La Cinémathèque québécoise

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LES TRACES DU RÊVE
Effet rétrospective et géométrie documentaire

Malgré l’absence de «traces» du processus de production dans le film, il n’en demeure pas moins que certains aspects de la parole du cinéaste traitent de ce processus. Le dis­cours du cinéaste sur son film ne transforme pas le film lui-même, mais s’inscrit à la périphérie du film.

Jean-Daniel Lafond, Le film sous influence, Paris, Edilig, 1982, p. 64.

Avec LES TRACES DU RÊVE (ONF, 1986), Jean-Daniel Lafond se met à la recherche des traces de Pierre Perrault dans ses films et du discours du cinéaste sur son oeuvre. En même temps, il veut réaliser un film qui possède une existence propre, une dramatique qui rappelle les films radiophoniques qu’il a déjà réalisés pour Radio-Canada et Radio-France. Cette double articulation, Lafond l’énonce dès le projet du film :

Pierre Perrault devient le texte et le prétexte de ce film. Car ce qui est intéres­sant ici, ce n’est pas tant l’objet de la pour­suite d’un homme que la poursuite de cette poursuite. La trace de ses rêves en somme. Le film sera cette poursuite et proposera un voyage dans l’imaginaire du cinéaste pour rappeler en fin de compte qu’il n’y a pas de cinéma-vérité, tout juste la vérité du cinéma : la vie.

Lafond veut présenter l’essence même du personnage et poursuivre les traces de son rêve, ce rêve dont Perrault disait dans Toutes Isles (1963 – extrait cité au début du film) qu’«affranchi des espaces peut mener le chasseur jusqu’à des pays qu’il n’a pas prévus», les pays magnifiés du marsouin, du moûchouânipi ou de la bête lumineuse.

La métaphore du cinéaste-chasseur qu’utilise Perrault et à laquelle se réfère la première partie du film peut sembler d’une simplicité et d’une littéralité effaran­tes, une comparaison un peu trop raccour­cie. Pourtant on peut se demander si elle supprime davantage d’éléments qu’elle n’en ajoute, si elle ne particularise pas plus qu’elle ne généralise.

En effet, qui dit chasseur dit territoire de chasse. Et quoi de plus territorial que le documentaire et, a fortiori, le travail du documentariste. Tout un aspect du docu­mentaire québécois consista et consiste tou­jours à marquer sa territorialité nationale. Le territoire fut souvent son lien interne. Le film de Lafond nous invite à une sorte de géométrie documentaire, d’éthologie documentariste. Je dirais même à une tri­ple éthologie: celle du cinéaste, celle de son oeuvre et celle du documentaire comme tel.

Il y a, à ces trois niveaux, complexité de relations entre chacun d’entre eux et le territoire. Les comportements jouent de façon contradictoire l’espacement et la pré­sence. Une observation minutieuse du film nous montrerait toute la finesse de ce jeu. Par exemple le film indique bien la place active et innovatrice de Perrault dans le monde du cinéma et la distance que lui- même met entre ses images et celles des autres. De la même manière, les séquen­ces cannoises désignent la territorialité fon­damentale de Perrault en soulignant son «étrangéité» à l’événement. Dans chaque cas s’exprime la distance critique qui s’instaure entre les pôles relationnels.

En corollaire, Lafond souligne l’avan­tage de Perrault dans un environnement dont il connaît les paramètres et les repè­res. Le chasseur chasse mieux dans son territoire; il lui est familier. Lafond mon­tre bien par ailleurs que ce territoire n’est pas qu’objectif. Perrault sait bien filmer et filme bien ce qu’il voit devant lui quand il sait ce qu’il voit en lui-même et parce qu’il le sait. Le cinéaste découvre son monde, s’en fait une image et image cette découverte.

La connaissance qu’a Lafond de Per­rault lui permet tout au long du film de gui­der le spectateur dans l’univers contradictoire dont je parlais précédem­ment. Tantôt on voit Perrault maître dans son territoire: il le saisit, il le conquiert. Stéphane-Albert Boulais 1 employait l’expression «directeur de conscience» pour qualifier ses premiers rapports avec le cinéaste. Je dirais plus qu’il me fait pen­ser à un chef de gang. La caméra d’ailleurs trahit la prestance patriarcale de Perrault; avec ses amis, sa famille, en milieu sûr, on le voit toujours la tête redressée, les cheveux par en arrière, la gorge tendue: il est beau et magnifique; il parle ou écoute, le rire aux yeux.

Tantôt on sent que l’appréhension- saisie devient appréhension-crainte, pres­que peur. Perrault est en territoire étran­ger. Il est symptomatique que lors de la réception de son doctorat honoris causa à Laval, il fit allusion à ses ennemis, comme s’il en avait vraiment. Comme pour exor­ciser l’infériorité éventuelle, il va fanfa­ronner, y aller de déclarations à l’emporte-pièce comme il en a le secret, qui peuvent faire enrager son auditeur ou son spectateur et le désarçonner simulta­nément; Perrault pratique un judo rhéto­rique qui n’a souvent de gros que l’apparence.

