La Cinémathèque québécoise

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3.8 : Courts métrages et séries après 1960

En 1960 le gouvernement canadien met sur pied un comité interministériel chargé de préparer les célébrations qui marqueront le centenaire de la Confédération. Pour que ces fêtes prennent toute la dimension qu’on veut leur accorder, il faut dès lors préparer les esprits et l’ONF est mis à contribution. La direction prépare alors un programme ambi­tieux et légèrement inusité. Inusité parce que les sommes qu’on réserve à sa réalisation émargent à parts égales aux budgets français et anglais (le seul cas contemporain du même ordre: la série Comparaisons). Ambitieux parce qu’on veut utiliser la fiction et la recons­titution historique pour d’abord faire connaître les principales étapes qui ont conduit au gouvernement responsable et à la Confédération, puis, au fil des années budgétaires, remon­ter plus avant dans le temps.

On baptise cette série Les artisans de notre histoire (et parfois Prélude à la Confédé­ration). On fait appel à Guy Frégault et Maurice Careless comme historiens-conseils. Le but n’est pas de faire des biographies complètes des grands hommes politiques canadiens, mais d’isoler «dans leurs vies un événement-clé qui permet de jeter les pleins feux sur les problèmes majeurs de leur époque» 1.

Si les budgets sont partagés moitié-moitié, on ne peut en dire autant des sujets et des réalisateurs; face au seul Papineau se tiennent Howe, Mackenzie, Durham, Baldwin et Elgin et seul LOUIS-JOSEPH PAPINEAU sera réalisé par un francophone. La seconde année, sur les cinq films de la série, deux seront consacrés à LaFontaine et Cartier et seul LAFONTAINE sera réalisé par un francophone. La série devait continuer sa remon­tée dans l’histoire canadienne et inclure ce qui deviendra LE FESTIN DES MORTS, CHAMPLAIN et LES MONTRÉALISTES, mais il y aura bifurcation en cours de route; l’époque du régime français sera abordée différemment. Sur les deux films réalisés par les francophones, le fait qu’un seul le soit par un cinéaste chevronné, Pierre Patry, et que LOUIS-JOSEPH PAPINEAU revienne à un téléaste de Radio-Canada peut indiquer qu’il n’y avait peut-être pas d’empressement de la part des cinéastes canadiens-français à se lancer soit dans la fiction classique, soit dans une entreprise thuriféraire qui ne leur souriait pas; le dynamisme de l’équipe française ne vibrait pas sûrement à l’une ou à l’autre de ces approches.

Il faut bien souligner l’écart entre ce fait et le point de vue officiel qui s’exprime dans un dépliant publié à l’occasion de la sortie de la deuxième tranche de la série et qui corres­pond peut-être plus à l’esprit et aux objectifs des anglophones 2 :

Les films montrent comment les artisans de notre histoire ont émergé de la multitude et jusqu’à quel point ils ont oublié leurs préjugés et leurs intérêts personnels au profit de leurs grands desseins, l’édification du pays. (…) Les cinéastes de l’ONF ont su se dégager du caractère officiel de nos héros pour nous montrer les déchirements inté­rieurs que ces luttes suscitaient sur le plan strictement humain.

En 1961, le cinéma direct est la technique montante qui semble quasi-dominante à l’équipe française à un point tel qu’il faut rappeler la célèbre question de Jean Pierre Lefebvre: «L’équipe française souffre-t-elle de roucheole?». Numériquement, le direct ne domine pas. Mais il n’en exerce pas moins, par ses qualités intrinsèques (technologie et méthode) et le dynamisme de ceux qui s’y adonnent, une influence capitale et décapante sur les autres réalisateurs. Au fur et à mesure que le direct se perfectionne, les cinéastes veulent l’inté­grer aux recherches qui sont les leurs depuis quelques années. Toutefois il y a encore lutte entre l’intervention spontanéiste et la démarche organisée par scénario; le cas du film LE NIGER JEUNE RÉPUBLIQUE en est un bon exemple.

