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Les oeuvres récentes d’Anne Claire Poirier et Paule Baillargeon

Je vais parler brièvement de deux films faits par des femmes cinéastes et qui ont plusieurs points en commun. Les deux parlent de la condition fémi­nine dans notre société et des problè­mes auxquels les femmes sont con­frontées. Les deux partagent les mêmes stratégies de réalisation. Le premier film, c’est MOURIR À TUE-TÊTE d’Anne Claire Poirier. J’en parle­rai longuement, car nous aurons l’oc­casion de le visionner plus tard ce soir et aussi parce que je suppose qu’il y a plusieurs d’entre vous qui l’avez vu.

Le film est marqué par l’usage répété de la distanciation, comme le mentionnait Jean-Claude dans sa présentation de ce matin. Poirier utilise des techniques qui sont devenues fa­milières depuis les films de Jean-Luc Godard et dont l’origine remonte au théâtre brechtien. Le film oscille entre deux pôles; celui du discours analyti­que et celui du récit. D’un côté il y a l’histoire, le viol de Suzanne, et l’his­toire agit en tant que représentation de la condition féminine, et de l’autre côté il y a l’analyse du récit qui prend des formes variées. L’analyse débute lorsque le comédien interprète plusieurs rôles avant le début du géné­rique. Il joue un metteur en scène, un commis dans un magasin d’aliments naturels, un mari, le patron d’une se­crétaire et un chauffeur de camion qui s’intègre plus tard au récit en tant que violeur “principal” de l’histoire. Ainsi Poirier couvre une grande variété de rapports, de situations sociales et de classes. Cette section est marquée par des mouvements de caméra et des plans fixes presque identiques qui pointent le violeur; dans chaque cas, une voix différente de femme l’accuse.

Les autres techniques de distan­ciation sont la répétition et l’usage d’un intervenant hors-champ. Il y a aussi l’utilisation d’un comédien dans un rôle qui lui sert à se détacher de son rôle , comme lorsque Julie Vincent, qui inter­prète Suzanne, joue plusieurs person­nages. Elle est d’abord la victime du viol, mais aussi une comédienne jouant une victime de viol et une “vraie” victime de viol qui donne une entrevue à une cinéaste. La partie analytique se poursuit par l’emploi d’interruptions et de fragmentations de récit. Poirier se sert d’extraits d’actualités pour nous empêcher de croire que ce que nous voyons dans le corps du film est vrai ou encore homogène. Les inserts servent à souligner certaines analogies avec la victime d’un viol. Le premier porte sur la guerre du Vietnam. La voix-off parle du viol des femmes. Par extension nous associons cela au viol des faibles, à la violence faite aux sans défense ou au viol de la terre vietnamienne. Le deuxième montre des collaboratrices se faisant raser le crâne à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Cette sé­quence alterne avec des plans de Suzanne se faisant couper ses cheveux mêlés (ils se sont tellement mêlés durant le viol qu’elle doit se les faire couper). On peut se poser des ques­tions — du moins je m’interroge sur l’à-propos de cette analogie. Fait-on réfé­rence aux réactions excessives à l’égard des collaboratrices, souvent pour des infractions mineures qui les transforment en victimes de la société, donc comparables aux victimes de viol, victimes à leur insu de la société et aussi collaborant sans le savoir à leur misère. Est-ce que l’analogie porte plutôt sur leur expérience commune d’humiliation publique, de viol de leur personne? Le troisième insert nous montre une clitoridectomie pratiquée sur une jeune fille dans une tribu afri­caine. Cette pratique n’est pas limitée aux tribus primitives. À ma con­naissance on a utilisé cette technique jusqu’au 19e siècle en Angleterre pour nier aux femmes tout plaisir sexuel.

Cette interruption — le film sur la clito­ridectomie — survient après que Suzanne ait été examinée par un gyné­cologue et qu’un photographe de la police ait pris des photos de son vagin aux fins de preuve. Une analogie visuelle est établie entre Suzanne et la jeune Africaine à cause de la position écartée de leurs jambes. La voix-off parle de la clitoridectomie en tant que viol ritualisé, de meurtre du sexe féminin. Encore une fois le public parti­cipe activement, qu’il le veuille ou non. On peut se demander, est-ce que c’est le système qui viole les femmes dans notre société — le système étant le pa­triarcat, la police, les médecins mâles —. Est-ce que le viol est la négation du plaisir, un rituel de suppression dans notre société, comme l’est la clitoridec­tomie dans les cultures primitives? L’analogie existe aussi entre la nature publique du rituel africain et l’aspect voyeur des photographies policières après le viol de Suzanne.

