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Les frères Gagné :
L’autopsie du documentaire ?

Lorsqu’on aborde l’œuvre des frères Gagné, une référence fondamentale s’impose : celle de Borduas et du Refus global (1948). Et très vite le lien se fait avec Groulx qui avait témoigné de la cul­ture dans UNE SEMAINE DANS LA VIE DE CAMARADES (1976) et qu’on revoit dans À VOS RISQUES ET PÉRILS (1980), avec Patrick Straram le Bison ravi qui intervient à la fois dans À VOS RIS­QUES ET PÉRILS et LA COULEUR ENCERCLÉE (1986) et dont on connaît l’intérêt pour Groulx… Et le titre de l’arti­cle de Réal La Rochelle sur Groulx («Gil­les Groulx «Collager» politiquement le culturel québécois», Copie Zéro no 20) revient en mémoire, précisant la voie d’accès aux films À VOS RISQUES ET PÉRILS et LA COULEUR ENCER­CLÉE : l’appréhension du politique par le «collage» documentaire.

À VOS RISQUES ET PÉRILS et LA COULEUR ENCERCLÉE sont des œuvres militantes contre la manipulation et le contrôle de l’information. Dans le premier film, on passe du téléviseur à la réalité quo­tidienne et on parle de «CKVL le poste qui vous contrôle malgré lui». Dans le second, c’est du poste CKRL (prononcé CKREEL) que l’on parle en ajoutant: «La réalité vécue cède la pas à une réalité imagée, médiatisée, dont le destin est d’être rem­placée par un autre simulacre plus specta­culaire.» Le premier met l’accent sur l’amnésie des gens face à l’histoire, oubli provoqué par les médias et qui se traduit dans la réalité par l’élimination facile des traces. Le second sur la quasi impossibi­lité désormais de créer, comme en témoi­gne le personnage Alex Jérôme avec sa série «L’étouffante modernité». Les deux films utilisent le collage comme démarche créatrice. Cette esthétique repose sur la conjonction de réalités apparemment dis­semblables, l’imbrication de fragments d’images toutes faites, la réorganisation d’un «déjà là». Elle manifeste la volonté de vider certains éléments de leur sens con­textuel afin de les réinvestir d’un sens nou­veau. La pratique documentaire traditionnelle repose sur l’esthétique du réalisme, en rendant transparentes les mar­ques d’énonciation. Le collage documen­taire «désémantise», installe un «dysfonctionnement», pose le problème de la nature du réel. Il met de l’avant ce que cache le documentaire traditionnel: la question du point de vue. En présentant informations et interrogations, il favorise la dérive sémantique et resitue le specta­teur dans son rôle critique de «sujet tout- percevant».

Les films des frères Gagné participent certes du collage documentaire, mais selon un mode bien particulier. A VOS RIS­QUES ET PÉRILS est un film construit à partir de documents (télévision, jour­naux, revues, extraits de films, photogra­phies, peintures, illustrations), de témoignages (discours, confidences, entre­tiens, conférences), d’écritures (extraits de textes, graffitis), de musique et de son. LA COULEUR ENCERCLÉE amalgame tou­tes ces composantes et leur ajoute l’image vidéo obtenue à l’aide de l’ordinateur. Mais contrairement au premier, les person­nages présentés dans ce dernier film sont fictifs et la mise en scène est constante. Les auteurs utilisent les codes du documen­taire, mais non afin de «faire vrai», de don­ner l’impression. Ils ont laissé les acteurs à eux-mêmes afin de «performer» et d’exploiter les richesses de l’improvisa­tion. Et cette démarche trouve ici sa justi­fication. LA COULEUR ENCERCLÉE représente une sorte d’aboutissement d’un questionnement sur la représentation. Dans un monde où la seule réalité possi­ble est devenue une réalité médiatisée, on ne pouvait trouver de démarche plus cohé­rente pour l’expression du politique qu’une telle mise en valeur de l’idéologie dans le langage. En un sens, si ce film fait éclater la frontière entre documentaire et fiction, il prône un retour au réel par la reposses­sion de notre imaginaire.