Depuis sa fondation, en fait depuis la série World in Action, l’ONF accorde son attention à ce qui se passe à l’étranger, plus particulièrement dans les pays du Tiers-Monde. Du côté francophone, cette orientation est moins marquée bien que déjà, dans la série Passe-Partout, les cinéastes québécois manifestèrent de l’intérêt pour St-Pierre et Miquelon et surtout Haïti. L’ouverture vers l’étranger constituait une préoccupation croissante des séries Panoramique II et Défi.

En 1960-61, du côté anglais, mais avec des antennes du côté français, on lance la série Comparaisons qui a pour but de mettre en regard une réalité canadienne et des réalités de même type filmées ailleurs dans le monde par des cinéastes de ces pays; c’est ainsi par exemple que verront le jour les films QUATRE INSTITUTEURS (1961) dont Jean Roy assure la réalisation de l’épisode français, et QUATRE FAMILLES. C’est dans la même ligne qu’on peut placer un film comme LE SPORT ET LES HOMMES d’Hubert Aquin (1961).

C’est aussi dans cette optique d’ouverture au monde que s’arrête la réalisation de la série Ceux qui parlent français. La première trace que nous en ayons, c’est lorsque Guy Cormier, du service de la publicité, propose en octobre 1959 la réalisation d’une série sur les peuples de langue française qui ferait pendant à la série anglophone Commonwealth.

Le projet est inscrit au programme de l’année budgétaire suivante. C’est encore Gilles Marcotte qui hérite de sa recherche. Son rapport 3 débute par la constatation suivante : «Le sujet est dans l’air». Il en signale des manifestations à Radio-Canada, à l’ONU, dans les universités de langue française, etc. Après avoir consulté, pour mieux cerner son sujet, plusieurs personnalités dont Paul Bouteille, Femand Dumont, Fernand Cadieux et Jean-Charles Falardeau, Marcotte conclut: «Il faudra aller en France pour déterminer précisé­ment, avec l’aide d’experts français, les points essentiels à toucher».

C’est à Hubert Aquin qu’échoit cette tâche ainsi que celle de débroussailler ici même le sujet. C’est ce qu’il fait à partir de l’été 1961. Cela donne lieu à plusieurs rapports 4 où il essaie de cerner la notion de civilisation française; essentiellement celle-ci se pré­sente, selon lui, comme une réalité à deux dimensions: un espace français et une mentalité fondée sur un espace commun. Il constate qu’il n’y a pas de clé unique pour saisir ce réel multiple et polymorphe qui se définit par des phénomènes d’interaction et de compé­nétration culturelles basés sur la francophonie. Ce fait complexe, inachevé, mouvant avive dans certains cas le drame national (il suggérera notamment un film sur le Montréal bilin­gue qui ne sera pas retenu). Il propose une gamme de sujets qui conviendraient à cette série.

L’idée de cette série accroche plusieurs cinéastes parce que non seulement sa thémati­que correspond à leurs préoccupations nationaliste et culturelle communes, mais aussi parce qu’elle procure un cadre de réalisation souple qui permet autant une approche directe qu’une approche documentaire plus classique (bien qu’héritant de l’évolution technologique et faisant appel à des méthodes de tournage nouvelles). On y retrouvera six films datant de 1962-64 : À L’HEURE DE LA DÉCOLONISATION de Monique Fortier, DE MON­TRÉAL À MANICOUAGAN d’Arthur Lamothe, LA FRANCE RE VISITÉE de Jean Le Moyne, PETIT DISCOURS DE LA MÉTHODE de Claude Jutra et Pierre Patry, REN­CONTRES À MITZIC de Marcel Carrière et Georges Dufaux et ROSE ET LANDRY de Jacques Godbout et Jean Rouch.