Lafond connaît ces talons d’Achille du cinéaste et sait les mettre en scène avec tact en faisant appel à des gens qui ont pour Perrault de l’amitié. La seconde partie de son film, un peu moins focalisée sur l’homme, accueille ces dimensions criti­ques, que ce soient celles de Madeleine Chantoiseau sur les femmes, de Michel Serres sur le mélange des cultures ou d’Hélène Himelfarb qui, à Versailles, lui dit merveilleusement, en riant et sans agressivité: «Regardez-les avec vos yeux et pas avec vos préjugés», ce qui est en soi une piste de lecture des films de Perrault.

Voilà d’ailleurs une des richesses de ce film: d’être une poupée russe de pistes. Tout documentaire est une piste, ou plu­tôt un signe de piste. Il est aussi une recher­che de pistes. Lafond piste un cinéaste et une œuvre qui pistent de leur côté une existence et une spécificité nationales. Une territorialité. LES TRACES DU ÊVE nous entraîne sur des pistes géographiques, idéologiques, humaines, actantielles, bio­graphiques et suggère la complémentarité de tous ces niveaux; le film les illustre, les explique, les justifie. Il montre que le documentaire peut rendre fondamental d’étranges nécessités, transformer le banal en signifiant, l’anodin en essentiel, le mar­ginal en représentatif.

LES TRACES DU RÊVE conserve et pointe justement ces multiples traces, c’est-à-dire l’espace d’inscription de l’œuvre de Perrault, de ses discours et du style qui est le sien, le documentaire. Il fait apercevoir comment ils sont engendrés et quel système de renvois les traverse. En même temps, il fait apparaître leur spécificité, leur singularité, leur différence. Autant de traits qui sont indiqués dans le film par les transformations qu’ils ont connues durant le temps de la carrière du cinéaste.

Mais l’ambition de Lafond n’est pas l’exhaustivité. Il n’a pas l’intention d’épuiser en un seul film les trois aspects que nous venons de souligner. De toute manière, chacun de ces aspects pourrait être l’objet d’un film en soi. Lafond se limite, mais dépasse en même temps cha­cun de ces films hypothétiques. Cela lui permet de rompre avec les habitudes qui pourraient caractériser chacun d’entre eux. Chaque aspect voit son sens transformé par la contiguïté de l’autre. Le film devient donc, de cette manière, figure, au sens classique de la rhétorique qui appelle ainsi toute expression qui s’écarte du normal, du normatif.

Mais Lafond veut aussi que son film dépasse ces fonctions de référence, de con­naissance, d’explication. Ou plutôt que celui-ci les intègre et les sublime dans son écriture propre, dans le film d’aventure qu’il veut réaliser. De ce point de vue, on ne peut passer à côté de l’articulation géné­rale de l’œuvre, du rôle structural de la bande son (qui captive dès le départ notre oreille par ce mélange de bruit de raquette, de respiration et de musique électroacous­tique), à la finesse des transitions qui vont au-delà de la division du film en deux parties.

La méthode de Lafond – mais en fait il y en a plus qu’une – repose sur un jeu de montage quasiment provocateur (et il n’en n’a sûrement pas le seul crédit; que référence soit faite ici à Babalou Hamelin). Montage de mise en contraste, oui, mais aussi montage des attractions, i.e. montage qui permet de faire surgir un sens nouveau, supplémentaire à la juxtaposition des séquences. Et chaque séquence possédant sa pluralité de traces. Déjà cela se repère dans les deux premières séquences du film: forêt hivernale où marche Perrault / Per­rault au festival de Cannes. Le film nous indique alors quelques traces :

Je sais que l’examen encore plus serré du début du film – et a fortiori de son ensemble – nous révélerait d’autres pistes, d’autres traces. Je ne fais que suggérer ici le système à bascule et la méthode réticulaire de Lafond où la mise en scène ren­voie au film de Perrault, le reportage à son idéologie, le présent au passé, le rôle de la critique au cinéma de la parole, le témoi­gnage des personnages au travail du cinéaste qu’il tend si souvent à cacher, l’intention documentaire à la fiction qui en résulte et à la perception du spectateur, etc.

Après une transition élégante où l’intervention de Marcorelles ne renvoie plus à ce qui s’est passé, mais à ce qui s’en vient, Lafond nous introduit à sa deuxième partie, celle du fleuve, de l’île-aux-Coudres (explicite) à la GRANDE ALLURE (implicite), parenthèsant ainsi l’Acadie, l’Abitibi et les Amérindiens. Deuxième partie qui est aussi celle de la critique et de l’amour. Je ne prendrais que ce dernier élément, j’ai déjà fait allusion au premier auparavant.

À la base de la relation de Perrault avec ses personnages, il a une relation d’affection et de fascination réciproques. Perrault aime, recherche, choisit et con­quiert les personnages superlatifs; ils ont un peu sa faconde et sa beauté. Mais en profonde connaissance de l’œuvre du cinéaste, Lafond savait qu’il n’y avait eu qu’un seul personnage par qui Perrault avait été conquis: Marie, l’alter ego refoulé de sa tendresse profonde.