Les interruptions de la fiction pour des raisons d’analyse surviennent constamment lorsque les deux ci­néastes entrecoupent le récit; elles re­gardent le film sur une Steenbeck. Elles ne font pas ainsi qu’analyser les moyens de production en nous mon­trant comment elles procèdent pour faire le film, mais aussi, de cette façon Anne Claire Poirier nous oblige à ques­tionner notre façon de voir le film. Pendant que les deux femmes ana­lysent leur relation avec le film, nous nous devons analyser nos réactions et nos idées. Poirier ajoute une autre couche à la structure isomorphique fiction, documentaire, montage et mise en scène, lorsque les deux cinéastes révèlent que la victime fictive dans le film est un personnage réel qui a été véritablement acculé au suicide du fait de son viol. À un moment donné, la ci­néaste questionne la “victime” du viol; on a alors un fondu enchaîné, d’une image vidéo des deux femmes qui parlent à une image non vidéo (sur film) où l’interviewée est la comédienne du film. C’est alors que la condition de la victime devient plus universalisée: lorsqu’on réalise que la ligne entre la comédienne et la victime vient d’être effacée. Ou, on peut lire autrement ce fait et penser qu’Anne Claire Poirier triche, d’une certaine façon, lorsqu’elle brouille délibérément la distinction entre la comédienne et son rôle et ne cherche plus à impliquer le spectateur dans un état de réflexion détachée, mais fait plutôt appel à sa sympathie. Je crois que c’est là un des problèmes majeurs du film et j’y reviendrai plus tard. Une autre technique de distan­ciation c’est le discours direct. L’exemple le plus frappant en est la série de discours prononcés par des femmes aux yeux bandés. Ces femmes représentent un large éventail de victi­mes de viol, victimes des hommes que nous avons vus au début du film. Les femmes regardent directement la caméra pendant qu’une voix-off — d’après le ton, celle de l’autorité- donne toutes les informations légales en ce qui regarde le viol. L’autorité mâle est détruite par l’absence de cor­respondance à l’écran. Et aussi le spectateur est impliqué dans cette mise en scène derrière la caméra qui regarde, c’est-à-dire à l’endroit où se trouve le juge. La dénonciation des lois par les femmes est extrêmement sty­lisée et théâtrale à cause des costumes qu’elles portent, de l’enlèvement ritua­lisé des bandeaux qui les entourent et aussi parce qu’elles s’adressent aux spectateurs comme si elles étaient au théâtre.

Monique Miller et Micheline Lanctôt dans MOURIR À TUE-TÊTE
Monique Miller et Micheline Lanctôt dans MOURIR À TUE-TÊTE
© ONF

Anne Claire Poirier utilise aussi d’autres séquences mises en scène, celle d’une femme vietnamienne et celle d’une femme au crâne rasé; comme le procès, ces scènes sont diri­gées de façon très artificielle. L’effet analytique du procès est amoindri par l’émotivité des comédiennes. Elles ne sont pas engagées dans un échange rationnel avec le juge ou avec les subs­tituts du juge, nous, les spectateurs. Il n’y a aucun effort pour tenter de désinpliquer la comédienne de son rôle. Cela vaut aussi pour les scènes de fiction du film. Elles sont très naturelles et émotivement prenantes; en ce sens je crois que Poirier essaie fortement de manipuler les spectateurs. Ce qui nous amène à la fameuse scène du viol…