L’explication dont a besoin notre logi­que pour comprendre le principe d’orga­nisation du film À VOS RISQUES ET PÉRILS peut se résumer ainsi : «La clé du film, c’est quelqu’un qui est assis dans son salon devant sa télévision. Il y a une fenê­tre, puis un voisin en haut, à côté, en bas. (…) il y a un sélecteur automatique. Tu changes l’histoire.» 1 Dans LA COULEUR ENCERCLÉE, c’est la presque fin d’une aventure artistique et intellectuelle. Mais l’agencement des événements proposé par ces oeuvres présente une lecture où l’infor­mation et le didactisme cèdent le pas devant l’interrogation, qui renvoie aux notions d’imaginaire et d’inconscient. Les fils conducteurs débouchent donc sur des voies qui disloquent au lieu d’uniformiser. Ces films deviennent des lieux où tout s’avère possible, ils sont éclatés comme une musique rock, ressemblent à d’immen­ses puzzles dont les morceaux seraient éparpillés, offrent une structure pulvérisée, le collage étant poussé à son paroxysme. En cela, la démarche des frères Gagné se démarque nettement de l’entreprise de Gil­les Groulx. Les deux «collagent» politique­ment le culturel québécois, mais de façon différente. Aussi peut-on qualifier les films des frères Gagné de documentaires expé­rimentaux, expression qui peut sembler paradoxale, mais qui traduit bien le mode d’appréhension du monde de ces cinéas­tes. Jean Mitry disait à propos de cette appellation: «Dans la mesure où il s’agit d’une expérience formelle portant sur le langage filmique, sur le moyen d’expres­sion proprement dit, on ne saurait consi­dérer les documentaires comme des films expérimentaux. Mais s’il s’agit d’une façon non conventionnelle d’appréhender le monde et les choses (…), le film docu­mentaire (…) peut être tenu lui aussi pour «expérimental» du moins en ce qui con­cerne certains de ses aspects.» 2

«Il ne peut y avoir création sans se ris­quer à des extrêmes. Mais les extrêmes peuvent délabrer l’organisme, faire écla­ter la pensée.» Ces propos de Patrick Stra­ram le Bison ravi dans LA COULEUR ENCERCLÉE témoignent éloquemment du projet des frères Gagné. Leur œuvre apparaît totalement ouverte, et telle est sa fonction, comme en témoigne encore le renvoi dans LA COULEUR ENCER­CLÉE à l’ouvrage Les labyrinthes de l’imaginaire, de même que les références à Van Gogh, Borduas, Lautréamont, Gauvreau, Villon, Nerval, Poe. Cet extrait de la lettre d’Alex Jérôme, en guise d’intro­duction au scénario de LA COULEUR ENCERCLÉE, juin 1982, précisait le des­sein des auteurs: «Si, sur une image peinte, il n’y a qu’une simple plume, ne riez pas. Si sur un chevalet il n’y a qu’un cadran géant et démonté, ne riez pas. Si le son que vous entendez ne vous est pas familier, écoutez-le pour voir. Si un mot, une phrase vous agace, fouillez dans la mémoire col­lective, il et elle y sont peut-être! Ne les tournez pas en dérision.» 3

La surenchère d’informations et de chocs visuels et sonores que présentent A VOS RISQUES ET PÉRILS et LA COU­LEUR ENCERCLÉE obéit à deux impé­ratifs fondamentaux: semer le doute sur la réalité proposée par les media, entraîner le spectateur à sortir d’une imagerie de masse pour raviver en lui des potentialités créatrices inédites. La veine est certes exploratoire et chaque spectateur peut adhérer aux films de diverses façons. Les auteurs n’ont pas cherché à organiser la succession narrative des oeuvres afin de produire des variations émotionnelles. Refusant de séduire et de diriger le public, ils ont «cassé» l’émotion de masse, laissant le spectateur hésiter entre des plans sépa­rés, le laissant chercher des sensations non aisément identifiables.

