, dont on jauge mal qu’il est un des rares films québécois à l’époque à parler de la Crise d’octobre (24 HEURES OU PLUS de Groulx étant censuré).

D’autre part, en lançant une de ses productions, le film ON A RAISON DE SE RÉVOLTER, le CIP/Champ Libre fera les remarques suivantes :

“Il nous semblait important de produire un film sur les luttes ouvrières au Québec susceptible de faire avancer la conscience politique des travailleurs. Les seuls films “politiques” produits jusqu’ici par nos cinéastes québécois défendent soit des idées syndicalistes (“Les gars de Lapalme”), soit des idées péquistes (“La richesse des autres”), humanistes (“Le mépris n’aura qu’un temps”) ou fatalistes (“On est au coton”). Nous voulions donc faire un film qui serve d’outil de propagande…” (Mobilisation, février 1974).

Enfin, on remarque mieux aujourd’hui l’absence de souci dans Champ Libre de courants dans le cinéma comme le féminisme, les droits nationaux, les droits autoch­tones, les rapports entre le subjectif et le politique… Tout au plus, dans le no 4, p. 22, est-il fait mention de thèmes à venir sur les luttes en logement/habitation, les luttes des Noirs, des Indiens, la lutte de libération des femmes, “dans la mesure où ces luttes doivent être liées à la lutte de la classe ouvrière” (souligné par CL).


Malgré ces défauts et limitations, que peut-on retirer de l’expérience de Champ Libre?

  1. Un souci de lier l’analyse de tous les aspects du phénomène cinéma/films à d’au­tres activités que la seule pratique de la critique. Par exemple : production, distri­bution, diffusion/animation, débats.
  2. Essayer d’équilibrer l’ensemble de ces activités entre le cinéma québécois pro­gressiste et d’autres cinémas étrangers semblables.
  3. Au niveau plus strictement de l’analyse :
    1. de tendre à saisir le cinéma et l’audiovisuel par le biais du démontage, comme disait Brecht, de tous les aspects des processus de production;
    2. de chercher constamment à mettre en lumière les contenus idéologiques/politi­ques des films.

C’est dans son premier numéro que Champ Libre a le mieux réussi ce pro­gramme, dans la mesure où les objectifs et les moyens d’analyse étaient à la fois pro­gressistes et pluralistes, et où le champ de recherche était bien centré sur les divers phénomènes de la composante culturelle “cinéma”.

Ce sont ces caractéristiques qui se sont rétrécies à partir du numéro 2, au détri­ment d’une ligne politique plus univoque et de la recherche de films devant servir d’instruments idéologiques de cette ligne politique. On réduisait ainsi la richesse des phénomènes du cinéma, tout en ne gardant de quelques films que leur fonction poli­tique utilitaire.

Ainsi, Champ Libre a progressivement et radicalement cessé d’analyser les grandes mutations des années 70 dans le cinéma. Par exemple : les effets des achats, aux USA, des “majors” par des conglomérats ayant d’autres intérêts que les seules industries culturelles; de même, toujours aux USA, l’émergence de cinéastes indé­pendants et le nouveau cinéma américain. En Europe, la montée du nouveau cinéma allemand et la consolidation de la gauche communiste italienne dans le cinéma progressiste. Au Québec, Champ Libre a raté d’analyser et de suivre la rupture, dans le cinéma, avec l’homogénéité progressiste-nationale des années 60, et l’émergence du contrôle d’État (fédéral/provincial) sur le cinéma commercial, ce qui laissait une marge réduite au cinéma progressiste de diverses allégeances. Dans le même ordre d’idée, la montée de la vidéo légère a été ignorée, comme alternative audiovisuelle, ainsi que l’émergence des diverses coopératives de production dans les principales régions du Canada. Sans compter que Champ Libre, par ailleurs si dévoué aux inté­rêts des travailleurs/travailleuses, n’ait pas songé à créer des liens avec le syndicalisme du cinéma et de la vidéo.

La “ligne politique” de Champ Libre, au lieu d’éclairer ces phénomènes, les écar­tait au contraire au profit d’une activité cinématographique plus strictement propa­gandiste et utilitaire, et s’éloignait ainsi du rôle que la revue s’était fixée au point de départ, qui avait été bien reçu et jugé utile autant ici qu’à l’étranger.


Aujourd’hui que les débats et l’analyse sont ténus et presque inexistants dans le cinéma et autour de lui, on mesure mieux peut-être le rôle et le poids qu’a pu avoir Champ Libre dans le bouillonnement des idées, des actions, des films des débuts des années 70.

Bien sûr, on peut se rassurer que Champ Libre se soit éteint, et aussi Stratégie, et après ces revues plus tard le mouvement marxiste avec son dogmatisme, son secta­risme… Mais Cinéma Québec aussi s’est arrêté. Devant ce rappel, je pense encore à l’expression de Gordon Lefebvre de collapsus général, dans le même numéro cité de Spirale (octobre 1983).

Il est dommage, en tout cas, qu’à cause des limites de Champ Libre puis de son extinction, certains faits du cinéma au Québec à ce moment-là et après n’aient pas reçu toute l’attention méritée. Je pense aux films de Maurice Bulbulian, au film de Groulx 24 HEURES OU PLUS et à son interdiction, aux films féministes de Société Nouvelle, plus tard aux expériences diverses de Carrefour International, du G.I.V. et du Vidéographe, des films de Lamothe sur les Montagnais, du C.A.C. et des Rencon­tres Internationales, d’UNE SEMAINE DANS LA VIE DE CAMARADES puis de À VOS RISQUES ET PÉRILS, des activités de Vidéo-Femmes, de Cinéma Libre, des Films du Crépuscule, etc.

Champ Libre fut un moment, une forme et une des idéologies de cet ensemble pro­gressiste des années 70, dont il sera utile un jour de faire la synthèse.


Cet article a été écrit par Réal La Rochelle. Critique de cinéma, membre de la rédaction de Format Cinéma, professeur au Collège Montmo­rency, il prépare à l’Université de Grenoble un doctorat sur une industrie cultu­relle, celle du disque