Julie Vincent et Germain Houde
Julie Vincent et Germain Houde
© ONF

Cette scène intègre aussi le discours direct et stylisation. Le viol est censé­ment filmé du point de vue de la victime. Les deux cinéastes, après la séquence du viol, disent qu’elles ont essayé de ne pas la rendre excitante sexuellement et aussi de rendre im­possible pour les hommes toute identi­fication avec le violeur. En employant pour analyser la séquence du viol, la théorie énoncée par Jean-Louis Beaudry dans Cinéma : effets idéolo­giques produits par l’appareil de base — et ceci est une description grossière et générale de ce qu’il aurait pu dire de la séquence de viol — nous devenons concerné par le personnage vu à l’écran en tant que centre d’identifica­tion secondaire. Nous nous percevons comme étant ce personnage. Et plus loin le spectateur s’identifie lui/elle- même avec ce qui lui procure des images: la caméra. Donc, selon cette théorie, nous nous identifions et avec la victime, et avec le violeur, parce que la caméra représente la victime et que nous nous identifions nécessairement avec ce qu’il y a à l’écran. Personnelle­ment, je crois que l’on peut se de­mander si on s’identifie à n’importe quoi ou n’importe qui simplement parce qu’on le voit à l’écran ou que l’on croit réellement faire partie de la fiction que l’on voit. Cela implique une énorme naïveté de la part du specta­teur ou un désir de voir ses souhaits se réaliser. Ma propre opinion est que, malgré le fait que Poirier met en scène deux femmes cinéastes qui analysent l’efficacité et la justesse de la séquence du viol, elle essaie néanmoins, sans toutefois réussir, à nous impliquer émotionnellement dans le viol. Encore une fois, elle n’essaie pas de nous dis­tanciez Le point de vue présenté dans cette série de plans est tellement trou­blant que le tout devient du sensation­nalisme. Je crois que cette critique a déjà été faite au film. Cette séquence est excitante parce que la caméra s’at­tarde sur des détails comme lorsque la victime se fait arracher ses sous- vêtements, ou sur ses seins nus. Le point de vue de la caméra est davan­tage une curiosité et une cause d’exci­tation qu’un outil d’analyse parce que ça ne fonctionne pas. On ne peut simuler la vision humaine. L’expé­rience a déjà été tentée sans succès dans des films comme THE LADY IN THE LAKE qui est totalement raconté du point de vue de la caméra. La caméra ne peut pas cligner des yeux, elle ne peut pas faire de petits mouve­ments latéraux comme le peuvent les yeux. Bien que la caméra soit portée à l’épaule et qu’elle essaie de reproduire des mouvements humains et bien que de l’amorce noire et rouge vienne en­trecouper la scène de Julie Vincent frappée, je crois qu’on tente de re­produire ce qu’elle ressent, mais que ça ne fonctionne pas. Un très bon exemple de ce non-fonctionnement: lorsque le violeur urine sur la victime. Il est évident que le liquide frappe une surface lisse, cette surface lisse étant la lentille de la caméra et non pas le corps de la victime. Le spectacle essaie de nous attirer à lui, mais finale­ment nous éloigne parce que nous de­venons les témoins d’un événement étrange et unique. D’autre part, je crois que c’est excitant parce qu’il y a du suspense. Nous regardons les détails du viol et attendons qu’il soit accompli.

Finalement, le film se termine sur des plans de lieux où surviennent les viols — des garages, des ascenseurs, des ruelles — et finit avec des plans de plus en plus larges de Montréal pendant qu’on entend un son de sifflet sur la trame sonore. Je me demande: « Est-ce la seule défense qu’ont les femmes contre le viol? Le portrait des femmes dans ce film est très négatif. La femme est une victime, et j’utilise ce mot en tout état de cause. Elle est tou­jours en train de se tapir, de pleurni­cher et finalement elle se suicide parce qu’on ne la soutient pas et qu’elle ne peut passer à travers son expérience de viol. Nous prenons connaissance des situations et des lois qui oppriment les femmes, mais rien n’est dit à propos de ce que l’on peut y faire et c’est dans ce sens que je crois que le film est très négatif.

La deuxième cinéaste dont je parle­rai — brièvement, car nous ne verrons d’elle qu’un court-métrage — est Paule Baillargeon. Son premier long-métrage a été LA CUISINE ROUGE (1979). Les méthodes utilisées dans ce film, que je me contenterai d’énumérer, sont semblables et au film de Poirier, et au film que nous verrons ce soir, ANASTASIE OH! MA CHÉRIE.