En octobre 1961, Dansereau obtient seul le poste de producteur exécutif et signe doré­navant «directeur de l’équipe française». Par la même occasion on lui donne comme adjoint au titre de responsable de la recherche André Belleau. En mars 1962, Dansereau devient producteur exécutif du studio «F» et Bobet du studio «G». Ces studios, qui se partagent la quasi-totalité de la production française, comptent chacun une quinzaine de cinéastes à temps plein regroupés en bassin de production (treize réalisateurs-trices) et en bassin de montage (huit monteurs-euses); les cinéastes choisissent leur producteur semi-librement en fonction d’affinités personnelles ou cinématographiques. Notons que les techniciens (caméramen, preneurs de son, musique, effets sonores, etc.) relèvent des services techni­ques et donc qu’on leur concède structurellement un rôle créatif moins important, ce qu’ils n’ont pas dans la réalité, surtout en direct 5. En octobre Dansereau devient directeur-adjoint de la production, un poste situé immédiatement sous Juneau. Cela veut dire notam­ment qu’on lui donne juridiction pour approuver les scénarios et les copies de montage, et donc qu’il n’y a plus de nécessité à ce que Juneau joue ce rôle; cela durera à peu près un an.

En ce début des années soixante relativement peu de nouveaux cinéastes se joignent à l’équipe existante: Anne Claire Poirier (service continu à partir de février 1961), Gilles Carle (août 1960), Michel Brault (qui devient permanent en octobre 1961), Arthur Lamo­the (janvier 1962), Michel Moreau (juin 1962), Jacques Giraldeau (janvier 1963; il avait déjà travaillé à l’ONF de 1950 à 1952 puis était parti pour Radio-Canada sans se couper tout à fait de l’ONF), Jacques Leduc (juin 1963); des pigistes entrent aussi au service de l’ONF (comme Pierre Perrault, Bernard Gosselin ou Denys Arcand). En fait ce qui se produit, c’est une consolidation de l’équipe de réalisation autour des jeunes cinéastes et un recrutement de techniciens qui bientôt s’orienteront vers la réalisation. Toutes ces personnes fonctionnent bien, travaillent souvent avec passion et leurs films reçoivent un accueil de plus en plus enthousiaste: dorénavant presque plus personne ne nie leur origi­nalité, leur vitalité. Il ne leur manque que l’autonomie administrative qui structurerait leur force.

Les cinéastes jettent d’ailleurs les bases d’une telle reconnaissance en créant l’Associa­tion professionnelle des cinéastes. L’APC fut formée à l’automne 1962 à l’instigation de sept cinéastes de l’ONF qui éprouvaient le besoin de se doter d’une structure externe de nature non syndicale pour affirmer leur nature professionnelle et favoriser leur épanouis­sement.

Les cinéastes, en 1962, ne sont pas encore sur un terrain clairement balisé et ils esti­ment que le statut de professionnel correspond le mieux à leurs aspirations présentes. D’ail­leurs cette époque est celle de la course au statut de professionnel 6. Mais ce statut ne leur sera pas reconnu par l’État, car cette reconnaissance impliquait un rapport de force entre les professions et l’État, et entre les professions elles-mêmes, rapport qui n’était pas alors en faveur des cinéastes, sauf en un lieu spécifique, l’ONF, où ils exercent une autorité professionnelle, sinon administrative. C’est pourquoi, pour reprendre la formu­lation de Boissonnault, «la naissance de l’APC est importante, car elle marque un tournant dans la conscience du groupe: d’une part on va agir de façon formelle comme groupe à l’ONF; d’autre part on ne se définit plus seulement comme équipe française à l’ONF, mais aussi comme un groupe exerçant un métier commun spécifique ayant des intérêts à défendre et à promouvoir dans la société» 7.

La naissance de l’APC s’inscrit aussi dans le contexte de la création au Québec d’un ministère des Affaires culturelles dont un des objectifs, selon le discours prononcé par Jean Lesage à l’Assemblée législative le 2 mars 1961 lors de la présentation du projet de loi, est d’instaurer les structures administratives qui s’imposent et de susciter, à travers elles, le mouvement dynamique de l’expression culturelle canadienne-française. Les cinéas­tes estiment que pour débloquer la situation et faire affaire avec l’administration, vaut mieux intervenir organisé qu’individuellement.