Lafond a donc raison de nous faire sentir qu’il n’y a jamais eu de plus grand amour de Perrault pour ses personnages que celui qui le lia à Marie. Ce qui l’amène à susciter la séquence de «La chanson de Marie». Lorsque Perrault poursuit le texte de ce poème que chantait au plan d’avant Jacques Douai, nous atteignons le plus beau moment d’émotion du film. Le film bascule alors, comme lorsque dans MY DARLING CLEMENTINE, Doc Holliday poursuit le texte d’Hamlet que le comédien défaillant ne peut plus dire et en fait son emblème propre.

Ici Perrault entrouvre la porte sur une dimension de lui-même qu’il s’est acharné à dissimuler dans son œuvre et même dans LES TRACES. Il n’a plus le même port de la tête; observez son visage: il tressaille; pour reprendre le mot de Marie, il dévie. Ce faisant, Lafond dit aussi combien il aime Perrault. Mais aussitôt il détourne son aveu, ou plutôt Chantoiseau vient à sa «res­cousse» en faisant remarquer à Perrault l’absence de femmes dans son oeuvre fil­mique. La bulle d’émotion vient d’éclater; on retourne aux traces. Business as usual.

inconnu

Le film de Lafond, se démarquant un peu d’une certaine sémiologie à laquelle son ouvrage cité en liminaire faisait une part plus importante, montre bien que le sens d’un texte ne réside pas uniquement dans ses articulations internes; qu’il est aussi ce qui le réfère à une réalité exté­rieure.

Par les nombreuses corrélations qu’il établit entre la dimension de l’homme Per­rault, du cinéaste Perrault, de son œuvre et du style qu’il pratique, le documentaire, Lafond réussit à singulariser son propos, à en identifier le temps et le lieu, tout en ne renonçant pas à la prédication univer­salisante. En fixant même la parole de Per­rault, tout comme celui-ci fixait celle d’Alexis, de Marie, de Stéphane-Albert ou de Michel Garneau, il confère à ce qui était transitoire et temporel une durabilité; autrement dit introduit de l’universalité dans la singularité.

Il rejoint ainsi l’entreprise littéraire de Perrault qui, contrairement à ceux qui défi­nissent le poétique par l’accentuation du signifiant au détriment de la référence, désigne la référence, l’acharnation et dénonce le dépaysement, l’absence d’écri­tures sur le fleuve, tout en ouvrant une autre sorte de référence moins dénotative qui refait et retrace la réalité et le rêve 2.

En même temps Lafond réussit à faire sentir qu’ancré dans son sol, Perrault est déchiré par le devenir de son pays. Mais Perrault n’a pas d’attitude cynique face à son présent 3. Il ne laisse facilement voir aucun défaitisme :

Je dépouille toutes les mémoires. Rien n’arrive à me détourner de mon désir… J’en appelle à Serge et à tous ceux que le désespoir guette de ses yeux de chouette épervière… Aurons-nous le courage de laisser échapper une aussi belle embellie? L’indécence de ne pas, enfin, passer de la parole aux actes. Et j’en aurais à mon tour la mort dans l’âme!

De la parole aux actes, Montréal, L’Hexagone, 1985, pp. 430-431.

Perrault se bute, il contrarie, il agresse, il griffe, et le film nous le mon­tre ainsi. Il affronte un présent en contra­diction avec son être et son rêve, un présent qui doit le faire souffrir. Mais Lafond sait que cela ne le fera pas dévier de ses objectifs. Cela lui permet de repé­rer les traces semi-effacées, les emprein­tes légères, les langages non-arbitraires qui sillonnent l’œuvre du cinéaste. Il rappro­che ce qui était éclaté, systématise ce qui fut étendu dans le temps et l’espace, prend de la hauteur pour mettre en perspective. LES TRACES DU RÊVE sait évoquer Perrault et son œuvre, mais sait également en intégrer les leçons. Le film lui-même possède des qualités d’écriture qui lui con­fèrent une importance propre. Jean-Daniel Lafond nous montre avec bonheur com­ment il a su concilier sa pratique avec sa formation analytique et critique. Il nous donne ainsi une œuvre aux intérêts mul­tiples.

Pierre Véronneau

Notes:

  1. «Le cinéma vécu de l’intérieur: mon expérience avec Pierre Perrault», communication au collo­que conjoint de l’Association québécoise des étu­des cinématographiques et de Y Association canadienne des études cinématographiques, prin­temps 1986.
  2. Ce que mettent en lumière les études d’Yves Lacroix, le rôle et la fonction du poète dans LA GRANDE ALLURE ou, à la fin de TRACES, le dialogue Perrault-Gameau-Serres sur l’écriture, échange qui s’emboîte sur le thème de Versailles et les propos de Gaston Miron.
  3. Ce qui le différencie radicalement d’Arcand par exemple.