Han Masson et Gilles Renaud dans ANASTASIE OH! MA CHÉRIE
Han Masson et Gilles Renaud dans ANASTASIE OH! MA CHÉRIE
Coll. CInémathèque québécoise

D’abord elles se ressemblent par l’emploi de techniques théâtrales. Tout le film se passe dans un espace imagi­naire. Les participants entrent par une porte et celle-ci se referme à la fin du film, comme un rideau qui tombe sur la scène. Les autres moyens de distan­ciation qu’on utilise sont: l’emploi d’épisodes, l’usage de stéréotypes et une façon symbolique de jouer chaque rôle. Par exemple il y a un groupe d’homme dans LA CUISINE ROUGE et dans ce groupe on retrouve un homme à tout faire, un relationniste, un marxiste et un motard. Sur ce plan le film rejoint celui de Poirier parce qu’il englobe toutes sortes de catégo­ries et de classes dans son accusation. Baillargeon ne craint pas d’exagérer pour nous obliger à la distanciation. Elle utilise aussi le discours direct et de très longs plans qui ne nous distraient pas de ce qui se passe. Ceci rend l’es­pace encore plus théâtral parce que cela maintient la continuité de temps et l’unité d’espace.

ANASTASIE OH! MA CHÉRIE (1977) ressemble beaucoup à LA CUISINE ROUGE et en est, somme toute une sorte de brouillon. Les femmes dans ces deux films sont très clairement “l’autre”; les deux films abordent les rôles sexuels et la notion de femme parfaite. Et dans les deux, les hommes également rabaissés. Je vais citer Paule Baillargeon :

“Notre planète survie encore et s’accroche avec un acharnement débilitaire à son Dieu homosexuel mâle et misogyne. Dans ce patriar­cat qui dégénère, tous les hommes sont des pimps médaillés — violeurs-à-qui-mieux-mieux et toutes les autres des putains. Cer­taines femmes, pures et rigou­reuses, sont enfermées dans leur mystère féminin, hurlent silen­cieusement*. Anastasie, mon hé­roïne chérie, égarée d’une autre étoile, est de celles-là ».

* (Il est intéressant de noter que le titre anglais de MOURIR À TUE-TÊTE est “SCREAM IN SILENCE”)

Je crois, pour terminer, que les deux films de Baillargeon se réfugient dans une mythologie où les femmes sont créatives, sensuelles et sages et où les hommes sont des brutes insensibles. Je crois que ceci crée un mythe diffé­rent de celui créé par MOURIR À TUE- TÊTE, c’est-à-dire la femme en tant que victime. Il n’y a pas de réconci­liation entre femmes et hommes à la fin des deux films de Baillargeon. Dans ANASTASIE le personnage principal, qui a quitté son enfant et son amant, ne revient pas à la fin du film bien qu’il y ait indication qu’elle ne fait qu’hi­berner. Et en ce sens les films de Bail­largeon sont plus isolationnistes, peut- être représentent-ils une vision plus radicale des relations femmes/hommes que les films de Anne Claire Poirier.

Carol Rutter : J’ai un commentaire à faire sur votre inter­prétation du sifflet à la fin du film, bien que je considère ce que vous avez dit à propos du film très perspicace. Tout d’abord je crois qu’à la fin il y a une combinaison de sons : des automobiles, des cris, des sifflets. Il y a un nombre d’in­terprétations possibles et j’en retiens deux. La première est qu’une femme peut crier lors d’un viol ou lors de toute autre agression physique violente et ne sera pas entendue parce que les gens n’en tiendront pas compte. La deuxième inter­prétation possible que nous indiquent les images du film est que le viol pourrait se produire dans un endroit isolé et que même des sifflets ou des cris ne changeraient rien à la situa­tion.

J’ai d’autres points que vous n’avez pas abordés et dont j’aimerais savoir ce que vous en pensez. J’ai été frappée par quatre choses dans le film : la barbarie du violeur, le côté dramatique des actualités qu’on insère dans le film, la puissance de la séquence du tribunal — ce que disaient les femmes, la façon dont elles le disent et l’expression sur leurs visages — et finalement les plans des violeurs poten­tiels au début du film. Selon moi ces plans de violeurs éven­tuels sont très sexistes et si on doit faire de l’éducation des hommes sur la question des femmes, je crois que ces quatre points sont très aliénants pour un auditoire masculin. Comprenez-vous ce que je veux dire?

C.Z. : Je ne suis pas certaine, non.

C.R. : Je trouve que c’est sexiste.

C.Z. : Qu’est-ce que vous trouvez sexiste?

C.R. : Les quatre points que je viens de mentionner, l’inter­prétation du violeur et les actualités si percutantes.