Rappelons-nous que quelques années plus tôt, lors de la grève de Radio-Canada, l’ONF avait craint que ses réalisateurs se syndiquent. En fait le premier geste collectif des cinéastes en lançant l’idée de l’APC est de faire le joint entre ceux qui travaillent hors de l’ONF (Radio-Canada, Office du film du Québec) et d’affirmer le caractère français de leur asso­ciation professionnelle. Ceux qui fondent et assistent aux premières réunions de l’APC sont animés par le dynamisme du temps. Ils ont les idées larges, globales, généreuses, voire utopiques. Ils ont une vision de leur métier et veulent que leur art, trop longtemps étouffé, se réveille et se dresse. Ils visent, au-delà d’objectifs corporatistes, l’établisse­ment d’une cinématographie nationale et à cet effet revendiquent à Québec et à Ottawa l’élaboration d’une législation sur le cinéma et la prise de mesures pour établir une indus­trie cinématographique nationale 8.

La production française commande alors un budget d’environ 750 000 $, soit le cin­quième du budget total de production, et de ce montant la part du lion, soit à peu près 80%, revient au programme pour la télévision. Il faut se garder d’interpréter ces chiffres trop à la lettre. Certains films en français sont produits dans d’autres studios, les com­mandites notamment. D’autre part les versions françaises occupent une part significative du budget. Les sommes allouées aux films pour la télévision bénéficient toujours de l’apport de Radio-Canada, même s’il est minoritaire; à cet égard il convient de souligner que les programmes de télévision français et anglais jouissent de budgets équivalents. C’est à tous les autres postes que l’écart se creuse et indique l’état d’infériorité budgétaire de la pro­duction française 9.

Pour avoir une idée plus précise de l’ensemble de la production, nous avons regroupé ici les statistiques publiées et, même si des écarts apparaissent entre les sources, nous croyons que l’ensemble est assez significatif.

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Revenons au plan de la production. Depuis quelque temps, le cinéma de l’équipe fran­çaise tire à hue et à dia et le climat frise la guerre ouverte. L’approche du direct est remise en cause à l’intérieur et à l’extérieur 12. En réaction à ce qui semble à plusieurs une hégé­monie, un impérialisme, de nombreux projets surgissent, fort différents, qui veulent se démarquer du direct pur et du documentaire traditionnel tout en remettant à l’ordre du jour la scénarisation. Toutes les occasions sont propices.

Tel sera le cas du projet suivant. S’il y eut un nombre relativement important de films consacrés au travail, il n’en fut pas de même pour les femmes et encore moins pour la femme et le travail. L’année 1963 voit donc un projet s’élaborer en ce sens et, comme d’habitude, un document en explique la teneur; on y précise que le travail est devenu le principal lien qui unit les êtres humains les uns aux autres, qui détermine ses relations sociales et qui conditionne ses attitudes et ses comportements 13 :

Personne n’a subi de façon plus radicale que la femme la révolution intérieure que cela suppose. En deux générations, la femme a vu s’effondrer l’univers familial qui justifiait toute sa vie et a dû se reclasser dans l’univers de plus en plus exclusif du travail que les hommes avaient déjà commencé à édifier depuis longtemps. La cons­cience de cette transformation a donné naissance aux mouvements de suffragettes et il reste plusieurs autres conflits, plus profonds et plus obscurs, qui sont encore loin d’en être arrivé à un net état de résolution en 1963.

Avec une telle littérature, on pourrait s’attendre à un projet de série comme l’ONF en a fourni depuis la fin des années cinquante. Or on précise ici qu’il ne s’agit pas de faire de la sociologie ou des traités de psychologie, mais de raconter des personnages qui doi­vent avoir suffisamment d’intérêt humain pour retenir l’attention des spectateurs, et de raconter des histoires graves ou légères qui prendront leur source dans les liens profonds de ces personnages avec le travail.