À une époque où le film-roman est devenu la seule référence, il y a dans le cheminement des frères Gagné une recher­che qui se situe dans le sillon des mouve­ments qui ont voulu libérer l’inconscient: surréalisme et dadaïsme, expressionnisme, underground, etc. Quelques-uns des prin­cipes organisateurs de cette expérimenta­tion méritent ici d’être relevés: l’idée de substituer un temps musical à un temps narratif; la volonté de détourner l’image de son devoir de signifier afin de la faire naître à une existence concrète; le jeu sur le pouvoir de dépaysement des images afin de rendre insolite le mouvement «réel» des choses; la création de rythmes à partir de la durée de chaque plan, de l’alternance des plans, du mouvement de qui est enregis­tré par l’objectif («motif» de l’action, jeu de l’acteur, mobilité du décor, etc.); l’organisation de réseaux d’images qui, liées par leur mimétisme, s’ordonnent petit à petit comme une pensée qui se construit. L’entreprise est de taille et l’impact réel du procédé, difficile à évaluer. On reste encore perplexe devant les oeuvres sem­blables de l’avant-garde européenne de l’époque du muet. Le problème majeur relève de la difficulté à évaluer la qualité émotionnelle et sentimentale des objets enregistrés par l’objectif, qui influe sur la valeur rythmique créée par la durée et l’alternance des plans. C’est en fait le pro­blème fondamental du documentaire: la nécessaire polysémie des images qu’il pré­sente. Le documentaire traditionnel con­tourne cette difficulté en introduisant le discours linéaire qui reporte au second plan les «inégalités». Les frères Gagné ont choisi une voie difficile, mais tellement riche de possibilités. Fernand Léger disait: «L’erreur picturale, c’est le sujet. L’erreur du cinéma, c’est le scénario. Dégagé de ce poids négatif, le cinéma peut devenir le gigantesque microscope des choses jamais vues et jamais ressenties».

À VOS RISQUES ET PÉRILS et LA COULEUR ENCERCLÉE sont de vio­lents réquisitoires contre les institutions porteuses d’idéologies qui entravent la création et détruisent ce qu’il y a de plus précieux chez l’homme: son imaginaire. Les propos en faveur de la contre-culture dans À VOS RISQUES ET PÉRILS font écho aux images, dans LA COULEUR ENCERCLÉE, des manifestants contre l’exposition Largillière au Musée des beaux-arts de Montréal et donnent toute leur signification aux personnages Alex Jérôme, Hélène Martineau, Roger Leblanc et Théo Vincent: des marginaux certes, mais qui vivent leur imaginaire et sont en définitive plus réels que la réalité médiati­sée et les spectateurs-robots qui s’en imprègnent. Il demeure certes difficile de parler de ces films qui se situent en dehors de tous les sentiers battus. Mais leur sin­gularité doit être reconnue et je reprends à mon compte pour les deux oeuvres ces propos d’André Forcier dans une brève let­tre manuscrite d’appui aux cinéastes afin de leur permettre l’obtention des crédits nécessaires à la finition de LA COULEUR ENCERCLÉE, auprès de la Société géné­rale du cinéma : «J’aime ce film : inclassable.»

Michel Larouche


Michel Larouche est professeur agrégé au Programme d’études cinématographiques de l’Universitéde Mon­tréal. Critique de cinéma, il collabore à plusieurs revues, notamment à Dérives et Parachute. Il a publié Alexandro Jodorowski, cinéaste panique (Paris. Ed. Albatros en coédition avec Les Presses de l’Univer­sité de Montréal, 1985).

Notes:

  1. Louise Bibeau, Diane DeBellefeuille, Luc Landry. «À VOS RISQUES ET PÉRILS. Du cinéma sans permission» (entretien avec Serge Gagné), Pelli­cule vol. 1, no 1, déc. 1980, p. 11.
  2. Jean Mitry, Le cinéma expérimental. Histoire et perspectives, Paris, Seghers, 1974, p. 160, (Cinéma 2000).
  3. Texte reproduit par Gérald Baril, «LA COULEUR ENCERCLÉE», Intervention no 19, juin 1983, p. 52.