C.Z. : Et en quoi est-ce sexiste?

C.R. : Je crois que tout le film ne représente pas justement les hommes.

C.Z. : Vous voulez dire que c’est anti-mâle.

C.R. : Oui.

Jean-Claude Jaubert : À propos de la scène du sifflet, je voudrais poser une question aux autres qui ont vu le film parce qu’il me semble que je la vois d’une façon différente, parce que cette scène du sifflet c’est une réponse, un re­bondissement, une ridiculisation d’une suggestion faite par le juge qui propose aux femmes, pour se défendre, d’utiliser un sifflet. Les femmes reprennent cette idée-là et montrent qu’au départ c’est une idée complètement ridicule et ineffi­cace, mais que si on l’utilisait, ça deviendrait absolument ridicule, car toute la ville se mettrait à siffler. Donc au départ l’idée du sifflet est complètement ridiculisée par le film et inopérante donc je ne crois pas qu’il faille la prendre comme une solution proposée par Anne Claire Poirier comme défense contre le viol.

C.Z. : J’aimerais bien que tu aies des sous-titres Jean-Claude! Pour te comprendre.

Jocelyne Denault : Cette suggestion, en réalité, fut faite par le chef de police de New York, qui a suggéré aux femmes de porter un sifflet autour du cou, au cas où elles seraient atta­quées. Ce que nous voyons dans le film est en fait une ridi­culisation de cette proposition. C’est ce qu’Anne Claire Poirier voulait faire et vous n’avez qu’à vous référer au maté­riel de presse de l’ONF où c’est clairement indiqué. Par ail­leurs, j’ai demandé à plusieurs hommes s’ils trouvaient la scène du viol excitante et ils m’ont tous répondu que non. Alors je me demande, si elle n’est pas excitante pour les hommes, le serait-elle pour les femmes? Évidemment, je ne peux certainement pas être d’accord avec cette idée. Il me semble qu’on met tellement l’accent sur l’horreur de la situa­tion que personne ne peut être excité par elle et, comme le dit Anne Claire Poirier par la bouche de Monique Miller dans le film, ce n’est pas le but de cette scène. La scène du viol est utilisée pour représenter une situation extrême, tous les viols n’étant pas aussi horribles, certains étant plus « ordinaires”, sans pleurs ni éclats; mais je crois que ce viol en particulier a été choisi pour sa violence et son horreur de façon à ne pas être excitant contrairement à ce que vous prétendez.

C.Z. : Je crois que ma seule façon de répondre à ceci, et nous en avons déjà discuté, est de dire que je ne parle pas pour le grand public, je ne peux pas parler en son nom. Je suis en études cinématographiques, et c’est de ce point de vue que je découpe cette scène, que j’analyse l’effet produit et l’efficacité du travail de la caméra; et pour moi ça ne fonc­tionne pas. Ça ne fonctionne pas pour les raisons que j’ai déjà données : ça ne recrée pas la vision humaine. Et je crois que c’est excitant de voir le violeur sortir son couteau et de déchirer les vêtements parce que nous savons que le sujet du film, c’est le viol et que nous l’attendons; ce n’est qu’une question de temps.

Zuzana Pick : Carole, j’ai manqué un bout de ton exposé, mais j’aimerais y répondre un peu comme Jocelyne. Tu dis que le film devrait servir à l’éducation des hommes et que son but n’est pas de plaire. Mais tu en fais une lecture où tu affirmes te placer du point de vue de l’analyse et non du grand public. Je crois qu’il y a ici une contradiction, parce que j’ai vu le film avec des gens qui étudient le cinéma et avec un public large et ça me prouve la force du film. On peut dire que le film crée des stéréotypes masculins, mais que savons-nous du fonctionnement des stéréotypes mas­culins au cinéma? Je crois que le film répond au besoin de faire un film sur le viol qui en montre l’horreur et la violence.