Comme on le voit, le projet est en réaction contre les modes de fonctionnement et les approches qui ont prévalu depuis quelques années. Cela est encore beaucoup plus clair lorsque les auteurs du projet (non signé) abordent la question formelle 14 :

Nous voulons faire par ailleurs de ces quatre films une expérience et une aventure for­melles. Voilà pourquoi, assez arbitrairement, nous imposerons comme commande à chaque équipe de tournage qu’elle adopte un style particulier. 1) Une équipe tournera avec tous les moyens du cinéma le plus contrôlé, une histoire écrite jusqu’au dernier mot du dialogue. 2) Une autre équipe tournera avec les moyens du cinéma d’observa­tion (équipement léger) la vie réelle d’un personnage réel. 3) Une troisième équipe adoptera une ligne mitoyenne: un canevas traçant les grandes lignes d’une histoire. 4) La quatrième équipe enfin, poursuivant à fond la tendance du cinéma-vérité, deman­dera à des personnages réels de fabriquer avec l’équipe de tournage un scénario plus ou moins fantaisiste par rapport à leur réalité.

Malgré ses intentions, la série La femme hors du foyer servira surtout à affirmer l’importance de la scénarisation et de la dramatisation, et donc aux cinéastes qui y partici­pent, à se démarquer du direct. De ce point de vue, elle constitue un tampon où pourront se résorber en partie les contradictions qui divisent l’équipe française. Par ailleurs elle permet d’évaluer l’influence du direct sur la production non directe dans la mesure où celle-ci doit maintenant revoir ses habitudes, perdre son côté cinéma de papa, se ressour­cer. On pourrait presque dire que le direct fut au cinéma onéfien ce qu’à la même époque la Nouvelle vague fut au cinéma français. Il remit en cause une certaine fausseté qu’on estimait présente dans le cinéma dramatique précédent.

La série La femme hors du foyer montre que dorénavant les cinéastes canadiens-français n’ont plus envie de traiter de sujets à thèse de manière didactique. Ils revendiquent la liberté d’expression au plan idéologique et au plan artistique. Ils veulent s’affirmer en tant que cinéastes dans un Office national du film qui n’est pas toujours prêt à les laisser sans bride. Néanmoins, ce faisant, s’ils témoignent beaucoup moins des politiques et des volontés exprimées de l’ONF, ils témoignent d’autant plus des valeurs partagées par une partie de leur groupe. Nous y reviendrons au chapitre suivant lorsque nous aborderons le thème de la femme.

La réalisation de la série sur l’histoire canadienne se poursuit et, remontant toujours dans le temps, doit comporter, pour l’année 1962-63 plusieurs films. Son volet franco­phone couvre la période du régime français: Champlain, Maisonneuve, Jacques Cartier, les missionnaires et le mysticisme. Le projet sur les missionnaires aboutira au FESTIN DES MORTS et celui sur le mysticisme aux MONTRÉALISTES. En cours de route, durant l’année 1963-64, on y ajoutera deux nouveaux projets francophones sur les Indiens de l’est et la société en Nouvelle-France; ni l’un, ni l’autre ne verra le jour 15.

C’est à l’équipe de Fernand Dansereau, qui prend la relève de Bernard Devlin, qu’on confie la tâche de produire ces films. Or celui-ci constate qu’il rencontre beaucoup de difficultés dans la préparation des scénarios et dans l’organisation technique des projets qui ne conviendraient plus aux méthodes de tournage de l’heure. Les cinéastes en vien­nent donc à la conclusion qu’il faut proposer un changement de formule à la direction.