Je ne pense pas être d’accord avec l’idée que les extraits d’actualités soient trop sensationnels ou trop durs pour un auditoire masculin. Je crois que c’est précisément leur fonc­tion: informer le public masculin et féminin sur les implica­tions du viol; le viol n’est pas simplement un assaut sexuel comme on l’indique au début du film. Je crois que nous de­vrions demander à Anne Claire Poirier, d’un point de vue d’études cinématographiques, ce qu’elle voulait dire avec cette scène. Mais il m’apparaît que la question la plus im­portante n’est pas de contester la validité du film, mais au contraire d’en confirmer la nécessité et de profiter de son existence pour discuter du viol. Voilà ma position: bien que le film ait ses failles, il doit être défendu pour son but qui est la dénonciation très claire du viol. Que le violeur soit mal rasé, qu’il soit une brute ne m’apparaît pas être très impor­tant parce que la représentation du viol, telle que perçue par les spectateurs, est une scène très forte. Quand cette scène est présentée dans les cinémas, c’est le silence le plus complet dans la salle. Après cette scène, les gens ne savent plus quoi dire! Je crois que le film remplit aussi un rôle émo­tionnel.

C.Z. : D’accord, si tu veux voir le film à ce niveau émotionnel. Mais alors que penses-tu de la représentation de la femme en tant que victime, en tant que victime complète.

LA CUISINE ROUGE
LA CUISINE ROUGE
Coll. Cinémathèque québécoise

Z.P. : Mais les femmes ont été victimes de viol depuis tou­jours. Dans une situation de viol, la femme est la victime. Que peut-on y faire? Ça, c’est un autre film! La solution de la société mâle, c’est de dire aux femmes de porter un sifflet autour de leur cou. Maintenant, que doivent faire les femmes pour ne plus être victimes de viol? Ce n’est pas dans ce film! Ça devrait faire l’objet d’un autre film. Ce film, et je crois que c’est ce que Poirier a voulu faire, est une dénon­ciation du viol. Et nous ne pouvons parler que de ce texte. En tant que personnes qui étudient le cinéma, nous ne pouvons parler que de ce texte; je ne crois pas que nous puissions dire que ce film fasse fausse route parce qu’il ne propose rien d’autre.

C.Z. : Si, je crois que nous le pouvons.

Z.P. : Alors, nous devons faire un autre film, mais nous ne pouvons pas condamner ou critiquer le film parce qu’il ne propose pas de solution. Le film remplit son rôle de dénon­ciation du viol, en tant qu’action brutale et violente. Il dénonce le fait que la société mâle ne sait trop comment s’y prendre pour régler le problème; simplement on ignore le problème ou on propose un sifflet!

C.Z. : Je suis d’accord avec toi, mais je maintiens que le film de plusieurs façons est très manipulateur et que la cinéaste est prête à tout pour passer son message. Le message est évidemment bien compris par plusieurs personnes, mais…

Z.P. : Penses-tu qu’un film qui dénonce ce genre de violence doit-être objectif, froid, non-manipulateur? N’importe quel film est manipulateur, pour une raison ou pour une autre. Notre attention est focalisée pour deux heures sur des images à l’écran; nous, les spectateurs, sommes manipulés, ne serait-ce que par le fait que nous regardons. N’importe quel film, qui dénonce, qui attaque ou qui analyse, manipule son public.

C.Z. : Je ne souhaite pas que ce film en soit un autre, je ne fais qu’étudier ce que j’ai vu sur l’écran…

Mark Langer : J’ai juste un petit commentaire, pour venir à ta défense… Je suis tellement en désaccord avec ce qu’a dit Zuzana bien que je n’ai pas vu le film. Néanmoins, en prin­cipe, je deviens un peu nerveux quand on dit qu’un film doit être défendu seulement à cause des sentiments qu’il véhi­cule et que par le fait même s’élève au-dessus de toute criti­que au plan du langage employé. Avec de telles idées, on ne devrait pas critiquer des films comme THE SNAKE PIT ou THE LOST WEEKEND parce qu’ils endossent de “bonnes” valeurs (“L’alcoolisme quel fléau!”, “Les gens devraient être mieux traités dans les hôpitaux psychiatriques ».) Bien que l’on puisse sympathiser avec certaines bonnes causes, je ne crois pas qu’il soit mauvais de critiquer les conventions nar­ratives qu’un film emploie. J’appuie donc, Carole, les criti­ques que tu formules.

C.Z. : Je crois également que la critique idéologique n’a rien à faire avec l’analyse formelle; il ne faut pas les mélanger quand nous critiquons un film.

(Traduit de l’anglais d’après transcription).


Cet article a été écrit par Carole Zucker. Elle enseigne à l’Uni­versité Concordia.