Ils souhaitent en effet abandonner, dans la plupart des cas, le style de cinéma dramatisé qui avait été jusqu’à ce jour la règle pour cette série afin de retourner à un cinéma pure­ment documentaire. Trois raisons principales les y poussent: 1) les coûts de production dans le style du cinéma dramatisé sont élevés et difficiles à contrôler, et il ne leur semble pas qu’il soit toujours nécessaire de s’y résigner; 2) la reconstitution historique en ce qui concerne les décors, les costumes et les us et coutumes devient elle aussi à la fois plus difficile et périlleuse lorsqu’ils sont placés devant l’obligation de remonter plus loin dans le temps; 3) finalement ils sentent le besoin, au moment d’aborder une partie de l’histoire qui est encore très discutée au Canada français, d’utiliser des techniques de précision. Le cinéma de style dramatisé leur apparaît dangereux pour nombre de sujets qu’il leur faudra aborder parce qu’il serait un instrument plus lâche, plus vague et surtout qui prête aux interprétations les plus divergentes. Ils espèrent, en retournant à un autre style, réus­sir plus facilement à faire œuvre scientifique.

Dansereau, à qui il revient de systématiser cette réflexion, en fait part à Gustave Lanctôt qui remplace dorénavant Guy Frégault au titre de conseiller historique, pour obtenir ses commentaires. Pour ne pas l’effrayer, il conclut sa lettre par ces mots 16 :

Ceci n’implique pas pour nous un rejet total du cinéma dramatisé. Il demeure un moyen valide de présentation, parfois le seul pour certains cas, et nous comptons l’utiliser lorsque le sujet et les circonstances le permettront; mais nous voulons nous en libérer en tant que règle générale.

Lanctôt acquiesce à ces raisons, tout comme Maurice Careless.

Notes:

  1. Rapport annuel 1960-1961, Office national du film — Canada, p.8.
  2. Les artisans de notre histoire. Office national du film, 1962.
  3. Gilles Marcotte, Civilisation française, avril 1961, 15p, 10p.
  4. Civilisation française, été 1961, 7p. Projet civilisation française (deuxième rapport), été 1961, 40p. Civilisation française (troisième rapport). 21 septembre 1961, 7p. Projet: «Civi­lisation française» (quatrième rapport), 22 janvier 1962, 12p. Projet : Civilisation française, 29 janvier 1962, 6p. Civilisation française 6è rapport, non daté, 13 p.
  5. Les relations ne sont pas toujours harmonieuses entre les «créateurs» et les techniciens, surtout ceux qui effectuent les tâches moins glorieuses (titres, laboratoires). En 1963, dans une note intitulée La coopération avec le personnel des services techniques et le travail efficace, Victor Jobin voudra rectifier cette situation intolérable. Il recevra dans sa démarche l’appui de Danse­reau et surtout de Bobet qui rappellera qu’on a réussi dans le passé à faire respecter une section française contre vents et marées au moins techniquement quand on ne pouvait faire mieux et que réduire ce travail-là à rien du tout est aussi dégueulasse que d’étouffer un jeune talent sous des détails techniques; les cinéastes ont beau jeu de râler que l’ONF brime tel ou tel aspect de leur liberté créatrice, mais il y a un domaine dans lequel on n’a jamais brimé personne, c’est celui du fini et de la conscience professionnelle. Cette escarmouche révèle un aspect de la vie quotidienne à l’équipe française probablement tributaire des méthodes de travail diffé­rentes entre le cinéma traditionnel et le direct.
  6. Voir à ce propos Gilles Dussault, «L’évaluation du professionnalisme au Québec», Industrial Relations industrielles, vol. 33, No 3, 1978, pp. 451-3. Il faut reconnaître que la notion de profession est floue et ambiguë. Elle a servi — et sert toujours — à plusieurs groupes pour obtenir plus de pouvoir, plus d’autonomie et de monopole dans l’exercice d’un métier, et conséquemment une reconnaissance sociale, économique et juridique appropriée. Sous le vocable de profession se cache de facto une hiérarchie déterminée entre autres par le statut juridique, la formation, les pouvoirs reconnus, etc.
  7. Op. cit. p. 124.
  8. Ils soumettront d’ailleurs durant l’année 1964 aux deux gouvernements plusieurs mémoires en ce sens. Voir à ce sujet Pierre Véronneau, «L’Association professionnelle des cinéastes», Le cinéma: théorie et discours, Actes du colloque de l’Association québécoise des études ciné­matographiques, Montréal, Cinémathèque québécoise, 1984, pp. 21-25.
  9. Cette infériorité a toujours existé et a suscité plusieurs interrogations. Par exemple, on s’est demandé si la répartition budgétaire devait être proportionnelle à la répartition linguistique de la population (raisonnement qui va dans le sens de la logique d’une éventuelle question au Par­lement sur l’équilibre budgétaire de l’ONF). On a aussi questionné le fait qu’une province, le Québec, ait droit, proportionnellement, à plus d’argent que d’autres provinces. Sur un plan plus interne à l’ONF, il fut question d’équilibre (ou de déséquilibre) en faveur d’un ou de deux studios, et même de différence de qualité et de continuité (sans parler des commandites qui déséquilibraient a priori les budgets) entre les productions des anglophones et des francophones!
  10. Ces données proviennent de trois sources identifiées par les chiffres entre parenthèses.

    (1) : d’après Pierre Lafleur, Le domaine des versions ou adaptations, ONF, 1968 cité par Jacques Bobet, Examen des tendances du groupe français à l’ONF, 1968.
    (2) : d’après Yvan Lamonde et Pierre-François Hébert, op. cit., tableau 163.
    (3) : d’après Lamonde et Hébert, tableau 164.
    (4) : d’après Lamonde et Hébert, tableau 165.
    (5) : d’après Lamonde et Hébert, tableau 168.
    (6) : d’après Alexandra McHugh, op. cit., pp. 62-64.

  11. On trouvera d’autres données chiffrées en annexe.
  12. Au plan extérieur, se reporter par exemple aux interventions de Jean Pierre Lefebvre dans la revue Objectif auxquelles nous faisions référence au chapitre deux de notre thèse. Au plan intérieur, se rappeler l’opposition entre ceux qui prônent un cinéma de scénarisation, un cinéma dramatique, et qui crient au totalitarisme du direct, et ceux qui vont jusqu’à ériger en principe l’abolition de toute scénarisation.
  13. La femme et le travail, 5 avril 1963.
  14. Ibid. Le premier film sera IL Y EUT UN SOIR, IL Y EUT UN MATIN de Pierre Patry, le second CAROLINE, le troisième SOLANGE DANS NOS CAMPAGNES de Gilles Carle et le dernier FABIENNE SANS SON JULES de Jacques Godbout.
  15. Le film sur Maisonneuve fut abandonné, celui sur Jacques Cartier fut remplacé par LA ROUTE DE L’OUEST de Denys Arcand qui relate la découverte du Nouveau-Monde depuis l’époque des Vikings jusqu’à Jacques Cartier. On peut ajouter à cette série de films historiques qui se déroulent au temps de la Nouvelle-France «SIRE LE ROY N’A PLUS RIEN DIT» du Français Georges Rouquier, un film réalisé sous le conseil de Jean Palardy et qui porte sur les meubles anciens.
  16. Lettre à Gustave Lanctôt, janvier 1963. L’ironie de cette lettre, c’est que Dansereau sera le premier à en violer l’esprit en réalisant LE FESTIN DES MORTS. En fait elle traduit bien les confrontations d’approches cinématographiques qui ont lieu en ce début des années soixante dans l’équipe française. Il est d’ailleurs intéressant de la comparer aux directives que Devlin émettait quelques mois plus tôt (voir au chapitre quatre de notre thèse le passage sur ASTATAION OU LE FESTIN DES MORTS) au sujet de cette même série. La tendance documen­taire semble triomphante mais le désir de fiction ne prendra pas de temps à se réaffirmer.